L’Opulence de la nuit est le vingt-quatrième livre de Charles Juliet publié aux éditions P.O.L, et son sixième recueil de poèmes, recueil composé en plusieurs moments : Hiver, Bribes, Je t’ai cherchée, Sur les Collines, Notules, L’Opulence de la nuit, Te rejoindre, Éclats, Lumière d’avant-printemps, À l’intime du silence, Images d’enfance, Vers l’oasis.
Quand j’ai faim tout me nourrit
racontait cette chanteuse
dont le nom m’est inconnu
un visage la pluie l’aboiement
d’un chien
moi aussi
quand j’ai...
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L’Opulence de la nuit est le vingt-quatrième livre de Charles Juliet publié aux éditions P.O.L, et son sixième recueil de poèmes, recueil composé en plusieurs moments : Hiver, Bribes, Je t’ai cherchée, Sur les Collines, Notules, L’Opulence de la nuit, Te rejoindre, Éclats, Lumière d’avant-printemps, À l’intime du silence, Images d’enfance, Vers l’oasis.
Quand j’ai faim tout me nourrit
racontait cette chanteuse
dont le nom m’est inconnu
un visage la pluie l’aboiement
d’un chien
moi aussi
quand j’ai grande faim
musardant par les rues populeuses
dérivant au gré de mon humeur
je m’emplis de tout ce qui s’offre
des visages des regards un arbre un nuage
la lumière du jour le sourire d’un enfant
tout est absorbé tout me nourrit
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Bribes
La gravité fragile de Charles Juliet dans un recueil de poésie cheminant sur près de 50 ans d’écriture.
« Notules », « Bribes », « Éclats », on se dit en cheminant dans L’Opulence de la nuit que le poème va bien à l’écriture grave de Charles Juliet, à la fragile densité de ses mots. Que c’est même, peut-être, l’architecture qui va le mieux à sa douleur et à sa douceur, patiemment reformulées depuis près de cinquante ans. Ici au plus près de la trame, la peur, la perte, l’ennui,« ce torturant désir d’être », le sentiment d’être enfermé à l’intérieur de soi. Et pendant toutes ces années, la voix du petit garçon qui n’a pas connu celle qui l’a mis au monde, timide, coupable de vivre, que l’écrivain a toujours hébergé.« Il écrivait pour consoler/cet enfant qui vit en lui. »
On lit ces poèmes – tous on fait l’objet d’une édition à tirage limité notamment dans les magnifiques livres d’artistes de l’atelier des Grames –, comme une sorte d’auto-exhortation à aller vers la vie, apprendre le goût de l’ici et maintenant, s’autoriser, consentir.« Avant de me donner/des fondations/j’ai dû/me déraciner. »Le tutoiement qui désigne souvent l’homme qui écrit et le tient du coup à distance (comme dans le récit Lambeaux où « tu » désignait à la fois la mère morte et son fils), la troisième personne du singulier parfois disent bien la difficulté de dire « je », aussi grande que celle de dire « oui ». Charles Juliet a sept ans quand sa mère meurt de faim dans l’asile psychiatrique où elle a été enfermée pour dépression après la naissance de ce quatrième enfant. Une autre mère remplace la première absente dès les premiers mois. L’enfant grandit entouré de sœurs plus âgées, manque l’école de Pâques à Toussaint pour garder les vaches. Les collines, les bois, les chemins sont les témoins muets d’une détresse fondatrice, d’une terreur que l’homme mettra des années à tenir en respect.« La peur a ravagé ton enfance », disait-il dans Lambeaux auquel de nombreux poèmes font écho.
Sortir de la nuit de l’enfance, arracher les mots d’un silence de mort, les extirper d’outre-tombe pour les faire entrer dans la lumière, l’écrivain tend depuis toujours vers cette clarté, en même temps qu’il aspire au dépouillement, à l’épure, une forme de quête zen. « Vers l’oasis » qui clôt le recueil parle d’ailleurs de cette longue marche dans le désert, comme un chemin douloureux vers des épousailles mystiques avec la vie au terme d’un long accouchement à soi-même.
Véronique Rossignol, Livres Hebdo, 10 novembre 2006
Un recueil de poèmes qui rend compte de cinquante années de cheminement intérieur.
