— Paul Otchakovsky-Laurens

Un Roman russe

Prix Duménil

Emmanuel Carrère

« La folie et l’horreur ont obsédé ma vie. Les livres que j’ai écrits ne parlent de rien d’autre.
Après L’Adversaire, je n’en pouvais plus. J’ai voulu y échapper.
J’ai cru y échapper en aimant une femme et en menant une enquête.
L’enquête portait sur mon grand-père maternel, qui après une vie tragique a disparu à l’automne 1944 et, très probablement, été exécuté pour faits de collaboration. C’est le secret de ma mère, le fantôme qui hante notre famille.
Pour exorciser ce fantôme, j’ai suivi des chemins hasardeux. Ils m’ont entraîné...

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La presse

« J’avais l’impression d’être enfermé »



L’auteur de L’Adversaire voulait sortir de l’horreur et de la folie qui habitent tous ses livres. Dans Un roman russe, il remonte aux sources géorgiennes de son histoire familiale pour exorciser le souvenir de son grand-père.



Lorsqu’il était enfant, Emmanuel Carrère raconte qu’il faisait souvent le même rêve : il lisait une nouvelle qui se terminait par une phrase en italique, nettement détachée du reste du texte. Cette phrase, c’était « le dernier tour de vis », « le fond du fond de l’horreur », se rappelle-t-il. « Je lisais en repoussant au maximum le moment où j’y arriverais. Je savais que si j’y parvenais, elle me tuerait. » Silence. L’écrivain se rencogne dans le sofa gris de son salon. Il tire sur l’une de ses Lucky Strike qu’il fume en abondance. Puis il nuance : « Enfin, j’étais persuadé qu’elle serait soit ma mort, soit ma seule possibilité de vivre.
Le petit garçon s’éveillait toujours avant la fin. Quarante ans plus tard, le romancier a eu besoin d’aller au bout de son cauchemar. Peut-être pour écrire lui-même la dernière phrase ? « En rédigeant ce livre, j’avais souvent l’impression que je réécrivais ou que je paraphrasais ces pages imaginaires », confesse-t-il. Mais il fallait arriver à ce point final. Y succomber ou en réchapper. Écrire comme on joue à la roulette russe.
Depuis vingt-cinq ans qu’il signe des romans, Emmanuel Carrère s’avoue habité par l’horreur et par la folie. Obsédé par des psychopathes ou par des types ordinaires qui, tout à coup, basculent dans la démence. Ses livres ne parlent que de ça : La Moustache, La Classe de neige ou encore L’Adversaire qui reconstitue avec une précision diabolique l’invraisemblable affaire Romand. « Je me suis souvent demandé pourquoi, d’où que je parte, j’en arrivais toujours là, dit-il. J’avais l’impression d’être enfermé dans ce que j’écrivais, que L’Adversaire avait fini de m’enterrer jusqu’au cou. Il fallait que j’en sorte d’une manière ou d’une autre. Ce livre, avec tous les risques qu’il comporte, est une tentative pour en sortir. »
Sorte d’auto-analyse lucide et intransigeante, Un roman russe mêle plusieurs intrigues dont la principale n’apparaît que progressivement. Il y a d’abord un film que l’auteur tourne à Kotelnitch, un « trou » de la Russie profonde. Il y raconte l’histoire d’un paysan hongrois enrôlé de force dans la Wehrmacht, capturé par l’armée rouge en 1944, interné pendant cinquante-six ans dans un hôpital psychiatrique russe et rapatrié à Budapest il y a seulement sept ans.
Il y a aussi l’histoire d’un fiasco amoureux : en 2002, Emmanuel Carrère écrit pour Le Monde une nouvelle érotique qui, contrairement à son attente, va le conduire à se séparer de la femme aimée, Sophie, pour laquelle, précisément il avait écrit ce texte.
Mais l’histoire la plus brûlante est celle de Georges Zourabichvili, le grand-père maternel de l’auteur, qui vient assez vite se superposer à celle du Hongrois perdu. Émigré en France dans les années 1920 et tragiquement inadapté, Zourabichvili, admirateur de Hitler et de Mussolini, avait été traducteur pour les Allemands pendant la guerre. Il a disparu en 1944, exécuté sans doute pour «faits de collaboration»


