— Paul Otchakovsky-Laurens

Morceaux choisis et autres morceaux choisis

Christophe Tarkos

Depuis la mort de Tarkos, en 2004, les éditions P.O.L ont publié plusieurs volumes pour remettre en circulation les textes qui n’étaient plus disponibles. En prolongement des Écrits poétiques (2008), de L’Enregistré (2014) et du Kilo et autres inédits (2022), ce volume rassemble les livres que Tarkos a publiés chez différents éditeurs (L’Évidence, Les Contemporains Favoris, AIOU, Al Dante, Contre-pied, Derrière la salle de bains), très souvent épuisés ou introuvables, et qui n’avaient pas encore été réédités. Avec ce volume, l’intégrale de l’œuvre publiée de Tarkos est...

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La presse


Morceaux choisis

Au poète symboliste Rimbaud l’oiseau moqueur disait : « Surtout, rime une version /sur le mal des pommes de terre ! » Le poète Christophe Tarkos, mort en 2004 à 40 ans, ne faisait pas dans la rime, mais dans la pomme de terre, oui. Simplement, il labourait le champ à sa façon : les mots sont la terre, la charrue, la graine et le légume. Au bout du compte, l’important c’est par exemple ce mot, pomme de terre, et la manière dont il naît et pousse sur la page, comme une chenille dépliant ses couleurs et ses pattes pour aller mécaniquement, instinctivement, de contrainte en contrainte et de torsion en torsion, vers son envol. Farine, 1997 : « Le plaisir ne s’attrapera pas comme ça/ce n’est pas grave, ça farine/même une grosse patate de terre disparaît d’un coup en germinant /Pollenta-cellophante /c’est une adoration /De la particularité des gens sans mains/Nous nous vouons/Nous luttons. »

Des textes publiés dans des revues confidentielles et des inédits sont publiés aujourd’hui sous le titre : Morceaux choisis et autres morceaux choisis, avec une excellente et déjà vieille préface de Christian Prigent. La quatrième de couverture reproduit un encart de l’auteur (ou un bristol, on vous invite à une fête du langage, tenue correctement incorrecte exigée) : « Des poèmes : beaux, agréables, jolis et bienfaits. » II était drôle, Tarkos. Qui dit fête dit printemps, voici donc le début de « Le printemps » (oui, en gras) : « Arrête de cracher /Les jolies fleurs ne crachent pas/Peux-tu arrêter de crachoter/Le son est pur/Il est inutile de hurler/Ce sont des choses qui s’entendent.et qui s’étendent/Pourquoi craches-tu /C’est une place avec tout l’espace qu’il est bon qu’elle ait pour s’asseoir/Tu n’as pas besoin de cracher /Maintenant es un grand plateau lent qui prend du temps/Tu postillonnes/la lenteur des phrases donne une liberté/Tu ne devrais pas postillonner/Ce qui Verse verse et ne tombe pas /La parole a de beaux jours devant elle pour apprendre».

Chenille. Qu’est-ce qui relève de l’impulsion, du jeu, du travail ? De Perec, de Ponge, d’autres menuisiers obsessionnels de la langue ? Comment la répétition unit-elle le rituel à la percée ? On se pose des questions en lisant les poèmes de Tarkos, on se les pose en s’amusant, en jouissant même, et au moment où l’ombre d’une réponse arrive il est trop tard, les poèmes sont partis ailleurs, quelque part, comme la chenille qu’on a quittée des yeux, apparemment si lente, et qui a disparu derrière une feuille de chou : « la lenteur des phrases donne une liberté ». Ecrite pour être dite, dite pour être écrite, la poésie de Tarkos, en action et à réaction, est résumée par ce vers : « La parole a de beaux jours devant elle pour apprendre ».

Il y a beaucoup de perles dans ce parti pris des mots. « L’œuf », « L’oiseau vole », « La sensibilité », « Le bras mordu », « L’Ostréiculteur », « Les animaux », « L’enterrement de René Char », l’un des deux seuls noms cités dans l’œuvre entière de Tarkos. Le texte, écrit en gras et en italiques, est daté du 13juillet 1993, soit un peu plus de cinq ans après la mort du poète (mais le poète, comme la pomme de terre, n’est qu’un prétexte à texte). Ça commence au cimetière: « Le tas est petit et conique. Le trou, à côté, est carré et grand. Le tas ne remplirait pas le trou. » Ça finit au bistrot, chaque phrase étant éloignée de la suivante, si non par un ballon de rouge (au comptoir), du moins par un wagon de blanc (sur la page) : « Dans le café : “Alors, ça y est, ils ont enterré le poète." Le poète avait quatre médailles. De nombreux longs camions se croisent sur la nationale. » Tout ce qu’on lit dans ce gros volume pourrait entrer dans (ou sortir de) « La Liste » : « Je m’appliquerai. Je vais écrire la liste de toutes les choses, c’est possible en faisant attention, elles ne sont pas infinies. Simplement, il ne faut pas en oublier. J’y mettrai les très grandes choses, qui ne rentreraient pas sinon, du fait de leur grande taille, et je mettrai leur nom. Ainsi elles pourront entrer. Il y aura toutes les choses, mais sans le vague autour qui ne signifie rien et qui prend trop de place et qui met dans un état. Macaque, par exemple, sera à sa place, sagement, sans grimacer et faire rire. » Tarkos pratique une hygiène du langage : l’ironie se fond dans l’innocence.