L’histoire de Charles Juliet, qui a maintenant soixante-douze ans, s’arrête au seuil du monde adulte. Il l’a racontée dans L’Année de l’éveil et Lambeaux ; on en retrouve les motifs dans les quelques poèmes narratifs que contient L’Opulence de la nuit. À ces années d’apprentissage succéda un demi-siècle au cours duquel son théâtre intérieur prit le pas sur le monde extérieur. Pour en rendre compte, le poème s’imposait. Ce sont ces cinquante années d’itinéraire poétique qui sont recueil-lies ici, en un seul volume, où le blanc de la page, figurant le silence, prend plus de place que les mots ; comme si chaque poème résultait d’une lente érosion, à l’image de ce galet que le poète tient dans sa main et caresse, « tiède et lisse et dense concrétion de ma plénitude ».
On tourne les pages, d’une belle couleur sable, comme si l’on suivait des petits cailloux semés dans les plis et replis d’un sentier qui ferait reculer les ténèbres. Chaque texte, d’une forme irrégulière mais sans aspérité, recourt à un vocabulaire et à une syntaxe modestes, modestes comme le petit vacher puis l’enfant de troupe que fut le poète et qu’il demeure, tel un autre lui-même inconsolable.
Charles Juliet n’est pas le genre d’écrivain à qui l’inspiration vient en un éclair. Il travaille, mais la matière à laquelle il s’affronte, c’est lui-même.
« Il n’a pas à triturer puis polir les mots
qu’il emploie
Il laisse son silence
les épurer les fertiliser »
C’est ce moi inconfortable, plein de larmes non versées, encrassé de souvenirs, empesé d’ennui, qu’il s’agit de dépouiller. C’est ce bouquet de pronoms – un « je », un « tu », un « il » qu’il utilise à tour de rôle pour se désigner – qu’il convient de clarifier pour arriver à la source des mots. Le chemin du poète rejoint celui du mystique. La métaphore de l’œil, ici récurrente – rappelons la passion de Juliet pour la peinture –, évoque l’enjeu de la métamorphose à laquelle le poète se livre corps et âme : passer de la « vue » à la « vision ». Puis devenir ce qu’il voit, une terre de labour, un arbre, un tournesol.
Astrid de Larminat, Le Figaro, 23 novembre 2006
Charles Juliet, dépouillement
Ses récits d’une vibrante intériorité (Lambeaux, L’Inattendu, L’Année de l’éveil) et son remarquable journal en cinq tomes l’ont fait connaître d’un public élargi. Mais Charles Juliet, scrutateur opiniâtre du tréfonds de l’âme, est avant tout poète. Après Ce pays du silence, Affûts, À voix basse et Fouilles, les éditions P.O.L publient L’Opulence de la nuit. Les textes de ce nouveau recueil de poèmes, parfois composés depuis plus de quarante ans, avaient jusqu’ici fait l’objet de publications très confidentielles. Le travail que Charles Juliet a entrepris autour des mots évoque un très long cheminement, entreprise intransigeante qui le mena de la souffrance, du manque et de l’éparpillement à une seconde naissance, assentiment plein et entier à la vie. De « Hiver » à « Vers l’oasis », les douze sections de ce recueil respectent le sens chronologique et sensoriel de cet accomplissement douloureux. A la désolation, au remuement, à la froidure, succèdent le silence, la décantation puis la douce luxuriance de l’altérité. Les heures les plus fécondes de cette mutation sont celles de la nuit, lorsque l’obscurité efface le détail et précise le contour, lorsque s’étouffe le bruit du monde et s’amplifie la voix, à peine audible, venue des profondeurs.« Frémissements/à l’intime/du silence/un murmure/D’abord indistinct/puis des mots cristallisent/se nouent les uns aux autres/avec et sans moi/un poème se dicte/me fait don d’une vie/plus intense que la vie. » Charles Juliet a l’art de se rendre essentiel à ceux qui le lisent. Ses mots limpides, livrés sans afféterie ni artifices, portent en eux l’exigence de vérité, d’honnêteté. En tentant de s’approcher du mystère, ils décrivent une démarche dont l’intensité foudroie. Peur, dédoublement, déchirement originel, culpabilité : L’Opulence de la nuit renferme les grands thèmes qui n’ont cessé de nourrir l’œuvre de l’auteur, non comme un ressassement stérile, mais comme une reformulation perpétuelle qui crée et maintient l’état d’une lucide révélation intérieure.« La substance interne/n’est plus qu’un œil/un œil acharné à s’élucider/à pénétrer/le plus enfoui/atteindre le dedans du dedans/là où s’offrent/la paix et la lumière/l’inaltérable joyau de la haute connaissance. »