Acteur, pas voyeur



L’un des paris d’Emmanuel Carrère consiste à entrelacer ces histoires très différentes comme les trois brin d’une tresse russe. Dans Hors d’atteinte ?( »P.O.L, 1988), on pensait souvent aux Choses, de Georges Perec. Ici, on pense à W ou le souvenir d’enfance. Du moins pour la méthode. On dirait que Carrère a voulu « prendre en tenaille » le troisième récit – le plus brûlant, celui de son grand-père – entre les deux autres. « Je me disais qu’en utilisant ces éléments hétérogènes, en essayant de les faire jouer ensemble, de les mettre en résonance, j’allai bien arriver à attraper quelque chose. Mais quoi, au fond, cela m’échappe. »
Encore un silence. Un coup d’œil où l’on entrevoit des abîmes d’anxiété. Au fond, Emmanuel Carrère sait bien ce qui lui échappe. Il raconte que, contrairement au soldat hongrois, Georges Zourabichvili n’est jamais revenu. Et que sa famille, longtemps espéré son retour, en particulier sa fille, qui avait 15 ans à la Libération. Cette enfant s’appelait Hélène, Hélène Zourabichvili. Elle est devenue Hélène Carrère d’Encausse, soviétologue, secrétaire perpétuel de l ’Académie française et mère d’Emmanuel Carrère. Encore aujourd’hui, il lui arrive de rêver que son père revient.
Tout ce qui se dérobe ne tourne-t-il pas autour de cela, de ce père et de ce grand-père honteux ? De ce « mort sans sépulture » ? Il est, dit Emmanuel Carrère, « le secret de ma mère. Pendant longtemps, il a traîné comme une espèce de fantôme dans notre famille, il a vraiment pesé sur moi. J’avais besoin de lui faire un tombeau. »Cela n’a pas été sans douleur. « Il y avait une part de transgression là-dedans. Ce livre était une chose que ma mère m’avait demandé de ne pas faire et que j’estimais ne pas pouvoir ne pas faire. Pour elle, cette histoire est très douloureuse. Il lui est pénible de l’évoquer. Mais j’ai eu besoin de la raconter. Ce n’était pas seulement son père, c’était mon grand-père, une disparition qui avait marqué des générations. J’ai eu l’impression d’adresser ce livre à ma mère et de lui dire : voilà qui je suis. »
Pour autant, ce dévoilement de l’intimité familiale ne transforme pas le lecteur en « voyeur ». On est plutôt acteur quand on lit Un roman russe. On participe à cette quête de soi, cette mise au jour tâtonnante d’un héritage enfoui, sous le regard de la mère. Car tout se joue dans cette tension-là. C’est l’une des prouesses du roman : la mère n’est jamais présente mais l’on sent son regard par dessus l’épaule de l’écrivain. Un écrivain qui n’a jamais cessé d’être un enfant lorsqu’il parle d’elle, et qui en retour lui fait ce « cadeau »: dire les choses une fois pour toutes. Prononcer « la dernière phrase » pour être en paix avec soi-même.
Le livre se clôt d’ailleurs par une lettre à la mère, éblouissante et apaisée. Avec une scène inoubliable – une leçon de natation, dans une piscine, alors que l’auteur avait 5 ou 6 ans – où quelques détails suffisent à dire la densité du rapport mère-fils. C’est une offrande. Un bras tendu, un peu tremblant, qui semble dire : ces pages m’ont sauvé, accepte qu’elles te sauvent avec moi.
Quand on pénètre dans l’appartement d’Emmanuel Carrère après avoir lu son livre, « l’effet du réel » est saisissant. Tout est là, Gabriel, le grand fils qui vous ouvre la porte, le berceau de la petite Jeanne, tout ce qui fait la texture d’Un roman russe, le tissu d’une vie dans le moindre détail.

