— Paul Otchakovsky-Laurens

Citizen Do

Dominique Fourcade

Citizen Do réunit plusieurs textes récents de Dominique Fourcade, dont Char, la préface qu’il a écrite pour le catalogue de l’exposition du centenaire de René Char à la Bibliothèque nationale, et un dispositif lyrique, Chansons et systèmes pour Saskia, qui peut être entendu comme une réplique à ce premier texte, ainsi qu’une chanson sans nom, qui rompt avec l’expérience très prenante d’un cycle – et enfin Post-scriptum, qui paraît en tête du livre et tente de faire le point sur un moment d’écriture et de vie, et en même temps d’expliquer ce qui préside à la réunion...

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La presse



Système Do


Le dernier livre de Dominique Fourcade, Citizen Do, est un étrange assemblage, prose et poème, d’une déroutante beauté. À qui veut le suivre, il demande une certaine disposition (disposition qui, s’il la possède, le laisse alors suspendu, transporté, haletant, sinon médusé) : se laisser porter, comme il le serait par un fleuve de langage. Fleuve qui charrie aussi bien copeaux de bois (« prothèses » et « logiciels de chirurgie ») que battements d’ailes (« hirondelles », « oies », « tourterelles » et autres volatiles s’étirant subrepticement du texte, lui prêtant leur envol). Attelage qu’on pourrait dire surréaliste si cette langue ne se nourrissait d’une confrontation constante au contemporain, qui la renouvelle, comme au présent des rencontres (parfois celles-ci ont nom Merce Cunningham, parfois Rilke ou Poussin, ou bien Hölderlin, hôtes du texte s’invitant sans prévenir). Par ailleurs les affects, ou tentations lyriques, qui s’en échappent ne cessent de se confronter à une volonté de se reconnaître en système. De ce déséquilibre permanent naît le poème, et c’est cet objet étrange et d’abord déroutant qui nous est offert : une chose écrite en vraie langue, non pas une langue de bois mais une langue en mouvement, déroutée précisément par ce qui (lui) arrive, et qu’elle accueille.

Citizen Do s’ouvre par un post-scriptum justifiant a posteriori l’assemblage de textes déférents, et pourtant liés, en particulier deux textes écrits dans le même temps, l’un en prose (Char) et l’autre en vers (Chansons et système pour Saskia) : le premier dédié à « un aîné qui m’était très cher, mal mort s’il en fut », le deuxième à « une petite fille, on l’imagine sans peine, adorablement vivante ». Ces deux-là sont suivis de deux autres, en vers (et tout aussi déréglés, animés qu’ils sont d’un balancement entre vie et mort) : Élevage d’oies sur la mer et Système pour moi.

Le titre l’indique : Citizen Do, c’est d’abord l’autre nom de l’auteur, son prénom, Do. Il rappelle de manière allusive, dans l’autre langue (celle d’Orson Welles), la tâche citoyenne que l’auteur s’est donnée, à savoir celle de faire entendre une voix, qui n’est de personne. Force et faiblesse, qui demandent au poète de pouvoir sortir des langues mortes, ou fétichisées : celles des anciens, pour en créer de nouvelles, nos contemporaines. À ce titre, Citizen Do peut apparaître d’abord comme un manuel d’écriture : « Pour dire ce qui veut se dire je m’endors au volant. Mais sans créer d’accident. Mon village est à hirondelles. Grandes capitales de celles. » Peut-être s’agit-il aussi d’un livre sur l’écriture précisément parce qu’y est présent René Char, l’aîné qui la fonde, le vivant capital rencontré dans l’après-guerre : « Nous étions quelques-uns d’une solitude et d’une vulnérabilité telles que je pense que nous serions morts s’il n’y avait pas eu cette écriture. »

