Tous passaient sans effroi
Un touchant hommage aux « évadés de France » qui traversèrent les Pyrénées pour échapper aux nazis.
On ne sait exactement combien ils furent, de quatre-vingt mille à quatre vingt-dix mille sans doute, à quitter, entre 1940et 1944, la France occupée par les chemins escarpés de la chaîne des Pyrénées. Ces « évadés de France » étaient « des aviateurs alliés, des réfractaires au STO, des résistants ou des Juifs, ou encore des personnes appartenant en même temps à plusieurs de ces catégories », précise Jean Rolin au seuil de ce récit qui leur est un hommage feutré, dénué de solennité mais non de gravité.
La seule cérémonie envisagée par l’écrivain serait d’atteindre à son tour, par l’une des voies qu’empruntèrent les fugitifs, un des points de passage de la crête pyrénéenne marquant la frontière avec l’Espagne. Durant ces tentatives, on le verra plusieurs fois caler, accablé à l’avance par le dénivelé de la pente à gravir - ainsi se écrit-il à Bagnères-de-Luchon, avant une ascension : « L’homme aux oursons [un ami ainsi surnommé, ndlr] se relevait d’une opération délicate, moi-même je souffrais d’une sciatique, à nous deux nous formions une sorte d’allégorie du grand âge...» Tandis qu’il traque (à sa manière, détachée), dans les paysages d’aujourd’hui, les traces des événements qui s’y déroulèrent il y a plus de huit décennies, laissant volontiers la nature, plantes et oiseaux réunis, le distraire, son attention se porte plus spécialement sur quelques-uns des « évadés de France », les circonstances de leur fuite : les aviateurs américains Bud Owens et Charles E. Yeager,Walter Benjamin, l’écrivain et médecin français Théodore Fraenkel, Jean-Pierre Grumbach (alias Jean-Pierre Melville) et son malheureux frère Jacques. D’autres encore, tel le prêtre italien Francesco Bonfiglio Stella, né en Vénétie, ayant d’abord fui le régime mussolinien pour gagner la France, avant que d’entreprendre en 1943 l’ascension vers le Port d’Oô, « un point de passage particulièrement malaisé ». L’abbé Stella n’y réussit pas. Tous passaient sans effroi dresse pour lui une stèle aussi discrète que l’est la modeste tombe où des villageois d’Oô tinrent à enterrer sa dépouille.
Nathalie Crom, Télérama, janvier 2025
Rolin de Roncevaux
Si vous cherchez Jean Rolin, inutile de sillonner les arrondissements huppés de la capitale. II n’a pas de goût pour l’hypercentre. C’est même dans la banlieue qu’il est comme un poisson dans un bocal. Un vieux PMU où le café vous arrive dans un verre Duralex, et le voici qui reprend des couleurs. Dès La Clôture, récit qui l’a fait connaître en 2001, il arpentait le boulevard Ney, sans doute parce que l’appel des confins (Saint-Ouen, Aubervilliers) s’y faisait déjà sentir. Et puis, dernièrement, Jean Rolin s’est mis au vert sans prévenir la clientèle. Direction les Pyrénées. Oui, vous avez bien lu, la haute montagne ! Son idée, c’était de tenter le passage de la frontière, comme nombre de résistants, de communistes et de juifs s’y étaient essayés pendant la guerre, cherchant l’asile dans une Espagne qui, quoique franquiste, semblait plus tolérante. Dans Tous passaient sans effroi (citation de Vigny évoquant le franchissement du col pendant la bataille de Roncevaux), Jean Rolin raconte les ascensions successives qu’il effectua lui-même, tout en retraçant la fuite en Espagne de plusieurs figures emblématiques : Walter Benjamin, le célèbre philosophe allemand qui se donnera la mort à Portbou, en Catalogne, le lendemain de son passage, Philippe Raichlen qui tenta l’aventure avec trois résistants hollandais dans la partie ariégeoise des Pyrénées, Raymond Couraud, un homme au passé trouble, Alma Mahler, la veuve du compositeur, ou encore deux frères, Jean-Pierre et Jacques Grumbach, le premier se faisant connaître par la suite sous le nom de Jean-Pierre Melville, cinéaste, et le second qui fut sauvagement assassiné par son passeur sur le versant ouest du pic du Pas du Bouc. Un assassinat qui fait l’objet, quatre-vingts ans après, d’une véritable enquête du détective Rolin, dont le beau livre cumule alors tous les mérites : précieux comme un guide de survie en altitude, haletant comme le plus terrifiant des polars.
Didier Jacob, Le Nouvel Obs, janvier 2025
L’épreuve du passage
Jean Rolin retrace l’itinéraire d’ « évadés de France » qui échappèrent aux Allemands en traversant les Pyrénées.
