— Paul Otchakovsky-Laurens

Attention

Roman traduit de l’américain par Julia Dorner

Heather Lewis

Attention commence par cette phrase : « Pendant très longtemps, je n’ai pas appelé ça faire des passes. », pourtant il s’agit bien de passes et ce livre raconte l’histoire d’une très jeune femme prostituée qui trouve ses clients à la sortie d’une gare de la banlieue new-yorkaise. Un jour, un homme l’emmène chez elle et cherche à la mêler à des jeux sadomasochistes dont sa propre femme est la victime. La compassion et une irrépressible attirance vont rapprocher les deux femmes. Mais cette liaison va entraîner la narratrice dans un enfer dont elle n’arrive pas à se sortir parce que quelque chose en elle s’y...

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La presse

Sex pistol


Un porno sur fond d’Amérique profonde raconté par une fille suicidaire, ou la description sidérante d’un enfer mental. Première traduction de l’Américaine Heather Lewis : un choc.


Heather Lewis s’est suicidée en mai 2002 à l’âge de 40 ans. Lesbienne, victime de viols pendant l’enfance, auteur de trois romans noirs et sexuels, dégaine épurée à la Patti Smith, Lewis avait tout pour faire frissonner la petite-bourgeoisie branchée et devenir une héroïne culte – sulfureuse silhouette auréolée d’une cohérence très sombre : celle d’annoncer son suicide dans son œuvre et finir par l’accomplir dans la vie. Aujourd’hui, on découvre bien plus que ça : un écrivain à couper le souffle.


Publié à titre posthume par Serpent’s Tail en 2004, Attention (Notice en VO) avait été écrit dix ans plus tôt, et prends dès lors l’allure d’un testament effrayant, car à rebours. Pire qu’une lettre d’explication qu’on laisse avant d’en finir, un message de mise en garde, glaçant comme l’implacable mise en marche vers la mort qu’il décrit, celle de son auteur comme celle de son héroïne, unies dans une même trajectoire de mots comme autant de pièges qu’on se construit et qui vont parfaitement marcher, se refermer et nous broyer.


Attention : attention je vais mourir. Pornographie, violences, sadisme, homosexualité féminine, rédemption et confusion, perte par les femmes et mise à mort par les hommes. C’est toute la cartographie la plus intime, c’est-à-dire fantasmagorique, d’un être, qui de dessine dans Attention- et l’on se demande si quelqu’un parmi les proches d’Heather Lewis n’y a jamais fait « attention » au point de tenter de la sauver. Mais peut-on sauver un écrivain de sa littérature ? Attention pour Lewis ce serait un peu comme le Lunar Park de Bret Easton Ellis, un univers mental halluciné, quand motifs et enjeux littéraires se nourrissent des obsessions mêmes, des douleurs à vif, de la culpabilité de l’auteur, au point de s’y confondre. On pense aussi au Mulholland Drive de David Lynch. Et bien sûr, référence obligée, à l’Histoire d’O de Pauline Réage. Attention c’est une sorte d’Histoire d’O sur fond d’Amérique profonde, d’aires de parking, de motels glauques, de pavillons avec piscine, ou chaque chambre, chaque divan, chaque capot ou banquette de voiture est le lieu obligé d’une scène de sexe étrange, ou violente, ou humiliante, mais répétitive et inéluctable.


Au début, la jeune héroïne n’a pas de nom, et ça n’est que très loin dans le texte qu’on saura qu’on l’appelle Nina, mais que c’est encore un nom d’emprunt. Elle vit chez ses parents – mais d’eux, on ne saura rien. Elle travaille – on ne saura rien, non plus, de ce réel-là. On saura simplement que, si elle se prostitue sur des parkings et dans des bars, ce n’est pas pour l’argent. Alors pourquoi ? Pour rencontrer, peut-être, un certain John, mari sadique qui la paie pour la baiser – comme il violait sa propre fille avant de l’étrangler –, et le regarder humilier sa femme, cette femme victime énigmatique dont elle tombera amoureuse.


Car Nina aime les femmes, mais jouit avec les hommes – comme si eux seuls pouvaient lui donner le plaisir ultime, celui qui l’achèvera… Très vite, comme dans Histoire d’O, elle se retrouve emmenée en voiture vers une destination inconnue par un homme qui lui demande d’emblé d’ôter ses sous-vêtements. Si elle parviendra à échapper à John, celui-ci n’aura de cesse de la traquer, parvenant à la faire enfermer en prison, où les scènes de viol continuent, puis, une fois libérée (grâce à l’amour d’une femme…), à la faire torturer par ses copains.



Attention est au-delà du dérangeant, aussi fascinant que pénible, à la limite de l’illisible tant l’enfer qu’il construit est asphyxiant. La force inouïe de Lewis, c’est d’écrire toutes ces scènes édifiantes, insupportables, via une voix hyper neutre, la plus implacablement froide comme restituées par la plus distanciée des observatrices – mais comment parvenir à se dissocier à ce point de l’horreur, à moins d’être déjà morte ? C’est un fantôme qui parle : une fille tellement décidée à mourir qu’elle n’est plus de l’ordre de l’humain, elle est déjà en transit. Les femmes ne parviendront jamais à la sauver, et si les hommes la font jouir, c’est parce qu’elle sait que ce sont eux qui, par leur violence, pourront la sauver vraiment, c’est-à-dire la mettre à mort.


Pur univers mental, pure prison psychique, Attention est sidérant de maîtrise et de radicalité : zéro pathos, aucune dramatisation, aucun détour pour affronter ce qu’est la vraie souffrance mentale. Être enfermée dans un univers où plus rien n’est neutre – et où, ici, tout est sexuel, seule vraie définition de l’enfer. A côté de Attention, Heather Lewis a écrit deux romans noirs. Ici, elle revisite le genre du côté de la victime, de ces femmes qu’on retrouve habituellement dans les romans écrits par des hommes ligotées, violées et étranglées, et montre combien le maître absolu (celle qui se sert des hommes comme instruments de sa propre mort), c’est elle.


Si ce texte est aussi fort et terrifiant, c’est qu’il ne s’agit pas d’un roman de la dissolution de soi par les autres, et par le sexe, pour atteindre à une mystique (comme Histoire d’O), mais pour crever, tout simplement.


Nelly Kaprièlian, Les Inrockuptibles, 2 octobre 2007