— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ Explosion de la durite

Jean Rolin

L’idée, c’était de se procurer à Paris une vieille voiture en état de rouler, et de l’expédier au Congo où elle deviendrait un taxi. Celui-ci assurerait des ressources régulières à la famille du colonel, restée au pays quand lui-même avait été contraint de s’expatrier. Tel que le colonel et le narrateur l’avaient conçu, dans un café de la porte de Clichy, le projet était simple et brillant. Chemin faisant, tant sur mer que par la route, selon un itinéraire qui recoupe parfois ceux de Joseph Conrad, de Patrice Lumumba, de Che Guevara et d’autres fantômes moins illustres, il va se heurter à un grand nombre de...

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Traductions

Espagne : El Cobre Ediciones | USA : Dalkey Archive Press

La presse

Jean Rolin, l’itinérant magnifique


Une équipée moderne sur les pas de Joseph Conrad


La phrase de Jean Rolin, sa manière de raconter et de décrire, de réfléchir comme à voix haute, son rythme aussi, lent mais nerveux, son timbre enfin – inimitable. Ni rigolard ni pontifiant, mais sérieux, grave et en même temps plein d’humour. Dans ses entretiens avec la presse, Rolin a parlé plusieurs fois de la mélancolie comme ne lui étant pas étrangère, pas d’ennemie non plus (Le Monde des Livres du 21 avril 2000).En fait il a trouvé dans ses livres le difficile équilibre hors duquel la littérature sonne faux : il y a le monde et il y a mon regard sur lui. Les deux existent distinctement et l’accord se fait par le style. Étant entendu qu’à la fin ce n’est pas l’écrivain qui doit apparaître, mais le monde. Sur ce plan, les lecteurs des précédents livres de Rolin, et notamment de ce merveilleux recueil d’articles et de reportages effectués sous toutes les latitudes durant vingt-cinq ans, L’homme qui a vu l’ours (P.O.L, 2006), savent à quoi s’en tenir.Le premier des textes de ce recueil est justement un reportage paru dans Libération en 1980. Rolin y raconte une remontée du fleuve Congo et se souvient de Joseph Conrad qui navigua un siècle plus tôt sur le même fleuve. Dans L’Explosion de la durite, il reprend sa pérégrination, non pas là où il l’avait laissée, mais selon une autre modalité, plus ludique si l’on peut dire. L’histoire est pittoresque, vagabonde, minutieusement réaliste.


On commence par la fin


Le narrateur, pour complaire à son ami Foudron, ancien sous-officier dans l’armée de Mobutu, présentement sans papiers et vigile dans un MacDonald’s près du métro La Fourche, accepte de convoyer une vieille Audi 25 de Paris à Kinshasa. Le véhicule est destiné à devenir un taxi dont les bénéfices subviendront aux besoins de Clémentine, l’épouse de Foudron, et de sa famille.Le livre commence par la fin : l’explosion de la fameuse durite sur une piste à quelques encablure du but. Rien de réjouissant : le paysage est « dépourvu de solennité ». À l’approche de la nuit, « émanant de la végétation, différentes sortes de crissements, de stridulations, de roucoulements et d’autres sonorités animales, parmi lesquelles se distingue le chant du coucal, comparable au glouglou d’une bouteille qui se vide ». Puis retour arrière, au début du voyage, qui promet d’être plein d’imprévus dûment détaillés par l’auteur, partie prenante du voyage. « Ce n’est que par un mouvement infime, tout d’abord, entre le Kremlin-Bicêtre et Vitry, que la voiture s’est rapprochée de Kinshasa. »


Sur le cargo, le San-Rocco, qui part d’Anvers, il faut surveiller le véhicule car les pièces de moteur sont prisées et rapidement démontées. Lorsque le bateau lève l’ancre, un 4 août, Jean Rolin note à nouveau que Joseph Conrad cent quinze ans plus tôt, avait « lui-même appareillé de Kinshasa, à bord du vapeur Roi-des-Belges, pour cette remontée du fleuve dont il devait s’inspirer dans Au cœur des ténèbres ». Cette fois, outre Conrad, c’est Proust qui accompagnera le voyageur.Il serait injuste de dire que le récit de cette équipée n’est qu’un prétexte. Car tout l’art de Rolin réside justement dans l’entremêlement des éléments anecdotiques, de l’histoire politique agitée de cette partie du monde – avec divers acteurs, de Lumumba à Che Guevara –, des évocations littéraires et de ce regard à la fois intense, impavide et magnifiquement disponible qui est celui de Jean Rolin.