C’était, pour les résistants, les alliés, les juifs, la seule porte de sortie. Que reste-t-il du passage de la France vers l’Espagne et l’Andorre ? Jean Rolin mène l’enquête à sa manière, faite d’avancées et de détours, d’impasses et de trouvailles. II y a bien une marche commémorative à Saint-Girons, en Ariège, chaque année. Mais est-on certain de l’itinéraire ? Sans doute y a-t-il eu autant de chemins que de passeurs. S’appuyant sur les témoignages du passé, l’auteur reconstitue le tracé des chemins de quelques-uns de ces « évadés de France », parfois malchanceux. Rallier l’Espagne après vingt à trente heures de marche sans discontinuer n’est évidemment pas de tout repos. Philippe Raichlen fera plus tard le récit de son échappée réussie. II a 23 ans en 1943, repart à la guerre comme parachutiste. 1943 toujours, Bud Owens a survécu au crash de son bombardier en Normandie mais est mort d’épuisement en traversant les Pyrénées. La marche forcée est un calvaire. En 1940, l’intellectuel allemand Walter Benjamin n’avait-il pas initié un chemin d’exil ? Mais il n’ira pas au bout, se donnant la mort, épuisé, de peur d’être capturé. On peut suivre Jean Rolin dans son récit : il fouille les archives, interroge les derniers témoins et cherche des traces dans la montagne : « De penser que nous empruntions le même chemin qu’eux, sans la menace d’une mort imminente, ne nous a pas rendu l’ascension plus facile. » Parmi d’autres destins, restait à retrouver les indices pour comprendre comment est mort Jacques Grumbach, frère du futur cinéaste Jean-Pierre Melville. Loin d’être anecdotique, cette porte espagnole vers la liberté reste dramatiquement chargée d’histoire.
Christophe Henning, La Croix, janvier 2025
Passe pyrénéenne : Jean Rolin sur la trace des « évadés de France »
Passer par où ils passèrent, c’est le programme de la nouvelle vadrouille de Jean Rolin. Pas de temps mort, de détails oiseux, il est déjà sur place à Saint-Girons, au début du livre, un début de juillet, pour une tentative de franchissement des Pyrénées (il y en aura plusieurs). Francis vient le prendre à la gare, dans sa camionnette d’un jaune éclatant. Cet autre écrivain de romans sans fiction lui raconte « une histoire si étonnante », que Rolin lui réglerait bien son sort pour la lui voler. La sienne à lui, dans laquelle on vient d’entrer, ne sera-t-elle pas aussi bonne ?
Son projet à lui cette fois-ci, après le Grand-Paris, la Côte d’Azur, Cayenne, ou d’autres lieux : accompagner la randonnée annuelle du musée local via itinéraire emprunté sous l’Occupation par un grand nombre d’«évadés de France » 30 000 selon la sous-préfète -, de Saint-Girons à Alôs d’Isil en Espagne. Les « évadés » ont fui le nazisme par les Pyrénées ariégeoises, ils étaient résistants, juifs, aviateurs alliés, réfractaires au service du travail obligatoire, ils voulaient atteindre l’Espagne. Ils ont été aidés par des habitants, des passeurs ou pris en charge par des réseaux, traversant souvent dans des conditions difficiles, l’altitude, l’obscurité, le froid glacial, la neige. Dans les Pyrénées, «d’innombrables» monuments rappellent ces passeurs et leurs clients.
Tous passaient sans effroi, phrase saisissante issue du Cor d’Alfred de Vigny - et titre magnifique - ne se présente nullement comme un journal circonstancié de ce raid transfrontalier prévu sur quatre jours. D’abord parce que Rolin ne vise qu’une étape de l’ascension, et ensuite va rayonner en étoile en quelque sorte. Puis, parce qu’il préfère pour cela évoquer celui de Philippe Raichlen, major au concours de l’ENA en 1947, qui se suicidera deux ans plus tard. II est le seul à avoir laissé un récit détaillé de ce chemin. Philippe Raichlen ouvre sur d’autres personnages de cette époque, ravivés sous la plume de Rolin. Son oncle Joseph figure dans le lot, lui qui est passé par le Pays basque et a atterri à Casablanca. II sera affecté au 1er RCP, où s’illustrera Raichlen. De beaux hasards.