En quittant Emmanuel Carrère, on s’aperçoit qu’il vient de raconter le dernier chapitre de son roman : il a joué à la roulette russe, il a tiré et il est vivant. Plus que jamais. Le bon côté du rêve s’est réalisé : ce livre « clôt un cycle » et d’autres choses seront possibles. Lesquelles ? Il ne se les représente pas bien encore. Mais il n’est même pas très «  impatient de les connaître ».
Dernière bouffée de cigarette. Il réfléchit, les yeux au ciel. Puis : « Il s’est passé une chose inouïe, confie-t-il. Depuis que j’ai terminé ce livre, je n’ai rien fichu. Mais sans aucune culpabilité, ni angoisse. Ceci ne m’était jamais arrivé de ma vie. »



Florence Noiville, Le Monde, 2 mars 2007




Emmanuel Carrère affronte ses fantômes familiaux dans un récit autobiographique maîtrisé et émouvant.



Chacun des ouvrages, fictions pures ou récits, qui composent la bibliographie anxieuse et remarquable d’Emmanuel Carrère est comme un coup de sonde dans l’abîme. Une leçon de ténèbres, une incursion volontaire et entêtée dans l’opacité, l’obscurité sans contours ni fin où tâtonne et se débat l’intelligence, confrontée à l’illusion et à l’incertitude, à une vérité sur les êtres et sur le monde qui toujours se dérobe, se délite, se refuse. Fallait-il s’attendre à ce que cette interrogation sans cesse réitérée, cette démarche approfondie jusqu’au vertige – notamment dans L’Adversaire (éd. P.O.L, 2000), son dernier ouvrage en date –, l’écrivain l’entreprenne un jour sur un terrain strictement autobiographique ? Peut-être bien, une telle hantise obstinée ne pouvant qu’être ancrée dans le secret d’une enfance, d’une généalogie…
Toujours est-il que c’est chose faite : Un roman russe est la nouvelle déclinaison, admirable, intimiste et émouvante, de ce questionnement obsédant. Émouvante car l’écrivain recherche et accepte ici un dévoilement, une mise en danger de lui-même inédite à ce jour. Cette vulnérabilité donne véritablement à son récit valeur de confession, au sens non pas religieux mais littéraire du terme – l’écriture, la représentation et la mise en ordre qu’elle suppose sont investies d’un pouvoir de catharsis, de purification, de « délivrance », écrit Emmanuel Carrère.

La quête d’une délivrance, la volonté de « prendre au piège quelque chose qui m’échappe et me mine », de traquer en soi cet « ennemi ricanant, cruel et monstrueux » qui le hante, c’est bien ce qui guide le présent récit, dont on pressent assez vite qu’il est, pour Carrère, une sorte de Lettre à la mère – à l’instar, si l’on veux, de celle que Kafka adressa naguère à son père –, et les dernières pages, tendres, lumineuses, presque suppliantes d’Un roman russe viendront ultimement confirmer cette intuition. Mais avant d’en arriver là, le chemin parcouru est long et sinueux, infiniment douloureux, tantôt tragique, tantôt érotique, tantôt drolatique, et pourquoi pas même cocasse par instants… quoi qu’il en soit jamais apaisé ni assuré.
S’il se déroule en l’espace de quelques mois – disons, pour simplifier, le temps que dura la genèse et le tournage du film de Carrère, Retour à Kotelnitch, sorti en 2004 –, Un roman russe embrasse en réalité une temporalité bien plus vaste. Une construction narrative formidablement tenue emmêle de nombreux événements : les voyages en Russie qu’occasionna ce projet de film ; l’histoire d’amour chahutée que l’écrivain a nouée parallèlement, à Paris, avec une jeune femme prénommée Sophie ; l’enfance de Carrère et les souvenirs tantôt précis tantôt précaires qu’il en conserve, centrés notamment sur sa relation avec sa mère, l’historienne et académicienne Hélène Carrère d’Encausse. Sans oublier, par-delà les générations, le roman familial et ses zones d’ombre – lesquelles se cristallisent en la personne de son grand-père, « un homme dont la mort incertaine a pesé sur ma vie », un émigré géorgien débarqué en France au lendemain de la révolution russe et installé à Bordeaux, disparu dans des conditions énigmatiques en 1944, au moment de la Libération, après avoir collaboré avec l’occupant allemand.
Tout cela, quel roman composer, quel fil narratif tisser et suivre ? L’interrogation parcourt en filigrane Un roman russe, et semble trouver à chaque instant, de façon concomitante, sa réponse – tandis que, de façon faussement digressive, s’écrit sous nos yeux l’histoire d’un homme qui, en guise d’héritage, reçut « l’horreur, la folie, et l’interdiction de les dire », et, bravant cet interdit, décida de devenir écrivain. L’histoire d’une famille, d’une lignée d’individus « pétris de peur et de honte, hantés par un fantôme », legs cruel avec lequel Carrère lutte depuis longtemps, et qu’aujourd’hui, par le biais de ce grand livre, il semble accepter, comme pour mieux le tenir à distance, tenter de s’en affranchir.