Patrick Kéchichian, Le Monde, vendredi 9 mars 2007



Sainte fumée et sale vapeur


Il y a un monde entre l’enivrante fumée d’un havane et le nuage de vapeur brûlante dégagée par la durite d’une Audi qui explose.


La première phrase de l’Explosion de la durite, récit de Jean Rolin, ça pourrait être du Flaubert, quelque chose comme l’incipit de Bouvard et Pécuchet : « Lorsque la durite explosa, la voiture, depuis la remise à zéro du compteur, avait parcouru exactement quatre-vingt-dix neuf mille quatre cents mètres. » Qui, de la génération de Jean Rolin, ignore ce qu’est une durite ? Qui n’a eu la désagréable surprise de voir des tourbillons de vapeur s’échapper du capot de sa voiture ? Nos automobiles modernes nous évitent ce type d’inconvénients, c’est en général l’informatique qui débloque et vous laisse en rade. En tout cas, un moteur réduit à l’état de cocotte-minute, c’est ce qui est arrivé à Jean Rolin avec une vieille tire à bout de souffle qu’il s’était mis en tête d’accompagner par bateau, puis conduire jusqu’à Kinshasa, pour apparemment rendre service à un énigmatique ancien colonel de l’armée congolaise, recyclé vigile dans un McDonald’s parisien. Je laisse au lecteur le plaisir de suivre, à la lecture de L’Explosion de la durite, les hilarantes tribulations du narrateur et de son véhicule (hilarantes au second degré, car Jean Rolin a ce côté pince-sans-rire des humoristes graves). Tout amateur de Tintin ou de Hellzapoppin (la duchesse de Guermantes déboulant en pleine mer au milieu de balèzes marins polonais et ukrainiens…) y trouvera son compte. Mais L’Explosion de la durite n’est pas qu’un récit épico-comique, il a une tout autre ampleur, historique, politique, symbolique, biographique. En vérité, Jean Rolin n’a rien d’un naïf Tintin se pointant dans des pays inconnus et y vivant des aventures rocambolesques. L’Afrique, cette Afrique-là, il la connaît, il y a vécu, et voyageur impénitent, y a traîné à plusieurs reprises sa nonchalante silhouette (mais aussi son regard aigu). Cette vieille « caisse » à mener à bon port n’est manifestement pour lui qu’un prétexte. Son voyage n’est pas sans présenter un caractère initiatique. Est omniprésente la figure du père, ce père qui passa une partie de sa vie professionnelle et familiale dans divers états africains et sur les traces duquel le fils revient, allant jusqu’à retrouver à Kinshasa la maison où ils avaient vécu. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’auteur que Rolin emporte dans ses bagages et lit continûment au cours de son chaotique périple, c’est Proust. Ce temps perdu, il aurait pu le retrouver, lui aussi Rolin, si une foutue durite… Combien de vies sont ainsi ponctuées de durites qui éclatent et en interrompent le long cours tranquille ! Pas un hasard non plus si le second auteur convoqué est cet autre père, plus lointain, Joseph Conrad, qui cent quinze ans auparavant, avait fréquenté les mêmes ports que Rolin et cheminé au milieu des mêmes collines. Un jour, nous annonce en souriant, à la fin de son récit, l’infatigable voyageur, il nous racontera l’histoire de sa « mort héroïque et de la révolution qui s’ensuivit ». Ça nous promet, narrés dans la belle langue classique qui est la sienne, quelques nouveaux épisodes de violents pétages de durites.


