Petite nuit évoque ces images arrêtées où l’on se revoit en train de lire – à genoux sur le tapis d’un salon, allongée dans l’herbe, réfugiée dans une embrasure avec, selon les cas et les époques, L’Auberge de l’Ange-Gardien, La Guerre du feu ou La Légende de saint Julien l’Hospitalier. Scènes comme hors du temps, fondatrices, sans qu’on sache au juste pourquoi cette page, ce moment, cette lumière, cette position, ont ainsi résisté à l’oubli, aussi tenaces et inexplicables que des souvenirs-écrans.
Évoquer ces images, revivre ces moments de lecture comme des rêves ou des symptômes, c’est revenir à ce divan de l’analyse où la lectrice a tenté de comprendre qui elle était, d’où elle venait : de quelle histoire, de quelle généalogie mais aussi de quels livres – fille ou sœur de quels héros, élevée par quels auteurs, s’exprimant dans quelle langue apprise de la comtesse de Ségur, de Péguy ou de Victor Hugo. Quitte à mélanger sans fin les figures de cette addiction, Stendhal racontant Waterloo à une petite fille, une séance de tables tournantes chez Victor Hugo, Dostoïevski réclamant des livres à son frère, Freud montrant sa collection d’antiques, une soirée de poésie chez Madame Récamier, Madeleine Blanchet traversant la rivière en portant le champi, Gwynplaine découvrant un bébé dans la neige, Winnicott au chevet d’une patiente, la Comtesse de Ségur dans son château des Nouettes et Monseigneur son fils en pèlerinage chez des extatiques, Viennet reçu à l’Académie, Énée conduit chez les morts par la Sibylle, Charlotte Brontë écoutant le vent souffler sur la lande et les tombes de ses sœurs, et ainsi de suite jusqu’au trisaïeul Alfred Bougeault rédigeant son Précis historique et chronologique de la littérature française.
On l’a compris ce livre est un livre sur l’amour de la lecture, sur la manière dont on peut y engager sa vie à tout jamais et sur le reflet de nous-mêmes que nous tendent les livres, sur notre énigme telle qu’ils la dessinent. C’est aussi, en relation constante avec les livres, les histoires et les personnages qui les peuplent, la chronique discrète, à travers l’analyse, d’une recherche et d’une interrogation personnelles.
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Le vice impuni de la lectrice
Phrases, noms, lieux, les livres envahissent la vie. Peut-être aident-ils à la vivre.
Au commencement étaient des phrases, qui se pressaient en foule, un chaos de phrases sur une première page. Ainsi entre-t-on dans cet étrange livre que nous donne Marianne Alphant. Un livre dont la lecture paraît être le personnage principal. La lecture et non le lecteur, ou la lectrice, tant il semble qu’elle n’est que le lieu où se déverse un flot de réminiscences, de phrases, de vers, mais aussi d’images, de personnages et de noms. Un phénomène contagieux : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », vient souffler Baudelaire à celui qui tourne les pages. C’est ainsi. Il arrive qu’on ne puisse plus voir, sentir, penser que par ces mots écrits par d’autres. Cette expérience, fruit d’une addiction au « vice impuni » de la lecture, Marianne Alphant n’en tire ni honte ni gloire, mais décide à la fois de l’analyser et d’y céder.
De l’analyser, au sens qu’a pris ce mot à la suite de Freud, sans pour autant en faire le récit d’une analyse. Il s’agit plutôt de montrer, mieux, de faire sentir à quel point la lecture a pu jouer le rôle de l’« inusable doudou », le gri-gri, le fétiche, l’« objet transitionnel » que l’enfant étreint pour tenter de vivre le temps de l’absence de la mère. La lecture n’est pas alors un simple passe-temps comme la serrurerie pour Louis XVI, ou le « parfilage », cette activité très à la mode au XIXe nous apprend l’auteur, et qui consistait, semble-t-il, à défaire des galons ou des passementeries d’or pour en récupérer les fils précieux. Les livres, niant l’absence tout en révélant la solitude, deviennent les « alliés du deuil », des « guides au sein du désastre ». Ils l’ont été « tout au long de cette année terrible où les livres ont été sa seule ressource contre le chaos ». Peut-être ont-ils joué ce rôle parce que dans son cas, personne ne lui a donné d’ours ou de vieux mouchoir à serrer.