Vers la fin, il y a des carrés de phrases publiés en l’an 2000. De tailles différentes, ils sont mystérieusement numérotés, par exemple : « carré 68213495076032549071 ».Ce n’est pas un numéro de sécurité sociale, ni la clé d’un code Wifi (ça n’existait pas encore, et puis il manque des lettres). On dirait des séries, mais de quoi ? Ils rappellent les calligrammes d’Apollinaire (L’ensemble de dessins légendés qui consulte livre s’intitule d’ailleurs Calligrammes), les microgrammes de Robert Walser (écrits sur de tout petits bouts de papier, parfois des tickets de transport) : le contenu est, sinon défini, du moins déterminé par l’espace et la forme du contenant. Les mots vivent dans leurs caisses comme des sardines, mais des sardines bien vivantes et qui battent des nageoires, sans baigner dans l’huile. Le journal ne permet pas de reproduire leur forme dans ces pages. Carrés ? « La langue prise sur elle-même. Citons-en deux.

« Le cœur dure ». Le premier carré mesure 6 cm de côté, c’est l’aube : « L’air et le ciel ne sont pas malades. Le cœur de l’homme n’est pas malade. Les carrés ne sont pas malades. L’air et le ciel ne sont pas sales. Les mains ne sont pas sales. Les pleurs ne sont pas sales. L’air et le ciel ne sont pas finis. Le siècle n’est pas fini. Les paroles ne sont pas finies. L’air et le ciel ne sont pas gris. La lumière n’est pas grise L’air et le ciel ne sont pas faux. La parole n’est pas fausse. Les carrés ne sont pas faux. La lumière n’est pas fausse. L’air et le ciel durent. Le cœur dure. Les carrés durent. » Tournez, tournez, bons chevaux de bois... Le manège du langage tourne en rond dans son carré. A chaque tour, l’enfant attrape un anneau, en perd un autre, change de monture. (« Poème du galop »; « Ta ga da, Ta ga da, Ta ga da, /Ta ga da, Ta ga da, Ta ga da/Je fais du cheval/Je chevauche/En sueur/Je descends de mon cheval / Pour me réchauffer auprès du feu /Allumé au cœur de la nuit /Je remonte à cheval et je vais je vais /Chevauchant, les narines de mon cheval hennissent / Boum boum boum »), Tarkos visse les mots à la main, mais dans quoi ? Et jusqu’où ? Un autre carré, de 7,1cm de côté, semble nous prévenir : « Il faut que cela s’arrête, il faut qu’au moins une fois quelque chose s’arrête, il faut que cela ne se poursuive pas ainsi indéfiniment ou s’arrête par hasard simplement parce que ça passe à autre chose, il faut que la malédiction tombe », etc.

Le dernier carré mesure 6,5 cm de côté, c’est la fin : « J’écris de la mort. Ce que j’écris est mort, Même en poussant, en soufflant, en sautant, ce que j’écris est de la mort, j’écris de la mort, je sais que ce qui est écrit est mort, je sais que ça ne peut plus partir, que ça ne partira pas, que ça ne peut aller plus loin, c’est mort, ça résiste, c’est résistant, c’est immobile. Cela ne bouge plus, c’est mort. Cela ne peut plus bouger. Ce qui ne bouge plus est mort. Ça ne bougera plus. Le mot ne bouge plus, Est résistant, est fixe. C’est dur. Ce que j’écris est de la mort. J’écris de la mort. Ce que j’écris est mort. Je suis mort. » Comme aurait dit Cambronne à Waterloo, et merde.

Philippe Lançon, Libération, octobre 2024


Dans sa tête au cube

Morceau choisi, quatrième volume posthume de C. Tarkos (1963-2004), réunit trente textes (dont dessins et calligrammes) introuvables de l’auteur de « Bonhomme de merde », une odyssée aux petits trous l’air de ne pas en faire.