Jacques Henric, Artpress, mars 2007



Rolin au Congo


Une durite qui explose et c’est le livre qui démarre, celui de Jean Rolin, parti de Paris pour Kinshasa, à bord d’une vénérable Audi. Si la mécanique de la voiture laisse à désirer, l’écriture tourne à merveille.


Certains livres inspirent confiance, à peine ouverts, on comprend que les promesses de la couverture seront tenues. Prenez L’Explosion de la durite, de Jean Rolin, les quatre premiers mots sont les suivants : « Lorsque la durite explosa… » Évidemment, c’est à double tranchant car si en une ligne tout est justifié, de quoi va-t-on parler maintenant. De la durite, forcément, car une durite qui explose page 9 n’est pas à l’abri d’un coup de grisou sur les coups de la page 194 : « Et chacun se félicitait – avec quelque apparence de raison, cette fois – d’être le soir même à Kinshasa, lorsque la durite explosa. » Il s’agit de la même explosion, entre ces deux mentions presque tout le livre pour dire comment un écrivain témoin de son temps a bien pu se retrouver à la nuit tombante, seul avec Nesle qu’il ne connaît guère sur une piste à ornières encaissée au Congo, dans une Audi vétuste et immobile, avec sous son capot un geyser de Cocotte-Minute. La durite et Jean Rolin ont en commun d’être apparus au monde en l’an 1949, un très bon millésime pour les écrivains et les tuyaux en caoutchouc traités pour les raccords de canalisation des moteurs à explosion, à l’époque on écrivait Durit sans « e » et avec la majuscule due aux marques déposées.


L’Audi (qui, bien que signifiant en latin « écoute », est tombée dans l’oreille d’un sourd aux signes avant-coureurs) l’Audi, donc, se révélera page 68 être une « Audi 25 »,soit un modèle inconnu depuis la création de la marque, ce qui, donne au livre sa dimension onirique, contredite par le concret du reste de l’ouvrage. On est en droit d’imaginer qu’il s’agit d’une Audi 2,5 (un diesel majestueux, cinq cylindres en ligne) dont la chute de la virgule entre les deux chiffres abusa l’auteur qui avoue plus loin, et nous le savons d’expérience, ne rien connaître aux automobiles, ne pas savoir les piloter, les 4L Renault exceptées, chacun ses goûts. Jean Rolin est ce genre de citoyen qui fait du livre de tout bois. Du moindre éclair entrevu dans le regard de l’autre, bon ou mauvais, il fait littérature. Il écrit à la première personne pour parler des autres personnes comme personne d’autre, il se met en scène avec modestie et dérision, dans le rôle de celui qui n’en peut mais. Il prouve l’improbable par le culte du détail, il n’est dupe de rien et prêt à tout entendre avec cette fausse naïveté généreuse qui fait la qualité de l’écoute et de la curiosité un défaut magnifique. Il aime et connaît les oiseaux aussi bien que les hommes, bons ou méchants, les oiseaux sont innocents. Il s’agit cette fois de raconter l’épopée d’une quasi-épave automobile, récupérée à Paris pour l’expédier à Kinshasa, promise à une carrière de taxi pour le bénéfice de la famille restée au pays de son ami Désiré Foudron, ancien colonel des forces armées zaïroises, réfugié sanitaire, et vigile au McDo de La Fourche, Paris XVIIe, ce sont des choses qui se font. Et pour bien raconter, autant y être. Le narrateur va donc accompagner l’auto de bateau en bateau, et de ville en piste jusqu’à destination, narrateur dont rien ne vient mettre en doute l’idée qu’il s’agit de Jean Rolin en personne, pas même une indication de genre littéraire, roman ou récit, témoignage ou autre puisque Jean Rolin est sinon l’inventeur, du moins le patricien d’une littérature qui n’appartient qu’à lui : choses vues avec étonnement et patience, documentées avec soin et répétées avec ironie. Au sortir de Terminal Frigo (P.O.L, 2005), on est heureux de retrouver ces paysages de ports, ici Anvers, Verdon, Abidjan, où l’auteur sait lire et dire la beauté et la déshérence.