Et cet entre-deux, entre présence et absence, a été peuplé d’objets qui ont eu leur voix propre, leurs mots pour créer un univers, entre réalité et imaginaire. Comme sur le divan de l’analyste, dont un « oui ? », remonté du fond de la mémoire, relance le flux d’écriture, le texte avance par associations, et un univers se peuple, où la vie personnelle, familiale, et le monde des livres se font miroir l’un de l’autre. Belles pages que celles où l’auteur cherche la trace de ses ancêtres dans les lieux, les coutumes, les noms de la comtesse de Ségur. Les falaises de Sainte-Adresse dominent les plages de l’enfance de l’auteur, et sont voisines du château des « Petites filles modèles ». Tel trisaïeul aurait été soldat sous l’Empire et aurait fait la retraite de Russie, tel autre, on en est assuré, a été professeur de français à Saint-Pétersbourg. Tout devient, peu à peu, un jeu de tissage où s’entrecroisent le roman familial et le roman tout court. On est loin de l’étalage d’érudition qui est en général le lot des livres genre « moi et mes lectures ». La Petite nuit, de Marianne Alphant remue, peuplée de fantômes aux noms innombrables. Noms d’ancêtres, insignifiants : Duché, Letourneur, Ramard, Pain, Neubauer. Noms d’écrivains : Amédée Pommier, Antoni Deschamps, Hippolyte Violeau, sans oublier Évariste Boulay-Paty.
Sans oublier ? Dans le manuel de français de l’ancêtre Bougeault, une postérité académique manque son destin, comme pour mettre en garde les critiques téméraires. Les refusés (« un certain Verlaine ») subsistent et surtout, le souvenir vivant des lectures, de l’enfance à « l’année terrible » et jusqu’à maintenant, brille, à portée de main.
De la petite nuit de la lecture, cet intervalle volé au temps réel, où l’on ne dort pas mais où on s’embarque dans un rêve dirigé, le lecteur ramène ces images voilées mais pérennes.
Le livre de Marianne Alphant ne disserte pas sur les effets de la lecture. Il nous y embarque, dans une longue dérive, d’où elle nous ramène des souvenirs qui bien souvent sont aussi les nôtres. Un partage équitable pour ce « semblable », ce « frère » que nous sommes, lecteurs.
Alain Nicolas, L’Humanité, 31 janvier 2008
On connaît le célèbre texte de Proust intitulé Journées de lectures et qui commence ainsi : « Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré. » En un sens, le propos de Marianne Alphant est le même. Il reconduit l’auteur et le lecteur vers le temps des premiers livres (ceux de l’enfance : la comtesse de Ségur, Hector Malot), puis les entraîne dans une traversée où c’est toute la bibliothèque qui se trouve visitée en vrac (de Virgile et Homère jusqu’à Virginia Woolf et Claude Simon). Pourtant, le beau livre de Marianne Alphant constitue tout sauf l’éloge humaniste et attendu des vertus de la lecture auquel de nombreux écrivains se sont souvent régressivement abandonnés. Car c’est dans la nuit que ce livre – roman plutôt qu’essais – nous attire : « Petite nuit du divan, de la lecture, grand silence, ombre où avancer soi-même en ombre. » La remémoration des livres lus se mêle à l’expérience de la cure analytique et, en un sens, se substitue à elle de telle sorte que c’est toute l’histoire personnelle et familiale d’un individu qui prend l’apparence exacte d’un long rêve à l’intérieur duquel se côtoient des bribes de textes, des fragments de souvenir. La référence insistante à Hugo est décisive. Elle dit cette plongée dans le soir où parlent les morts. A notre tour, nous errons obscurs sous la nuit solitaire : une nuit hantée de fantômes, visitée d’anges, où toutes les histoires sues finissent par n’en faire plus qu’une et où retentit dans le noir toujours la même voix d’enfant perdue. A quelle épave s’accrocher lorsque le naufrage a eu lieu et que l’on flotte ainsi parmi des débris tournoyant vers le vide ? « Prenez soin de vous. Et qui le fera sinon les livres ? »
Philippe Forest, Art Press, Mars 2008
Une autobiographie déguisée
Une bande bleue aux lettres blanches, « Marianne Alphan » : plus de dix ans qu’on n’avait pas eu l’occasion de voir ça. On n’y croyait plus. Car Marianne Alphant est un auteur discret, un écrivain rare. Après ses deux premiers romans, Grandes “Ô” (1975) et Le Ciel à Bezons (1978), publiés dans la prestigieuse collection « Le Chemin », chez Gallimard, suivis de L’Histoire enterrée (1983, P.O.L), il avait fallu attendre 1993 pour lire sa monumentale « biographie », Monet, une vie dans le paysage.