Nathalie Crom, Télérama, mars 2007





Emmanuel Carrère, le livre pour ma mère



Il passe des heures silencieuses et bienheureuses dans son univers intérieur. Fantasmes. Réflexions. Il a l’impression d’être dans un train fantôme dont il maîtrise chaque recoin. Même si bien sûr, un jour, tout ça peut dérailler. Il ne se risque donc jamais bien longtemps hors de lui. Il se tend juste parfois, à travers des romans sur la folie, un miroir grossissant. Mais avec L’Adversaire, œuvre inspirée de l’affaire Jean-Claude Romand, tout craque. Emmanuel Carrère décide, après sept ans d’enfer passés dans la peau d’un meurtrier mythomane, d’aller vers l’amour, les autres, le monde. C’est ce qu’on nous demande à tous : empoigner la réalité. C’en est donc fini avec l’horreur mais, en fait, non, ce n’en est pas fini avec l’horreur. Est-ce que l’on peut escamoter les étapes, choisir à la place des autres, contrôler ses pulsions destructrices ? Un roman russe se révèle un extraordinaire récit de guerre sans paix à l’horizon. Rien ne va se passer comme prévu. Car si lui en a terminé avec la souffrance, la souffrance n’en a pas terminé avec lui. Emmanuel Carrère relate une existence aux échos déformés, aux risques pris, aux victoires friables. Ce n’est pas une fable puisque c’est sa vie.
Un roman russe est tissé de trois histoires entremêlées . Elles représentent, au début du récit, des portes de sortie miraculeuses. Elles sont chacune, si on y regarde de plus près, les strates de toute vie. Il y a l’amour. Emmanuel Carrère écrit pour Le Monde une nouvelle dont l’héroïne est la femme qu’il aime. Elle doit accomplir en temps réel, dans le train Paris-La Rochelle de 14h45, des gestes érotiques. Une déclaration d’amour audacieuse. Le texte donnera lieu à une succession de malentendus et marquera le début de la fin de leur liaison. Il y a ensuite le travail. L’auteur, bien décidé à rompre avec ses obsessions littéraires, veut faire des reportages. On lui propose le portrait d’un soldat hongrois retrouvé, après une cinquantaine d’années d’oubli, dans un hôpital psychiatrique d’une petite ville russe. Emmanuel Carrère se rend donc à Kotelnitch pour tourner un film. Le tournage ne va pas se contenter de virer au cauchemar. Le sort du soldat hongrois le renvoie au destin tragique de son grand-père maternel disparu à Bordeaux en 1944 et sans doute exécuté pour faits de collaboration à l’âge de 45 ans. Car il y a enfin la famille. Emmanuel Carrère, fils de soviétologue et académicienne Hélène Carrère d’Encausse, est prié de ne rien dévoiler du lourd secret familial. Mais Emmanuel Carrère veut justement dévoiler. Ne plus se taire. Il exhume donc un grand-père maternel déchu, cinglé, disparu, torturé. Et on a alors, devant nos yeux, un récit contre la peur