Mais le récit ne se contente pas d’anecdotes picaresques liées à l’aventure quotidienne, il est doublé d’une lecture de Proust, lu avec économie sur le cargo afin de ne pas se retrouver sans provision de lecture en cas d’imprévu. Rolin cherche les traces de pas de Conrad (et celles de Lumumba, et même de Che Guevara) en remontant le fleuve Congo, et dit l’histoire tribale de cette Afrique centrale secouée entre les Kabila, les Motubu et Bokassa, d’un pays où l’on pète aujourd’hui des câbles comme hier on explosait des durites. Un nouveau portrait de l’Afrique, un peu plus au nord, près de vingt ans après La Ligne de front qui lui a valut en 1988 le prix Albert Londres. Et soudain, au détour de peu de pages, l’auteur se souvient de Kinshasa, qui fut longtemps Léopoldville, où il passa un brin d’enfance, où il apprit vaguement à conduire comme on sait les 4L. Où son père, médecin militaire antimilitariste vécut et vivait encore lorsque son fils Jean, en mai 1968, lui fut donné pour mourant, c’est la dernière page du livre, celle qui est convenu de ne pas répéter, la voici : « À la suite de quoi, d’après une légende familiale dont je n’ai plus aucun moyen de vérifier le bien-fondé, s’étant imaginé que j’avais été victime de violences policières, il avait décidé, dans le cas où je devais en mourir, de solliciter à Paris une entrevue avec le ministre de l’Intérieur – ce que sa qualité d’ancien gaulliste lui aurait permis assez facilement d’obtenir, particulièrement dans ce contexte –, et de l’assassiner, à l’aide du pistolet américain de calibre 11,43 qu’il conservait, sans en prendre aucun soin, depuis la fin de la guerre. On imagine sans peine la tournure qu’auraient prise les « événements » si un tel enchaînement de circonstances s’était effectivement produit. Les Trois Glorieuses et les journées de juin n’auraient eu qu’à bien se tenir. Un jour, il faudra que je raconte cette histoire, l’histoire de ma mort héroïque er de la révolution qui s’ensuivit. »


Jean-Baptiste Harang, Le Magazine littéraire, mars 2007



Cours de mécanique générale


Jean Rolin ne sait pas conduire, c’est un piéton d’élite qui vous emmène en automobile au cœur de l’Afrique noire, avec distance et distinction.


Quelques précisions pour commencer (bien sûr, les amateurs d’approximations peuvent se rendre directement au paragraphe suivant). Ce livre raconte donc le convoyage d’une Audi 25 de Paris à Kinshasa, et dont, en parfait accord avec la promesse du titre, une durite explose. Petit un : la gamme Audi n’a jamais proposé à la vente le moindre modèle sous l’appellation Audi 25, le peu de renseignements techniques fournis par l’ouvrage conduit à supposer qu’il s’agit d’un modèle diesel, cinq cylindres en ligne, estampillé 5D, parfois « 2,5 », dont l’échappée de la virgule a pu tromper son monde. Petit deux : dans les véhicules automobiles, seuls les moteurs sont à explosion, les durites n’explosent pas, elles pètent, les pneus éclatent, les colonnes de direction cassent, les moteurs serrent, les freins lâchent, l’embrayage patine, la boîte de vitesses craque, mais les joints de culasse et les durites pètent. On peut, bien sûr, prétendre qu’elles explosent, comme à la première phrase du livre : « Lorsque la durite explosa, la voiture, depuis la remise à zéro du compteur, avait parcouru exactement quatre-vingt-dix-neuf mille quatre cents mètres », comme aux pages 94 et 195 : « Et chacun se félicitait avec quelque apparence de raison, cette fois d’être le soir même à Kinshasa, lorsque la durite explosa », et : « Quand je suis arrivé dans la capitale, au terme de ce voyage interrompu quelques heures par l’explosion de la durite, il s’y tenait un congrès international de spécialistes des grands singes », ou qu’elle éclate, la durite : « l’eau jaillissant par à-coups comme celle d’une source thermale intermittente, et le gros tuyau de caoutchouc fendu sur toute le longueur, telle une saucisse ayant éclaté à la cuisson », n’empêche, tous les margoulins du monde vous le diront : la durite pète. Les durites qui explosent, c’est de la littérature, ce qui tombe plutôt bien puisque, avec Jean Rolin, nous sommes en plein dedans, un type qui ne sait pas conduire (les 4L Renault exceptées, sans permis et sur de courtes distances) et qui s’en vante, qui fut capable dans un autre livre de laisser filer sans personne à bord et sans frein à main un cabriolet 204 dans une pente scabreuse d’un bourg tarnais, un type de ce tonneau, on ne saurait lui en vouloir. D’un autre côté, si la durite pète, on ne peut guère parler du « pétage de la durite », va pour l’explosion.


