« Je lui demandai des nouvelles de sa femme, qui était enceinte. Il me répondit qu’elle devenait une grosse vache.
J’ignorais qu’un jour, d’une manière tout à fait involontaire et joyeuse, j’aurais moi-même le sentiment précis, dans des circonstances comparables, d’être une grosse vache.
Je dirais : une vachette. »
Vachette est l’histoire d’une femme qui, du jour où elle découvre qu’elle est enceinte, se prend pour une vache. Elle se donne le surnom de Vachette, dit « Meuh » à tout bout de champ et pense avoir plusieurs estomacs. Elle apprend qu’il n’y a pas...
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« Je lui demandai des nouvelles de sa femme, qui était enceinte. Il me répondit qu’elle devenait une grosse vache.
J’ignorais qu’un jour, d’une manière tout à fait involontaire et joyeuse, j’aurais moi-même le sentiment précis, dans des circonstances comparables, d’être une grosse vache.
Je dirais : une vachette. »
Vachette est l’histoire d’une femme qui, du jour où elle découvre qu’elle est enceinte, se prend pour une vache. Elle se donne le surnom de Vachette, dit « Meuh » à tout bout de champ et pense avoir plusieurs estomacs. Elle apprend qu’il n’y a pas que des veaux, il y a des velles. Dans son entourage, on ne comprend pas trop. On ne la détrompe pas non plus.
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Déployer l’immensité de la grossesse
Dans Vachette, Suzanne Duval retrace la mue de sa narratrice en ruminante
Autant les rayons « livres pratiques » des librairies croulent sous les ouvrages consacrés à la grossesse, autant les sections « littérature » restent étonnamment dégarnies en ce domaine. L’après-accouchement, l’arrivée d’un enfant, a fini par faire l’objet de rares textes que des néoparents avisés se recommandent les uns aux autres – en tête, les merveilleux Le Bébé, de Marie Darrieussecq (P.O.L, 2002), et Troisième personne, de Valérie Mréjen (P.O.L, 2017). Pour ce qui est de l’avortement, Annie Ernaux a ouvert la voie avec Les Armoires vides (Gallimard, 1974) et L’Evénement (Gallimard, 2000). Parmi les autrices à s’être inscrites dans ses pas figure Suzanne Duval, avec son très remarqué Ta grossesse (P.O.L, 2020).
L’ombre de ce précédent roman plane sur Vachette, le troisième de l’écrivaine, née en 1986. Il y est, cette fois, question d’une gestation menée à son terme, vécue d’un bout à l’autre avec enthousiasme, nonobstant nausées et angoisse. Et la manière dont ce texte surprenant et drôle place en son cœur la difficulté de rendre compte par le langage de cette expérience physique, psychique et, allons-y pour les grands mots, ontologique, nous donne une idée de certaines raisons pour lesquelles si peu d’autrices s’y sont, jusqu’ici, frottées. Au-delà du fait que ces « histoires de bonnes femmes » furent si longtemps tenues pour méprisables.
« Vachette », c’est le surnom que s’est donné la narratrice une fois enceinte, comme elle l’espérait. Elle s’est ainsi baptisée, au départ, en souvenir d’une conversation tenue avec un collègue dans une bibliothèque (elle est enseignante-chercheuse en littérature, spécialiste du XVIIe siècle, tout comme l’autrice, et son nom de famille est Duval). Pour lui annoncer qu’il s’apprêtait à devenir père, le mufle avait expliqué que sa femme était « une grosse vache ». A l’époque, la narratrice avait déjà vécu une IVG, dont elle ferait l’objet d’un livre, et elle se décrivait dotée d’une tête proéminente et d’un « tout petit » ventre serré dans une robe « étroite ».
« Taureau-analyste »
Quelques années plus tard, sitôt certaine d’attendre un enfant, elle sent son corps se déployer avant même qu’il ne le fasse vraiment. Façon bravache de défier le vocabulaire animalier entourant son état, l’identification à une « vachette » semble une manière d’embrasser le fait d’être soudain « chargée d’immensité » pour cette intellectuelle ramenée, avec curiosité, à son statut de mammifère.
C’est aussi un moyen de donner à percevoir le mélange d’étrangeté et de familiarité où l’héroïne se retrouve plongée par cette situation individuellement prodigieuse et statistiquement hyperbanale. Sa projection en ruminant va jusqu’à parler de ses « poils lustrés » et de ses « sabots », à rebaptiser son mari « Taurino », à évoquer le veau (ou la « velle », mais elle préférerait alors dire « veaue ») qu’elle attend. Elle s’amuse aussi à multiplier les jeux de mots autour des bêtes et les allitérations en « m » ou en « v », à choisir d’écrire le récit sur un mode placide, discrètement ironique, où les répétitions produisent un ressassant effet de lenteur… Et elle va, surtout, jusqu’à meugler – même s’il semble que seul son compagnon l’entende et comprenne l’étendue de sa tocade bovine. En un lieu, cependant, « Vachette » s’abstient de mugir : le cabinet de son psychanalyste, renommé « taureau-analyste ». Mais c’est le soignant qui répond à ses phrases par d’évocateurs « Mmmh » typiques de sa profession.
Pourquoi le divan est-il l’espace où le personnage s’en tient aux mots ? Sans doute parce qu’il s’agit de l’endroit où son langage est le moins soumis à des attentes normatives et à ce qu’elle appelle les « flots de conneries dont on m’abreuvait avec une feinte gentillesse ». Elle se dresse constamment contre ceux-ci dans ce livre qui raconte après coup cette grossesse, et l’année qui la suit, en s’attachant à rendre compte de la bizarrerie des choses, en observant les sensations de ce corps comme sorti de lui-même, semblable et pourtant radicalement modifié. Ce corps qui vit différemment toutes les situations – manger, travailler, dormir, marcher, faire l’amour – et prête une attention décuplée aux sons, aux odeurs ou aux températures. Vachette est une expérience de lecture troublante, captivante ; on aimerait qu’elle donne envie à d’autres d’accorder à la grossesse les honneurs de la littérature.
Raphaëlle Leyris, Le Monde des livres, mai 2025