C’est en racontant les récits croisés de protagonistes qui ont fait la traversée que progresse le livre plus qu’en marchant, ceux-ci sont fascinants. II y a bien sûr le cas Walter Benjamin, Rolin suit le chemin que le philosophe emprunta vers le col au-dessus de Banyuls. «Et cela faisait quatre-vingt-trois ans, ce jour-là, à vingt-quatre heures près, que Walter Benjamin avait emprunté ce même itinéraire, ou du moins un itinéraire s’en rapprochant, ainsi que nous nous en étions assurés, la veille, lors d’une reconnaissance en compagnie d’un ancien maire qui était aussi l’un des inventeurs de ce chemin.» II va dans les pas de l’Américain Bud Owens, héros et rescapé d’un bombardier B-17, qui s’effondrera dans la neige épuisé, avec deux de ses compatriotes, au col du Rat. Quant à Raymond Couraud, « militaire et gangster français » selon Wikipédia, il a franchi au moins deux fois clandestinement la frontière, pour parvenir à rejoindre Londres. Ce à quoi ne parvint jamais Jacques Grumbach, frère de Jean-Pierre Melville, au destin tragique. Une histoire vraiment « étonnante ».
Frédérique Roussel, Libération, janvier 2025
À la frontière
Jean Rolin refait le trajet de ceux qui tentèrent de franchir les Pyrénées durant l’Occupation, dans Tous passaient sans effroi.
Les livres de Rolin exercent un charme tenace. Qu’il cabote sur le détroit d’Ormuz ou longe la frontière belge, qu’il parte en quête des papillons du bagne de Cayenne ou de l’histoire coloniale anglaise au Kurdistan, il s’impose comme ce que les Allemands appellent un Wanderer, et nous, un authentique écrivain voyageur : il pourrait paraphraser un annuaire proche-oriental qu’il nous transporterait encore. Tour à tour ornithologue, herboriste et arpenteur, Rolin semble né pour marcher sans fin en lisière, jusqu’à ce que ses jumelles repèrent une cible décisive : on pense à ces China watchers qui observaient des jours entiers la Chine interdite depuis des miradors, au temps de Mao.
Consacré en 2008 Ecrivain de marine, cet ancien correspondant de guerre reprend ici son sac à dos pour suivre les itinéraires périlleux qu’empruntèrent les évadés, les Juifs et les résistants pour rejoindre l’Espagne via les Pyrénées durant l’Occupation. Celui qui fait parfois penser à un espion indépendant se révèle ici un excellent enquêteur posthume. II infiltre les pèlerinages qui reviennent depuis quatre-vingts ans sur les pas des proscrits, qui s’en remettaient à des contrebandiers pas toujours fiables – quand ils n’étaient pas de simples profiteurs doublés d’escrocs.
Ils furent nombreux à tenter leur chance, d’un futur major de l’ENA à un essayiste comme Walter Benjamin, d’héroïques aviateurs anglo-américains à d’authentiques gangsters. Réduits à prendre tous les risques, ils affrontèrent la faim, le froid et la peur, les douaniers espagnols et les patrouilles allemandes - sans parler des chiens et des ours, qui laissaient peu de chance aux blessés que les passeurs impatients abandonnaient. De tous ces récits rendus avec un tact précis par Rolin, le plus cruel est peut être celui du frère de Jean-Pierre Melville, le cinéaste de L’Armée des ombres, un des plus beaux films jamais consacrés à la Résistance. Souffrant de problèmes cardiaques, Jacques Grumbach (Melville est un nom de résistance) fut abandonné par ses camarades d’expédition, exécuté d’une balle dans la nuque et dépouillé en règle par son passeur. Ses restes ne seront découverts qu’en 1950: c’est le sort qui attendait parfois les fugitifs refaisant, en sens inverse, les chemins empruntés par les républicains espagnols défaits de 1939. Poignant.
Claude Arnaud, Le Point, février 2025
Franchir les Pyrénées avec Jean Rolin
L’ambulant écrivain a sué dans la montagne pour Tous passaient sans effroi, hommage délicat à ceux qui ont échappé par cette route à l’occupation allemande
A l’origine des récits de Jean Rolin, il y a souvent la curiosité et la bougeotte, une envie de voir par soi-même, une soif de mieux connaître ce qu’ont d’abord suggéré les livres. C’est le cas de Tous passaient sans effroi, qui emprunte son titre à un vers célèbre de Vigny, en écho à la mort de Roland à Roncevaux... Le passage des Pyrénées qu’évoque l’écrivain est cependant plus tardif que celui du neveu de Charlemagne : il renvoie à tous ceux qui tentèrent de gagner l’Espagne depuis la France pendant la seconde guerre mondiale, avec des fortunes diverses et des destins contrastés. Certains sont célèbres, comme Walter Benjamin, qui se suicidera à Port-Bou (Catalogne) ; d’autres peuvent être des héros un peu oubliés, tel l’aviateur américain Bud Owens, ou des inconnus remarquables, comme le jeune Philippe Raichlen, belle figure de résistant elle aussi vouée au suicide, puisqu’il se fera sauter avec une grenade en 1949.