Bienvenue, donc, à ceux qui nous rejoignent maintenant. Avec l’Explosion de la durite (mâtin, quel titre !), Jean Rolin nous délivre un nouvel épisode de ses tribulations d’un curieux au monde, Tintin au Congo. Mais non, Rolin n’est pas Tintin, contrairement au reporter du Petit Vingtième, il ne se mêle qu’à doses infinitésimales de changer le cours de l’Histoire ou de redresser quelques torts, en revanche il ne se gêne pas pour écrire des articles et des livres qui disent, sinon ses aventures, du moins celles des autres sous son regard étonné, amusé, atterré ou complice, alors que Tintin, tintin ! Bon, voici l’histoire : le narrateur est en relations amicales avec Désiré Foudron, Congolais de toujours et ancien officier des Forces armées zaïroises, qui, pour des raisons de santé, est réfugié à Paris où il exerce avec prestance le métier de vigile dans un McDo entre la place et la porte de Clichy. Pour assurer l’équilibre économique de sa famille restée au pays, il a le projet d’y expédier une automobile qui, une fois arrivée à Kinshasa, pourra transformer sa condition de presque épave en taxi urbain et lucratif. Une Ford Fiesta pressentie disparaît avant d’être embarquée, tant mieux, on ne fait pas le taxi en Ford Fiesta, une Audi 25 la remplace au pied levé. Le narrateur (qui ne prétendra jamais n’être pas l’auteur lui-même) est chargé d’accompagner l’engin à destination. Jean Rolin est un accompagnateur-né, un délicieux compagnon de voyage que la solitude ne rebute pas. Il voyage léger, quelques livres, ici Proust, et Conrad dont il risque de croiser les pas, un traité d’ornithologie, de quoi écrire. Il connaît les oiseaux, la marine marchande et tâche de comprendre sans l’expliquer pourquoi, sur cette terre, les hommes ont tant de mal à vivre ensemble. Jean Rolin revient en Afrique, presque vingt ans après la Ligne de Front, un voyage dans la partie australe du continent, récompensé en 1988 par le prix Albert Londres. Ce retour vient de bien plus loin encore, du temps de Léopoldville, avant qu’elle ne devienne Kinshasa, du temps où son propre père, médecin militaire pacifiste, y tenait centre culturel, si bien que son talent inégalé à dire les choses vues, entendues et vécues dans le picaresque d’une situation prétexte (la durite qui pète) se teinte d’une nostalgie personnelle et, entre deux bateaux, deux hôtels et deux postes de douane, nous fait visiter la grande Histoire de cette grande Afrique, sous les règnes des Mobutu, des Kabila, des Bokassa, mais également sous l’ombre portée de Lumumba, et le fantôme de Che Guevara.