Le grand thème de sa vie, et donc de son œuvre, c’est la disparition. Des hommes se volatilisent, des amours s’éteignent, des secrets s’enfouissent, des désirs s’effacent. Tout ça prend forme, avec une force inouïe, dans son corps et sa tête. La tentation est grande de mimer le soldat hongrois qui, enfermé dans un hôpital psychiatrique, se tient prostré pour ne plus se faire remarquer. On lui dit de mourir alors il meurt. Mais Emmanuel Carrère choisit, à l’inverse, de lutter contre la mort. La question est alors posée : peut-il y avoir une autre vie pour lui qu’une vie violente et exténuante ? Un roman russe est semblable à une poupée russe. De clés en clés. De fait en fait. On touche le fond sur lequel on pourra prendre appui pour remonter à la surface. L’auteur de La Classe de neige a écrit un récit exacerbé sur les plaisirs du corps et les noirceurs de l’âme. Passion physique, angoisses existentielles, liens douloureux. On y trouve une berceuse cosaque, des lettres bouleversantes, un fait divers atroce, des moments de solitude, une relation enflammée. On grimace souvent de rire tant la réalité se montre retorse. L’écriture connaît des accélérations et des ralentissements. Style rêveur, cru, rêche. On marche des heures avec l’auteur, dans une ville sombre, pour essayer de perdre ses propres traces.
Un roman russe est une œuvre sur la folie, le secret, la langue. Les trois sont intimement liés. Nombreuses scènes où Emmanuel Carrère veut manier la langue ruse comme on manie le barillet d’un revolver : pour affronter ses ennemis intérieurs. L’auteur ne s’épargne pas. On n’est jamais dans la pose. Le livre se joue de ce que l’on espère et de ce qu’il advient ; de ce que l’on devrait être et de ce que l’on se contente d’être. Les plus beaux passages du récit sont consacrés à la mère. Emmanuel Carrère choisit, avec ce livre, d’aller contre ses ordres puisqu’il y révèle tout ce qu’elle veut enfouir. Il lui adresse, à la fin, une lettre magnifique. Il dit nager vers elle comme lorsqu’il était enfant et qu’il apprenait à nager rivé à son regard. Il avait confiance. Mais il a fallu vivre après sans regard extérieur aussi fort. Et comment fait-on lorsqu’à l’intérieur de soi il fait nuit noire ? On ne se dirige nulle part ; on se heurte partout. Le fils dépose un roman russe au pied de sa mère. Récit sombre, ouvert, cruel, choquant. Est-ce qu’Hélène Carrère d’Encausse acceptera ce livre sur une vie aux flots battus ? C’est celui d’un fils, non pas rêvé, mais réel. C’est celui de son fils.



Marie-Laure Delorme, Le Magazine littéraire, mars 2007



Un livre ravageur et totalement bouleversant.



Marie Chaudey, La Vie, jeudi 1er mars 2007




A ma mère, malgré tout



Un roman russe, un grand livre sur le besoin de vérité.