Le livre s’ouvre, tête-bêche, par son post-scriptum, dans une carrière : « La découverte du jour […] c’est que le gypse, l’albâtre, le marbre sont des pierres tendres au moment de leur extraction et qu’elles durcissent à mesure qu’elles perdent leur eau de carrière. » De la même manière, c’est en tendresse-dureté qu’écrit Dominique Fourcade, au point où le mot, à peine sorti du corps de la langue, est encore tendre, n’ayant pas perdu toute son « eau de carrière ». Il vise ainsi une langue pleine de strate (« plaque » et « géologie ») : celles-ci s’assemblent ou s’écartent, vivent une vie systémique, faite de rencontres et mouvements lents, parfois imperceptibles. Le texte de Dominique Fourcade, prose ou poème (la même chose au fond, mais divisée d’une respiration), vit de ces mouvements et apparitions imprévisibles dans la langue, surprises émouvantes. Il est d’une vivante hétérogénéité où se reconnaît « l’aspiration d’une vie d’écrivain » : « A ce point, réel de la langue et réel du monde ne font qu’un. Une obsession majeure commande ce travail : être au contact du réel ; une obsession et toute l’angoisse d’un grand amour. Le réel, l’époque, le monde. Un désir fou un besoin fou de le toucher. […] Seule l’écriture. »


Marielle anselmo, L’Humanité, 20 juin 2009



La luge de Fourcade


Citizen Do s’apparente à un testament poétique dans lequel les horizons du tutoiement, de Poussin à Char, forment la matière même des raisons d’écrire...


Les cinq parties qui composent Citizen Do, dont le " Post-scriptum " lui-même, s’entrecroisent en un savant jeu d’aller-retour dont, petit à petit, nous découvrons, les sujets. Du " Char ", écrit d’abord solitaire où se déplient l’amitié et le lien poétique que Dominique Fourcade eut avec l’auteur de Fureur et mystère, au dernier poème isolé " Chanson pour moi ", en passant par l’étrange " Élevage d’oies sur la mer " et les " Chansons et systèmes pour Saskia ", c’est un seul et même long poème de l’enfance qui se joue ici. Enfance perdue, jouée, reconnue, et relancée dans le poème de Fourcade comme si celui-ci devenait une véritable luge de mots.


Il n’est d’ailleurs pas anodin que Fourcade ait titré en hommage au Citizen Kane d’Orson Welles son nouveau livre, partageant avec Kane cette façon " grave " d’habiter la solitude, ainsi que le dernier souvenir, avant destruction, d’une luge d’enfance. À l’exception près que Fourcade inverse le destin de Kane, transformant sa faiblesse et son désespoir, en force d’enfantement, éloignant d’emblée la puissance de ressentiment et du nihilisme. Face à la folie, spectre d’" une électricité effroyable ", la comptine apparaît comme la mélodie la plus adorable, celle qui rassure à défaut de nous protéger. Elle éloigne les monstres, et Fourcade tresse entre chaque partie de son livre son " système d’échos intégrés ".


Citizen Do, dans un réglage subtil, est aussi une avancée par étape dont les bonds syntaxiques, en prose comme en vers, décontenancent la phrase, la faisant sortir de ses ornières. Le programme est dit dès les premières pages : " j’ai tout de suite transposé le potentiel d’un muscle cinématisé aux usages de ma page, au risque de perdre la commande. C’est très beau, ça passe par les moignons à la cicatrice, mon métier est de voir nu ". Tout commence et tout arrive à partir de ce membre fantôme. Il est la marque du manque, de l’absence, de la coupure, celle de la fin de l’innocence, la possibilité de la torture et celle du meurtre. Face à cela, le citoyen (citizen) Do(minique), le poète Dominique Fourcade, sans héroïsme aucun, fait l’épreuve qu’il n’y a pas d’écriture sans confrontation à son époque. Si tous ses livres n’ont jamais cessé de la sonder, cette situation se vérifie pourtant de n’importe où et à partir de toutes circonstances, depuis les paysages de Poussin, par exemple, qui amorcent le livre, à " Char " ou Saskia, écho indirect à la première femme de Rembrandt. Une véritable " matière de l’interlocuteur " (Du Bouchet) s’ouvre, celle-ci étant le seul lien que l’on puisse imaginer entre chaque partie : ainsi " se rassemblent et se balancent en onde les échos épars " que furent les occasions d’écriture. De Poussin, Fourcade peut alors écrire qu’il s’adresse à lui " sur le mode du présent et de l’actuel ", que son " paysagesque, ou le paysagique " constitue sa condition. De Char, suivant le " reportage de la honte et du désastre " des Feuillets d’Hypnos, qu’il permit à la poésie de se concevoir à nouveau : " un bleu cobalt dans la nuit " talismanique lui ayant donné littéralement les armes de sa vocation de poète. Et dans les " Chansons et systèmes pour Saskia " ceci encore, comme chuchoté : " tu es dans un pick-up de framboises et de pluie/avec amorces sous les ongles ". Sans chercher le raccord, on se dira que la question qui réunit chacune des parties de ce livre est celle, intempestive, de savoir comment loger un bloc de vie résistant comme un quartz, là où tout cherche à l’arraisonner et à la détruire. Façon encore, centrale à Citizen Do, de cabrer l’écriture et de faire un pied de nez au désastre, avec, malgré tout (on ne peut tout avoir) " un silencieux contre la tempe ".


