— Paul Otchakovsky-Laurens

Comment ça je dis pas dors

Caroline Dubois

Persuadée qu’il suffit de les énoncer pour que les choses existent, elle décide, le temps d’une parenthèse, de s’inventer une vie sous haute tension en supprimant tous les temps morts pour ne garder que les bascules. Dans sa réserve d’images fictives, elle va chercher les figures légendaires, quelques fragments de discours amoureux, sans oublier les deux ou trois apprentissages nécessaires et suffisants pour lui permettre de hanter plus tard parce que sinon comment ne pas mourir. Quelques petits blocs de prose volontaire pour planter le décor, faire débarquer les hommes et travailler la prise d’élan sauf qu’à trop miser sur le performatif elle se retrouve complètement...

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La presse

Séquences familiales


Caroline Dubois forge une langue à la douceur, fragile, bancale, et reflet des affections d’un cœur exposé à froid.


Les livres de Caroline Dubois sont tous des modules de recherche du corps. Il y a toujours en eux la recherche d’un « Je veux être physique » (titre de son premier livre, Farrago, 2000). Son cinquième ouvrage, Comment ça je dis pas dors, le précise encore, mais autrement : « ainsi délimitée la scène qui m’est dévolue parmi les ombres et les objets commence à faire entrer les hommes les hommes ». Énigmatiquement redoublés « les hommes » sont placés comme une sorte d’utopie corporelle, un horizon où prendre corps (en eux, par eux) serait l’opportunité d’un rapport à l’espèce entière… La volonté d’un « Je veux être physique » se retrouve ainsi pliée dans ce nouvel opus, et abordée ici en presque sourdine par la focale initiale d’un « Lui bord cadre moi bord cadre – et les pleurs obscurcissent tes yeux mes yeux s’obscurcissent ». Mais si Comment ça je dis pas dors s’apparente à l’exposition croissante de ce qui prend corps, c’est par le couple, l’aimée, les hommes, l’enfant, puis chez ce père dit « docteur » quand « le voir en père dans le rétro le dans père le détail c’est punk », que l’opération s’étend et se poursuit.


Sous la forme de séquences répétitives, en prose quasi respiratoire, dont la sobriété est parfois chavirée par de légers accents lyriques, Caroline Dubois tient ensemble la vie de familles étranges (on pense au trio de Jules et Jim), l’arrivée d’un bambin que la mère peut bercer d’un « dors mon petit gars puis le temps de dire dors l’éloigne et plus lâche est la chaîne qui nous lie ». Puis celle de la cellule germinatrice vers laquelle se tourne nécessairement tout enfant. Cependant ce jeu des familles est complexifié, la tourne presque steinienne que la langue creuse étant l’autre côté interrogatif de ce qui se passe ou s’est passé entre la narratrice et l’ensemble des personnages qui l’environnent : « On entre par la fenêtre souple en douce d’abord calée sur le côté comme un point diligent puis on jaillit d’un bel élan pour fondre vers le centre et se voir advenir dans un précipité de grains dansants ». La fenêtre, le cadrage, la dynamique du passage sont matrice de cette exploration nommée assez souvent, et assez ésotériquement, par le travail d’une main gauche, sans doute aventureuse. Main gauche, peut-on subodorer, est ici égalité de la gaucherie, de la zone non-éclairée où la main d’écriture perd ses réflexes naturels et maternels… L’hypothèse peut tenir quand on la rapproche de la construction syntaxiquement cahotante de la phrase. Sa douceur faussement naïve n’apparaissant, en un second temps, que comme la réflexion lumineuse de toute gaucherie, à commencer par celle d’un corps maintenu en exil : « Et comme j’ai raté le corps et comme le monde n’est pas un fauteuil de papa quand j’ai envie de le faire c’est toujours à l’eau froide c’est bien simple ».


Cette douche à l’eau froide est bien ce qui rince la langue de Caroline Dubois de toute la chaleur mièvre du psychologique. Comme Robert Bresson put le faire dans ses films par exemple, l’auteur enfonce le clou de « va mourir » lancinants, pour empêcher la confiture toujours dégoulinante des affect d’envahir la phrase. La ruse de l’écriture consistera donc en sa capacité d’affecter la langue du cœur de petite comptines sobres, quasi murmurées dans la distance des sentiments d’existence. Toute physique, y compris celle de l’écriture, exige, aura-t-on compris, qu’en son cœur une « inhabileté fatale » (Rimbaud) soit logée. Ne serait-ce que pour faire exploser le cliché familial, et lui renvoyer l’aberration d’un « c’est punk » : « Et peu m’importe que vous soyez sans ombre pense le genre humain puisque avec vous j’ai les mêmes bruits du monde extérieur et dans l’oreille et tout ce que j’ai à dire et le timing ».


Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, mai 2009



Les textes de Caroline Dubois sont des déroulements de lignes si subtiles et précisesqu’on ressent à chaque instant cette manière qu’a l’imaginaire de venir finement, tendrement ou brutalement assister le réel, pour le redoubler, le meubler, le densifier. Inhérente à chaque phrase se trouve l’utilité pratique du mond eimaginaire. Se hantant soi-même de fictions, souvenirs de films, décors colorés, on injecte un surplus de densité physique à l’existence. Quelques éléments suffisent, la synecdoque magique fonctionne, une main gauche vaut pour la corps entier, la microscène ayant lieu sur un écran de cinéma laisse présager que le reste du monde est à l’avenant. Ainsi le réel, le père réel par exemple, est-il superposé à une image rêvée dans laquelle il se fond et s’informe: "Un vrai Machin parler comanche avec une vraie voix de père". Et puis ce qui est physique ici, c’est la structure propre aux carrés de prose de Caroline Dubois qu’on reconnaîtrait entre mille: les phrases se lancent dans un souffle et finissent avec la durée physique du souffle; entre-temps, on lance un petit oiseau mécanique qui réalise une danse grammaticale, un circuit complexe et léger par lequel il vole d’élément en élément avant de s’immobiliser en douceur.


Emmanuelle Pireyre,Cahier Critique de Poésie, 2009