Le poète et revuiste (Java) Jean-Michel Espitallier, à qui l’on doit d’avoir secoué, parmi quelques autres, le levier punk de la poésie contemporaine, écrit, dix ans après la mort de Tarkos (d’une tumeur au cerveau à 41 ans) : « Dans l’effervescence qui a marqué la poésie française des années 1990, Christophe Tarkos a dessiné une trajectoire aussi rapide que lumineuse dont le dénouement scénarisa tragiquement l’inoxydable fantasme de la figure du poète maudit. D’où cette fascination actuelle qui en fait – il s’en serait sans doute amusé – une sorte de saint martyr iconique et intouchable ». L’impureté de Tarkos, ici finement dite, comment l’accepter, la reconnaître comme « processe » (c’est le titre de l’un de ses livres - 1997), là où on a voulu faire de son idiotie retorse et indomptable le modèle de toute une frange de petits enfants poètes fabriqués par les Écoles d’art et autres working-class. Sa pratique de l’anaphore, de la liste, celle de la bêtise dérivante et logée en des mots sans gêne, son accent même (du sud) enfoncé dans sa propre diction, ses jeux witziens, etc., tous concoururent à saccager la possibilité d’un héritage, y compris celui du réemploi de ses propres façons.

C. Tarkos, comme il signa ses livres aux quatrièmes de couverture vierge (pas de notes d’intention, de précision, de phrases énigmatiques), sut en effet à la fois se démarquer violemment d’une production endormie de la poésie française d’alors, mais surtout empêcher à Favance sa descendance. Tarkos est ainsi le fils bâtard de Dada, voire le produit (dynamite) d’un mélange entre Dada, Fluxus, les phrases express de Ben et les productions scato-comiques-dépressives de l’artiste Mike Kelley. De cette façon il ne sera pas leur descendant mais la voix tragicomique de ce que lui seul formalisa en tant qu’idiotès (singulier). Le véritable héritage est dans cet écart. Toute la tambouille Tarkos s’élabore (« je m’alarme ») par l’agencement de quelques grosses ficelles tressées elles-mêmes à des intuitions impalpables et incommensurables. Tarkos les ajuste l’une et l’autre, et sans détour les combine en un objet que son propre bricolage (« Pas d’ordre dans le suivisme ») jette à la gueule du lecteur : ça s’appelle au mieux « Petit bonhomme de merde » (1998). Ailleurs « il n’y a pas à attendre/on attend ce qui n’est pas sûr d’arriver ». Toutes ses phrases, lancées en série, suivant souvent la forme de la liste obsessionnellement conduite et réduite, Tarkos n’en rit que pour en dépasser le ressentiment imaginable, ou celui, jaune, dont tout masque se déforme. Son entreprise, flexible s’il en est, tant les formes, les protocoles, les élans sans lendemain, les ratiocinations et les tergiversations s’empilent sans vergogne à des fins sans finalité, heurte donc le langage lui-même. Pour le secouer et y loger une grenade qui le fera peut-être faire surgir de son index mortifère une langue sans pourquoi, une langue commotionnée et sectionnée, explosive. Une langue patmot (Le signe =) dont la malléabilité, comme dans les vingt-sept pages serrées du texte « Le bâton », a le pouvoir d’étendre le hiatus d’un mot à l’existence d’une chose. Ainsi ce bâton réveille et enfile, maintient et menace, du mot à la chose : « quand les bâtons servent les bâtons s’éclairent/tant qu’un bâton sert de bâton les bâtons sont de la lumière/un bâton arrivé au bout n’a pas d’autre but/les deux bouts du bâton sont exactement identiques ».

Le système de variation qu’endurent les textes de Tarkos, les permutations à partir desquelles il multiplie les contradictions et les tautologies, sont portés par un formalisme qui dépasse (comme l’aura dit Christian Prigent dès 1995) tout formalisme. C’est ce qui fait le signe = entre parler et donner forme dans l’écriture à ce qui s’écrit sans préalable. Sans doute est-ce là le nœud que Tarkos n’a jamais lâché pour en tirer les fils impurs d’une langue en acte et jamais au repos. Chaque phrase, donnée, exposée, s’élabore depuis le voyage de paroles gelées (Rabelais). Chaque phrase les libérant dans le risque de les fondre, car « la forme est claire. Les phrases sont claires. Je suis clair. Il fait jour. Le carré est clair ».

Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, novembre 2024


Tarkos, morceaux choisis d’un fabriquant de poèmes

Vingt ans après la mort de celui qui avait « cherché les emmerdes avec l’appellation poète », un gros recueil de textes et de dessins ouvre à un univers qui passionne de plus en plus de lecteurs.

Christophe Tarkos fait partie des rares poètes qui semblent exemptés de purgatoire. Vingt ans et quelques jours après sa mort, il continue à être sinon une source d’inspiration, au moins une référence. De nombreux jeunes poètes le citent volontiers quand ils parlent de leur travail. Parfois même on en fait un nouveau Rimbaud - parce qu’il est mort jeune - ou un nouvel Artaud - pour son rapport à la parole, au corps, on imagine. Assimilations faciles qui ne peuvent que nuire à la connaissance d’une œuvre effectivement essentielle. Fort heureusement, un travail d’édition considérable permet d’avoir, pièces en main, un accès au travail de celui qui se donnait avant tout comme « fabricant de poèmes ». Ce qui veut dire beaucoup de choses, aussi cette formulation simple, il la déclinera en de multiples et vertigineuses variantes, l’illustrera en une série de textes et de performances, mettant en évidence la nature active et « corporelle » du poème.

Aujourd’hui, nous pouvons nous appuyer sur un nouveau pavé de près d’un kilo – 975 grammes exactement, comme le recueil du même nom – pour accéder à cet atelier de fabrication, de « text building », comme le note Christian Prigent dans une introduction de 1995 reprise dans ce volume. Le titre même de ce dernier, Morceaux choisis et autres morceaux choisis, appelle des précisions. En 1995, paraît dans une collection nommée « les Contemporains favoris », qui évoque les célèbres classiques Larousse, une réunion de quelques-uns des premiers travaux de Tarkos. Ces Morceaux choisis comprennent des textes édités, intégralement ou en extraits, et des inédits dont certains seront publiés plus tard.

Cette publication est la marque de l’importance que Tarkos prend déjà dans la poésie de son temps. C’est l’époque où, de l’avis général, « ça bouge » dans le secteur. Il serait aujourd’hui un peu risqué, injuste et assez vain, faute d’y consacrer une étude sérieuse, d’en dresser une liste. Contentons-nous de rappeler Katalin Molnâr et Pascal Doury, Nathalie Quintane et Stéphane Bérard, Charles Pennequin, Vincent Tholomé, avec qui il fonde dans ces années les revues Poézi Prolétèr, R.R., Facial. Que les autres nous pardonnent, on trouvera un panorama plus large dans les publications disponibles.

« Des poèmes : beaux, agréables, jolis et bienfaits »

Les « autres morceaux choisis » compilés dans le volume actuel comprennent des textes publiés postérieurement, certains annoncés dès la préparation de cette première anthologie, d’autres « fabriqués » plus tard, publiés ou retrouvés dans le fonds déposé après sa mort à Imec (Institut mémoires de l’édition contemporaine). Cela s’ajoute aux Écrits poétiques, parus en 2008 et à l’Enregistré, recueil audio de ses lectures et performances de 2014.

« J’ai cherché les emmerdes avec l’appellation poète et je les ai trouvées », écrivait Tarkos en février 2000 dans une « fiche de renseignements décalage-coupures » avant de subir une intervention au cerveau à la suite du cancer dont il allait mourir en novembre 2004. Décalage et coupure, ces mots peuvent permettre d’aborder sa relation à la poésie. Ironie, ou rejet du mot même, « ça ne peut plus durer comme ça. Il y a quelque chose qui ne va pas. Dans l’utilisation faite du mot poésie (...) on ne sait plus où on met les pieds, il y a tout et rien », écrit-il dans le Manifeste chou où le mot « chou » et l’objet sont accouchés en majesté, avant une solide proclamation sur la valeur poétique et matérielle de sa langue. La banalité de ses termes, leur répétition, la variation infinitésimale des formules coupent les ponts avec le lyrisme ou ce qu’il en restait, aussi avec la religion du signe, de l’indicible, avec l’avant garde en général. D’où cette notion de poème « facial », comme une monnaie dont la valeur tient à ce qui est écrit dessus. Aussi doit-on évacuer tout second degré de cette savoureuse auto publicité : « Des poèmes : beaux, agréables, jolis et bienfaits. » Enfin, vous verrez.

Alain Nicolas, L’Humanité, décembre 2024



Vidéolecture


Christophe Tarkos, Morceaux choisis et autres morceaux choisis, David Christoffel & Alexandre Mare sur Christophe Tarkos

Son

Christophe Tarkos, Morceaux choisis et autres morceaux choisis , Metaclassique, une émission de David Christoffel sur Christope Tarkos et la musique