Emmanuel Laugier, Le matricule des anges, mars 2009



Conduite de langue


Triptyque. René Char, Nicolas Poussin, une petite fille, trois sons en écho dans la vallée d’un livre.


«Citizen n’est pas un livre. » À plusieurs reprises, Dominique Fourcade y reviendra, avec une insistance presque suspecte. Cette « réunion de textes » dont il n’a perçu qu’après coup l’accord possible se trouve, de fait, « rimer ». Un hommage à un « aîné très cher » et un écrit « vers une petite fille », cela fait « deux sons dans la vallée ». Et de s’aviser que Char, préface au catalogue de l’exposition consacrée au poète par la Bibliothèque nationale, pouvait être lu « comme un récit pour Saskia » tandis que Chansons et systèmes pour Saskia devait être entendu « comme des chansons pour René Char ».


« Raisonnement factice », ajoute l’auteur, non pour avouer un bricolage tardif, mais pour rappeler qu’on écrit « seulement vers soi ». Le post-scriptum, qui ouvre « ce livre qui doit se souvenir qu’il n’est pas un livre », nous dit beaucoup de l’art poétique de Dominique Fourcade. D’abord sur la nécessité de cette « voix vitale » qui fait que les deux textes se répondent, dont le livre est l’écho. Surtout sur ce qu’est pour lui un livre, cette « conduite de langue » qui aboutit au point ou « réel de la langue et réel du monde ne font qu’un ». « Être au contact du réel - une obsession, et toute l’angoisse d’un grand amour. »


C’est à la lumière de ces quelques lignes qu’il faut lire les livres de Dominique Fourcade, à commencer par ceux qui ont précédé ce recueil, particulièrement Éponges modèle 2003 dont il a pu dire : « J’ai eu le sentiment que ce livre m’avait fini. » Une fin que démentent, quoi qu’il dise, les textes de ce recueil, dont le titre était « dans » une exposition Poussin à New York. Après la rencontre avec la grande toile allégorique Paysage avec Orion aveugle, la phrase longtemps perdue, l’alphabet épars se rassemblent, le « générique de fin » se déroule. Est-ce un hasard si un important livre de Char sur la création avait pour titre Orion aveugle ? Ainsi riment, consonent textes et circonstances. D’un volet à l’autre circulent thèmes et motifs. On ne sera guère surpris de trouver dans Chansons et systèmes pour Saskia des oiseaux, loriots et martinets, tout droit venus de l’univers naturel de Char.


Ce dernier ensemble de quarante-cinq textes écrits « vers » une petite fille « adorablement et vulnérablement vivante » est certainement un des sommets de l’art de l’auteur, et de la poésie de ces dernières années. Ce peut-être un bon moyen d’aborder l’auteur. On retrouve la sensualité et l’amour du réel qu’il revendique, dans un univers très épuré. Chanson et système, berceuse et épure se partagent un espace d’amour essentiel que n’aurait pas renié, soixante ans plus tôt, l’auteur de Visage nuptial. « Une chanson (système) à toujours mal / de sa propre mélodie », dit Dominique Fourcade. « Même heureuse », ajoute-t-il. Surtout heureuse.


Alain Nicolas, L’Humanité, 5 mars 2009