Chaque séquence de ce nouveau recueil compose des indices. Les théâtralise. Ils naissent d’une ignorance. La dispersion des indices est déjà une architecture (comme une avant-forme) où ce qui suit est aussi ce qui précède. L’état premier d’une chose à peine sensible. Proche d’une communauté primitive. Soudain la bête se nomme : rat, sanglier... Les ressemblances s’accentuent. On retourne le vocabulaire : la bouche, la manducation. C’est aussi l’égarement d’un corps qui, entre vers et proses, tente de franchir un obstacle instable. Un égarement sourd en quête d’une autre nuit, d’une autre scène où des...
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Chaque séquence de ce nouveau recueil compose des indices. Les théâtralise. Ils naissent d’une ignorance. La dispersion des indices est déjà une architecture (comme une avant-forme) où ce qui suit est aussi ce qui précède. L’état premier d’une chose à peine sensible. Proche d’une communauté primitive. Soudain la bête se nomme : rat, sanglier... Les ressemblances s’accentuent. On retourne le vocabulaire : la bouche, la manducation. C’est aussi l’égarement d’un corps qui, entre vers et proses, tente de franchir un obstacle instable. Un égarement sourd en quête d’une autre nuit, d’une autre scène où des bêtes établissent la mesure du désir. Une œuvre qui met le poème et les mots qui le composent, leur ambiguïté, leur volatilité, au centre de toute interrogation.
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L’enquête suit son cours
Viennent de paraître le recueil Une disposition primitive de Claude Royet-Journoud ainsi qu’un numéro de la revue la Barque dans l’arbre consacré au poète.
À l’époque de la parution de Théorie des prépositions (2006), Claude Royet-Journoud en parlait comme du pouce opposable aux autres doigts qu’étaient les quatre volumes parus chez Gallimard entre 1972 et 1997. Entre-temps, ce pouce s’est démultiplié en une seconde tétralogie, cette fois chez P.O.L, dont le dernier volume, Une disposition primitive, vient de paraître. Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen, organisateurs du volume collectif Je te continue ma lecture (P.O.L, 1999) qui faisait suite au premier ensemble, récidivent – on verra que ce vocabulaire judiciaire n’est pas tout à fait arbitraire, d’autant que les deux ouvrages ont été ourdis dans le secret, à l’insu du poète – avec un second qu’accueille la revue la Barque dans l’arbre, dirigée par Olivier Gallon. De très anciens compagnons comme Paul Auster et Jacques Roubaud à des auteurs et autrices plus jeunes, en passant par le clan des Scandinaves (dont Helena Eriksson, Martin Hôgstrôm et Jorn H. Sværen sont traduits en français), le recueil dessine les contours de la communauté qui l’entoure depuis les années 1960.
Les livres de Claude Royet-Journoud énoncent un récit, une histoire. Un peu d’histoire, donc. Siegfried Plümper-Hüttenbrink signale, à l’intérieur de la « crise de vers » mallarméenne, la simultanéité (1972) de la parution du Renversement de Royet-Journoud et du Mécritde Denis Roche. Deux attaques terminales contre le vers, mais par d’autres moyens. Là où Roche dynamite, Royet-Journoud, partant, pour chaque séquence, de centaines de pages de prose (un « fumier négatif »), évide le vers, le poème, la page, la séquence, le livre, la poésie de toute possibilité d’identification, de tout accès au sens, de toute « poésie » - c’est-à-dire, concrètement, de toute métaphore, image, analogie, assonance, allitération, référence (bien qu’une partie significative de ses vers soient des citations). Le lexique est raréfié dans des proportions quasi raciniennes, comme l’a montré autrefois Éric Pesty. La violence faite au lecteur est considérable. Plusieurs auteurs du volume, parmi les meilleurs connaisseurs et les plus proches de Royet-Journoud, évoquent la difficulté jamais entamée de sa lecture. Mais il ne s’agissait pas, en 1972, de jouer d’avant-garde, de manifester un concept contre-poétique et puis s’en va. Puisque la vie a continué, l’écriture a continué.
DANS LE DOS DU LIVRE
L’instabilité de la deuxième tétralogie est réelle. Si le mot « Fin », qui clôture Une disposition primitive comme, à la fin du premier ensemble, les Natures indivisibles (1997), informe rétrospectivement les quatre livres, la tangente initiale de Théorie des prépositions demeure sensible. C’est de cet effet de bougé qu’il faut partir, qui réalise sans doute l’imperméabilité à la dialectique que signale Victoria Xardel (« C’est très déstabilisant, l’imperméabilité à la dialectique. On se dit d’abord que le type est idiot »). « L’idée de livre a été pesante, disait Royet-Journoud après la fin de la première tétralogie. Je m’en sens comme libéré. Maintenant je veux écrire dans son dos. » Si la forme du livre, observe encore Pesty, n’a pas changé (chaque livre compte de 80 à 96 pages et se divise en 9 ou 10 chapitres), la deuxième tétralogie marque à l’évidence une inflexion qui est avant tout une ouverture, une indétermination – marquée physiquement par l’intervention de proses de plus en plus nombreuses. « Fumier », la prose ? Peut-être: le fumier est vivant.
La corporéité du corps qui écrit demeure un thème central de cette poésie « athématique » (Morten Chemnitz). Dans la seconde comme dans la première tétralogie, il y a en effet toujours un corps qui est là, c’est-à-dire aussi une scène de crime, sur lequel Royet-Journoud livre, comme il les découvre, les résultats de l’enquête, les indices, les pistes. Le corpus ayant « bougé », les auteurs du volume se risquent à des pistes nouvelles, latérales. La lecture de Victoria Xardel de Royet-Journoud comme moraliste déplace la figure (déjà réticente) du théoricien; elle est soutenue par celle de Françoise de Laroque, qui émet l’hypothèse d’un amor fati dans ses derniers livres. Le poème étant le présent (dit quelquefois Royet-Journoud – et de fait, on n’a jamais « fini » de lire son ou ses livres), « qu’est-ce qui donne au poème la couleur du présent? », demande malicieusement Marie de Quatrebarbes, comme en réponse à Royet-Journoud qui écrit: « montrer que la couleur n’existe pas. »
Dans la seconde tétralogie, et plus encore peut-être dans Une disposition primitive, le corps est une présence plus lointaine, plus ancienne, écho d’une origine impossible, de l’enfance, de la meute (« loin de la meute loin de la plaie »). Le crime dont il est question est-il personnel ou l’humanité entière en est-elle responsable ?, demande Françoise de Laroque. Les citations du journal de Viktor Klemperer et de I’Album d’Auschwitz, que relèvent Michèle Cohen-Halimi et Francis Cohen dans leur méditation inaugurale, pointent dans cette dernière direction. Mais l’enquête suit son cours.
Laurent Perez, Art Press, février 2025