Le récit est une habile déconstruction du temps qui permet de remonter bien plus haut que l’histoire qui se veut contenue en un long flash-back entre les deux mentions de l’explosion de la durite (pages 9 et 194), le temps de dire les choses vues à la fois par le petit et le grand bout de la lorgnette, comme si le reportage servait non pas à conforter ou infirmer les choses apprises, mais à donner de la chair et de la présence à l’art de dire. Jean Rolin est un piéton malicieux et savant, un peu goguenard, gagné par la littérature et perdu pour la conduite automobile : « C’est à Léopoldville que j’ai appris à conduire quelques années après la mort de Patrice Lumumba, et d’ailleurs en vain, puisque je ne devais par la suite utiliser ce savoir-faire qu’en de très rares occasions, lorsque le hasard me mettait en présence d’une Renault 4L. […] Au bout d’une dizaine de jours, j’étais capable de rouler sans encombre, aussi bien sur des routes revêtues que sur des pistes, jusqu’au site des rapides de Kinsouka, là où Joseph Conrad faillit perdre la vie et le manuscrit de La Folie-Almayer. » Voyez comme tout s’étreint.


Jean-Baptiste Harang, Libération, 15 février 2007



Taxi brousse


L’auteur-voyageur fait, en néo-Tintin, son retour au Congo.


Il est arrivé qu’on compare Jean Rolin, ce grand voyageur amoureux des marges et des mots, à une sorte de Tintin doué d’ironie. C’est vrai qu’il y a chez l’écrivain un goût des Zones et des Traverses, qu’on retrouve dans les titres de ses aventures comme dans sa façon de les raconter : qu’il arpente ses souvenirs d’ancien gauchiste ou le présent d’un pays en guerre, L’homme qui a vu l’ours (ainsi qu’il se présentait dans le formidable recueil de textes paru l’an dernier) tempère toujours sa curiosité d’une espèce de sourire sec et désabusé… On appellera cela du style. Un style qu’on retrouve avec plaisir, quand Rolin se décide carrément à faire dans la BD belge : L’Explosion de la durite, son nouveau livre, c’est en effet Tintin au Congo ! Bien sûr, les choses ont bien changé depuis le temps des colonies que semblait bénir le jeune Hergé : on sait que l’histoire de l’Afrique est celle, non achevée, d’une libération qui s’est faite dans la violence, la guerre civile et les dictatures successives. C’est cette histoire que raconte Rolin, mais à sa manière, en empruntant bien des détours avant d’en arriver à ce qui fut le Zaïre et s’appelle aujourd’hui la République démocratique du Congo.


Son périple commence ainsi – comme dans Voyage au bout de la nuit –tout près de la place de Clichy, à Paris, et plus précisément au McDonald’s de la station La Fourche : c’est là que travaille Foudron, vigile de son état, un géant noir, ancien colonel au cœur fragile, qui projette de faire parvenir à sa famille restée au pays une voiture convertible en taxi… Tel sera donc le défi de notre reporter très en forme, et toujours aussi digressif. Car convoyer à Kinshasa une vieille Audi diesel (douze ans d’âge et 250 000 kilomètres au compteur) relève sous sa plume de l’épopée tragi-comique : formalités administratives, rencontres plus ou moins louches, cuites diverses et rêveries portuaires servent à composer les chants brefs mais souvent drôles d’une odyssée particulièrement prenante.
C’est que le voyage de Rolin le ramène d’abord à sa propre jeunesse : il a connu les « soirées dansantes » du Congo des années 60 où travaillait son père, auquel il rend au passage un émouvant hommage alcoolisé… À ces souvenirs vécus se mêle aussi la mémoire de lectures fondatrices, à commencer par celle de Joseph Conrad : Au cœur des ténèbres est comme un mythe auquel l’écrivain rêve de se confronter, dans le paysage d’une Afrique qui a bien sûr beaucoup changé.


Alors Rolin ruse et musarde, il relit Proust, cite cet autre grand voyageur que fut W.G Sebald, discute de Mylène Farmer avec un marin ukrainien, se rappelle ses séjours en Pologne (le pays d’origine de Conrad), où il n’est plus très sûr d’avoir rencontré Lech Walesa mais retrouve avec précision le visage amical d’une prostituée francophile… Pour autant, notre néo-Tintin n’oublie jamais de nous informer sur la situation de ce Congo qu’il redécouvre, non sans difficulté. Et même si sa voiture tombe en panne, il démontre ainsi qu’on peut être un excellent reporter et un écrivain superbement singulier.