Enfin, biographie, c’est vite dit. Car son volumineux Monet était bien plus qu’une relation détaillée de la vie du peintre des Nymphéas : un portrait de l’artiste et de son temps, un portrait de tous les artistes, de tous les temps. Marianne Alphant, en grande lectrice de Balzac et de George Sand, ressuscitait un univers, une époque, avec ses premiers rôles et ses figurants, comme dans un véritable roman, et, au-delà de son « modèle », esquissait une psychologie de la création artistique. (Aujourd’hui, on trouve le Monet pour 30 euros, chez certains soldeurs, comme un vulgaire livre d’art, alors qu’il s’agit de l’un des grands textes français de ces dernières années). Depuis, Marianne Alphant avait quelque peu disparu : Pascal, tombeau pour un ordre (Hachette, 1998), belle méditation autobiographique sur la lecture, à partir d’une étude des diverses éditions des Pensées, est passé à peu près inaperçu, jugé à tort comme une étude philosophico-littéraire. Et ensuite, plus rien.
D’où le plaisir que l’on a à ouvrir Petite Nuit au titre mystérieux, léger, opaque, qui s’ouvrent sur une phrase magique : « Tout était en l’air au château de Fleurville. » Les amateurs auront reconnu l’incipit des Vacances, où la comtesse de Ségur réunit ses petites filles modèles, leurs parents, leurs amis, pour des aventures d’été qui restent une fête de la langue française. Cette première phrase est en soi un programme : Petite Nuit sera un livre sur la lecture, sur les livres lus et aimés, et une histoire de famille.
L’idée de départ de l’écrivain, lectrice compulsive depuis sa plus petite enfance, obsessionnelle des objets-livres (« le livre grigri, doudou, fétiche »), était, on l’imagine, de reparcourir sa vie à travers les livres découverts dans son adolescence, livres de poche des années cinquante aux couvertures illustrées, aux tranches colorées, qu’on a tant de plaisir à retrouver aujourd’hui, imprégnés d’une vague odeur de moisi, dans les vieilles maisons de famille. Et, de fait, Petite Nuit est, au premier abord, une promenade à travers les livres, un « roman du roman », dont les héros seraient le général Dourakine (qui dit « saprelotte », et non pas « saperlotte » : il ne s’agit pas d’une coquille !), François le Champi, Gwynplaine, madame Thérèse, ces personnages connus dès l’enfance et devenus des familiers, des soutiens, presque des confidents.
Mais Petite Nuit n’est pas qu’une promenade anecdotique et nostalgique à travers les rayons d’une bibliothèque enfouie dans la mémoire : les livres sont, avant tout, un moyen d’échapper à la vie, un objet de fuite, un miroir dans lequel on apprend à se connaître, et à affronter le réel, la réalité des sentiments. Le livre de Marianne Alphant, en réalité, c’est l’histoire de trois sœurs dans une famille bourgeoise des années cinquante, et l’histoire des rapports difficiles de l’une d’elles (la narratrice) avec sa mère. Repenser aux livres lus autrefois, c’est ressusciter le passé et ses fantômes (ce n’est pas un hasard si le Hugo qui intéresse l’écrivain est l’auteur de l’Homme qui rit, celui qui, à Guernesey, interroge les tables tournantes), c’est essayer de comprendre la réalité des rapports dissimulés par les codes d’éducation d’une époque et d’un milieu.
Les souvenirs personnels et les images de la légende familiale (notamment le souvenir d’un ancêtre précepteur en Russie au XIXe siècle) s’entrecroisent en une tapisserie de mémoire, qui est aussi une psychanalyse de l’auteur.
Au-delà du roman des livres, du roman des lectures chéries, Petite Nuit est un autoportrait camouflé, biaisé, un autoportrait douloureux, un tombeau pour les blessures d’enfance. Comme dans ses romans, comme dans son Monet, dans son Pascal, Marianne Alphant, dans ce très beau livre intime, frémissant, et souvent drôle, réinvente l’autobiographie.
Christophe Mercier, L’Humanité, 2 février 2008