La première caractéristique du livre est de leur rendre à tous un hommage délicat, qui évite le kitsch un peu ronflant des commémorations officielles ployant sous les gerbes, cérémonies dont se moque gentiment l’auteur. Sa manière est l’ironie douce, et parfois l’admiration franche, surtout quand il mesure, en allant lui-même sur ces chemins de montagne, ce qu’a dû être le courage de tant d’hommes en temps de guerre. « Cette guerre, explique-t-il au Monde des livres, me fascine évidemment : je suis né à la fin des années 1940... Le conflit, l’Occupation étaient encore très proches, et toute ma vie j’aurai été captivé par cette période, qu’avait vécue par exemple mon oncle Jef que j’ai déjà évoqué dans Le Pont de Bezons [P.O.L, 2020]: ce personnage assez romanesque s’était engagé dans la “LVF”, la Légion des volontaires français du fasciste Doriot, avant de déserter aussitôt pour traverser la France et gagner l’Afrique du Nord en passant par l’Espagne... »
Le souvenir de cet oncle rejoignant la France libre a été l’un des éléments déclencheurs du livre, comme l’histoire de Jean-Pierre Melville, le futur cinéaste, et de son frère Jacques Grumbach, assassiné en 1942 par un passeur louche, Lazare Cabrero, dans des conditions qui, après la guerre, donneront lieu à un procès dont Rolin reconstitue le détail aussi étrange que captivant. C’est aussi ce qui le ramène à son père, grand résistant, qu’il évoque dans une scène magnifique, un dîner en tête-à-tête improvisé, passablement alcoolisé : « Il s’est mis, explique Rolin, à me décrire de manière purement cinématographique, sans du tout se faire valoir, le travail de l’artillerie dans la nuit du 11 au 12 mai 1944, à la bataille du Garigliano, dont je devais découvrir, en regardant un documentaire sur Jean-Pierre Melville, que celui-ci y avait également participé ! »
L’écrivain parle ainsi du réseau de coïncidences, ou du moins de correspondances, qui font avancer un projet d’écriture : pour Tous passaient sans effroi, ce fut encore la lecture du beau livre de Gérard Guégan sur Théodore Fraenkel (Fraenkel, un éclair dans la nuit, L’Olivier, 2021), ce médecin et poète surréaliste qui traversa lui aussi les Pyrénées à pied. « Cela me tentait de refaire son parcours, et je me disais que, si je ne le faisais pas maintenant, c’était râpé, car c’était sans doute la dernière période de ma vie où je pouvais essayer de grimper à 2500 mètres pour atteindre un col pyrénéen... II y avait donc une espèce d’urgence physique. »
Les archives ne suffisent-elles pas, pour partir sur les traces des « évadés » de la seconde guerre mondiale ? « II me semblait, explique Rolin, que le minimum, pour évoquer cet aspect de la guerre, était que j’en éprouve un peu la difficulté physique, même si ce qu’on risque aujourd’hui, c’est seulement de se fouler la cheville... » Quoi qu’il en soit, il s’agissait bien de revenir à l’expérience effroyable que vécurent les marcheurs en fuite vers l’Espagne et qui fait fonctionner le titre par antiphrase. C’est Frédéric Boyer, l’éditeur et ami de longue date de Rolin, qui s’est décidé pour le choix de ce vers hérité de la culture scolaire, mais un peu oublié aujourd’hui : « Roland gardait les monts ; tous passaient sans effroi ». » C’est cela qu’il fallait choisir, sans hésitation ! », assure-t-il, en s’amusant également de la blague qui permet de transformer « Roland » en « Rolin »...
Quant aux archives, qui participent directement de l’histoire du livre, leur exploration est devenue, en soi, un motif du récit : on sent chez l’écrivain un plaisir à raconter leur découverte, conforme à son goût des lieux en apparence anodins, musées de province à demi déserts, petits hôtels... « J’aime bien les archives spécialisées, confirme-t-il, qui sont souvent peu fréquentées, dans des locaux spacieux, avec un personnel très gentil... Leur consultation me donne l’occasion de voyager, par exemple à Aix-en-Provence [Bouches-du-Rhône], aux archives nationales d’outre-mer, pour Les Papillons du bagne [P.O.L, 2024], ou à Foix, aux archives départementales de l’Ariège, pour ce livre-ci. Je ne connaissais pas la ville, et j’aime ce genre de situation, en province, à l’hôtel... »
II en reste quelque chose dans le style, qui n’est pas celui d’un historien professionnel mais d’un formidable écrivain « de passage », faussement dilettante et maître de l’autodérision, qui sait aussi se montrer attentif aux détails de la nature. Un entomologiste du monde présent, et de notre histoire passée.
Fabrice Gabriel, Le Monde des livres, février 2025
"Jean Rolin : Traverser les Pyrénées", un article de Marie-Odile André à propos de Tous passaient sans effroi, à retrouver sur la page de Collateral.