Fabrice Gabriel, Les Inrockuptibles,13 février 2007



Cargo pour le Congo


Nouveau volume de Jean Rolin, L’explosion de la durite est à la fois un livre de voyage, une relecture de Proust et un récit autobiographique.


Au Congo, dans un creux, sur une section de la route resserrée entre deux talus de latérite, c’est soudain l’accident. Le moteur de la voiture de marque Audi dont Jean Rolin a pris livraison au Kremlin-Bicêtre a tant chauffé qu’une durite a fini par rendre l’âme. Entouré de ses deux partenaires congolais, Patrice, qui possède quelques notions de mécanique, et Nesle, l’écrivain faisait alors route vers Kinshasa pour des raisons qu’il expliquera par la suite.
Dans une région où il convient de se méfier des moustiques, des serpents et des militaires, Rolin songe à la fuite, l’arrestation et l’assassinat de Patrice Lumumba, Premier ministre destitué au début des années 1960. Quelques années plus tard, notre homme, lui, avait fait son premier séjour au Congo, avant la prise du pouvoir par Mobutu, à une époque où il n’aurait pas détesté avoir quelque succès auprès des jolies Belges et Américaines à la piscine de l’Athénée.


Jean Rolin n’a pas oublié non plus qu’il apprit à conduire à Léopoldville, s’exerçant principalement sur des Renault 4L, seul véhicule qu’il soit jamais parvenu à maîtriser. L’Audi 25, douze ans d’âge, comme on le dit d’un vieux Whisky, reprendra la route, bien que son radiateur n’en finisse pas de bouillir et l’eau de s’épuiser. L’auteur de Chrétiens (P.O.L  2003, repris en « Folio ») estimant alors sa situation « de plus en plus semblable à celle du vieil homme dans le roman d’Hemingway, voyant son espadon dépouillé progressivement de toute sa chair ».


Cette affaire d’Audi à convoyer vers le Congo, il la doit au dénommé Foudron – dont le vrai prénom est Désiré – fort gaillard au gabarit « hors normes » qui officie en tant que vigile au McDonald de La Fourche. Ancien colonel dans les forces d’armées zaïroises – on rappellera, comme le fait Rolin, que le Zaïre est désormais la République Démocratique du Congo –, celui-ci a eu l’idée de faire voyager une automobile de seconde main jusqu’à un pays où habitent sa femme et ses enfants, afin qu’elle puisse y servir de taxi et rapporter encore quelques sous.


Il n’y a que Jean Rolin pour arriver à pareil résultat. En un même volume, l’un de ses plus réussis, le voici donc qui parvient à évoquer Mac Orlan, pour lequel il avoue une affection « qui ne fait que croire au fur et à mesure que la nuit avance », W.S. Sebald, Joseph Conrad et Marcel Proust dont il relit la Recherche. L’Explosion de la durite parvient à être à la fois un livre de voyage, où l’on chemine sur quatre roues mais aussi à bord d’un cargo, un récit autobiographique, puisque Rolin dévoile çà et là quelques anecdotes concernant son père. À chaque page, sa prose teintée d’humour enchante. Citons juste ceci : « Parmi toutes les habitudes auxquelles l’homme est attaché sur la terre ferme, et dont il doit apprendre à se passer en mer, outre celle de voir de temps à autre ses amis, plutôt que de côtoyer à chaque heure du jour les mêmes marins ukrainiens, il y a celle d’aller faire ses courses chez Champion »…


Alexandre Fillon, Livres Hebdo, 26 janvier 2007



Agenda

Lundi 6 mai à 19h
Jean Rolin à la Maison de la poésie (Paris)

Maison de la poésie

Passage Molière
157, rue Saint-Martin
75003 Paris

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Et aussi

Jean Rolin Prix de la Langue Française

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Jean Rolin prix Joseph Kessel 2021

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