Arnaud Schwartz, La Croix, 9 novembre 2006
Les formes du dépouillement
Charles Juliet, dans les voies poétiques de l’expérience intérieure
Charles Juliet notait un jour que l’aventure intérieure dans laquelle il était engagé ne pouvait pas se donner à elle-même un terme. Et que même, à mesure qu’il avançait, l’objet de la quête s’éloignait, de sorte qu’il devait apprendre à en accepter la définitive inaccessibilité. Son Journal – quatre volumes publiés à ce jour –, ses récits autobiographiques, dont L’Année de l’éveil, qui connut un grand succès en 1989, et Lambeaux (1995) témoignent à la fois de cette recherche et de ce savoir. Paradoxalement peut-être, cet apprentissage du renoncement n’a pas empêché l’écrivain, qui est âgé de 72 ans, d’atteindre une certaine sérénité et de se tenir, comme il le dit dans son Journal,« face à l’impensé », lui donnant même« forme et consistance ». Tenant en respect ses démons les plus obscurs, il peut avancer encore dans ce travail de connaissance, loin des« existences/verrouillées/acharnées à arracher/ce qui grondait dans le sang… ».
La poésie demeure l’espace premier et nécessaire de cette tâche que Juliet accomplit avec une dignité exemplaire. L’Opulence de la nuit, qui regroupe une douzaine de brefs cycles de poèmes dont les tonalités varient et se font écho, le démontre. Ce qui est remarquable, c’est moins l’éclat ou la bravoure, le panache – même noir – et les envolées lyriques que la lente et minutieuse prise de conscience dont chaque page est le signe. » La nudité garantit, ici, la nudité du propos.
Dans un texte déjà ancien (dans la revue Faire part, automne 1986), le grand poète italien Mario Luzi soulignait, chez Charles Juliet, la« réticence peu loquace à toutes les limites de l’individualité distincte et déterminée, dans son sens social comme cognitif ». C’est de là que vient cette dignité dont nous parlions. Jamais, chez Juliet, ne se profile l’ombre d’une vanité, d’un contentement de soi, d’une revendication attachée à cette« individualité distincte » qui est pourtant sa seule matière, son seul objet. Mais cette matière, il l’aborde par la face obscure et non par celle où l’on se plaît à briller.
La fréquentation de la littérature mystique, l’amitié avec Beckett et Bram Van Velde, et aussi son tempérament personnel, ont appris à Charles Juliet la nécessité du dépouillement. C’est la voie de l’abandon qu’il s’enjoint à lui-même d’emprunter, la plaçant au centre de sa géographie mentale : « Dépouille-toi/Retire de toi/tout ce qui/t’encombre/te restreint//Puis abandonne-toi//Entre dans la passivité/l’état où tu connais/la plus haute densité/la plus vaste extension. »
Le titre du livre renvoie à une section de six poèmes qui évoquent Friedrich Hölderlin. L’idée de l’« opulence » ne s’oppose pas à« l’âme vacante » de l’auteur d’Hypérion chez lequel ne subsiste plus/que le désir de la vie/la plus haute »,« submergé/par un amour/sans raison ». Certes, le haut génie poétique d’Hölderlin réclame d’autres paroles et analyses. Mais invoquer cet« amour sans raison » ou parler de« la calme ivresse/de la surabondance », c’est déjà se placer au bon niveau de lecture et entendre, dans sa tonalité la plus bouleversante, la voix brisée du poète allemand.
Les deux derniers chapitres du livre de Juliet ont pour titres : « Images d’enfance » et « Vers l’oasis ». Les poèmes sont plus longs, leur lyrisme est moins retenu ; Une certaine sensualité se manifeste, presque printanière. Comme dans ce poème où Juliet s’étonne, devant un sombre monastère espagnol, du refus de la chair et de ces générations« d’hommes/affamés assoiffés/qui ont dépéri là/loin de la femme/et de sa chair bienfaisante… ». Accents rares chez un poète qui connaît tous les visages de l’angoisse et de la difficulté d’être…
Patrick Kéchichian, Le Monde, 22 décembre 2006