Il ne cesse de parler de la disparition. Le thème du vide est au cœur de chacun de ses romans. Des hommes sans place attribuée essaient de semer leurs propres traces. Ils tentent de s’évanouir et de s’étourdir pour mieux se reconstruire. Et même lui, se disait-on, se révèle et se camoufle à travers des personnages de fuite et de feinte. Mais avec L’Adversaire (P.O.L 2005), sept années passées dans la peau du mythomane et meurtrier Jean-Claude Romand, tout a explosé. Emmanuel Carrère prenait le risque, à force d’écrire sur des destins travestis et évanouis, de contempler sa propre existence sombrer. Coup de revolver dans un théâtre d’ombres. L’auteur raconte, avec Un roman russe, comment il a repris sa vie en main et comment sa vie lui a à nouveau échappée des mains. Il s’agit, dans ce récit brutal et abyssal, d’un face à face avec lui-même. Le masque tombe et fait à nos pieds un bruit de catacombes. Emmanuel Carrère joue puis perd puis gagne. Un roman russe est, à travers différentes strates, un acte de foi en la littérature. Les mots peuvent tuer et sauver.
Le récit avance à travers trois histoires. Chacune représente un morceau de la vie d’Emmanuel Carrère. Il y a d’abord l’homme. Emmanuel Carrère écrit dans Le Monde une nouvelle érotique pour la femme de sa vie. Mais l’histoire, faite pour consolider leur amour, agit comme un poison. Elle marque le début de la fin de leur liaison. Il y a ensuite l’écrivain. Emmanuel Carrère décide, pour sortir de ses romans noirs sur la folie, de faire à nouveau du reportage. Il accepte de rencontrer un soldat hongrois disparu en 1944 pendant près de soixante ans, avant d’être finalement retrouvé dans l’hôpital psychiatrique d’une petite ville perdue de la Russie. L’auteur se rend donc à Kotelnitch pour tourner un film sur son sujet. Il va non seulement rencontrer la solitude et le meurtre mais aussi replonger dans son passé.
Car il y a enfin le fils. Emmanuel Carrère se retrouve confronté, à travers le destin du soldat hongrois, à un drame familial. Son grand-père maternel a disparu à Bordeaux en 1944 et a sans doute été exécuté pour faits de collaboration à l’âge de 45 ans. Portrait d’un grand-père cinglé, marginal, torturé. Paranoïaque et pathétique. La mère d’Emmanuel Carrère, l’académicienne et soviétologue Hélène Carrère d’Encausse, a toujours refusé d’exhumer ce père déclassé et déséquilibré. Mais voilà, maintenant, c’est fait.
Il n’y a pas de véritable littérature sans coup perdus, urgence, bris de verre, nécessité, dérive des certitudes. Si l’on est écrivain, on déchire d’un coup sec le voile des convenances pour faire apparaître une vérité dérangeante. On peut détester ça. Pointer égoïsme et narcissisme. Aucun problème. Il existe alors des cocktails pour les apparences ; des bouquins pour la distraction ; des dîners en ville pour le social. Un roman russe, écrit dans un style de bombe cloutée, est un objet rare. Chaque phrase y est écrite contre le mensonge. Le récit se révèle passionnant de bout en bout. On y trouve une histoire de moustache, une gouvernante morte, un fait divers atroce, une langue russe symbolique, une berceuse cosaque, une passion destructrice, un lieu fantomatique, une lettre à la mère. C’est écrit contre la mort et pour la vie. C’est écrit sur le passé et pour l’avenir. Car si la littérature peut créer des désastres (provoquer des séparations et des dépressions), elle peut aussi créer des miracles (pulvériser des secrets et des douleurs).
Les plus beaux passages du récits sont ceux consacrés à Hélène Carrère d’Encausse. Une femme de tête courageuse, camouflant un passé familial trouble, entièrement construite en béton armé. Un roman russe est pour elle parce qu’Emmanuel Carrère pense que l’on peut affronter plus facilement la souffrance que le silence. La souffrance va en diminuant et le silence en grossissant au cours d’une vie. Hélène Carrère d’Encausse a lutté, durant des années, contre la malédiction sociale. Ne pas devenir (déclassée) comme son père. Elle a gagné. Elle est reconnue et respectée. Personne ne songe à lui retirer ça. Emmanuel Carrère lutte aujourd’hui contre la malédiction psychique. Ne pas devenir (déséquilibré) comme son grand-père. Il voit pourtant ses traits se creuser et ses angoisses se pavaner. Il a donc écrit ce roman sidérant de dureté, et de beauté pour faire bouger les choses. C’est un acte d’amour et de confiance. On assiste ici, comme on peut observer du sang affluer à la surface d’un visage promis à la mort, à un miracle. Une vie s’abreuve aux mots et s’essaie aux armes.



Marie-Laure Delorme, Le journal du Dimanche, mars 2007

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