« Chère opinion mondiale, je voudrais t’informer du fait méconnu numéro un : on n’est jamais grosse sans être un peu une héroïne. » Ceci est la première phrase du nouveau roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, Une fille du feu et tout de suite, outre une information essentielle, la narratrice est une grosse fille, le ton est donné. Drôle, insolent, pas dupe. Et, de fait, Charonne (oui, vous avez bien lu, Charonne, et pas Sharon) n’a pas la langue dans sa poche ni l’intelligence en sommeil. Il faut dire que rien de ce qui peut éveiller le sens critique ne lui aura été épargné (« … car les vingt ans de...
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« Chère opinion mondiale, je voudrais t’informer du fait méconnu numéro un : on n’est jamais grosse sans être un peu une héroïne. » Ceci est la première phrase du nouveau roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam, Une fille du feu et tout de suite, outre une information essentielle, la narratrice est une grosse fille, le ton est donné. Drôle, insolent, pas dupe. Et, de fait, Charonne (oui, vous avez bien lu, Charonne, et pas Sharon) n’a pas la langue dans sa poche ni l’intelligence en sommeil. Il faut dire que rien de ce qui peut éveiller le sens critique ne lui aura été épargné (« … car les vingt ans de persécution que je compte derrière moi m’ont dotée d’une grande agilité de pensée et surtout d’un faible degré d’inhibition. ») : née de père inconnu – croit-on pour commencer – d’origine incertaine, mais très probablement subsaharienne, élevée par une mère passablement dérangée qui n’a cessé jusqu’à sa puberté de la mutiler (elle a été excisée, une tentative d’infibulation a échoué, etc.), en butte à tous les lazzis que son obésité peut provoquer, il lui aura fallu durement se constituer, survivre, et s’imposer. Si on ajoute à cela qu’elle est malgré tout d’une beauté renversante et qu’elle a la langue bien pendue on commence à avoir une idée du personnage tout à fait extraordinaire qu’Emmanuelle Bayamack-Tam nous a inventé. L’histoire ? Elle n’est pas banale non plus. Charonne va être choisie par un couple de garçons pour être la mère porteuse de l’enfant qu’ils veulent ensemble. À cette occasion, tandis qu’elle devient provisoirement maigre comme un clou et que son clitoris repousse miraculeusement, elle va découvrir que sa tante est en fait son père (!..) cependant que l’amour et la jouissance sexuelle vont lui être révélés. Et si nous sommes bien obligés de passer sur pas mal de péripéties et de renversements vraisemblables ou non, ce n’est pas la question, qui font de ce roman un plaisir de fiction, en même temps qu’une belle et puissante réflexion sur les flottements de l’identité sexuelle, ne passons pas sur l’éblouissante manière dont il est écrit. Emmanuelle Bayamack-Tam aime les mots, elle les choisit avec un grand bonheur ; elle aime les phrases, elle les modèle et les rythme, elle les enchante. Mais par dessus tout, pour lier ensemble ces mots et ces phrases, au delà même de l’humour ravageur qu’on lui connaissait déjà, une joie terrible, énorme, vitale se dégage de ce livre exceptionnel.
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Charonne et les vautours
Corps. Amour, excision et obésité : une farce folle d’Emmanuelle Bamayack-Tam.
Charonne est une station de métro où il y a eu huit morts, c’est aussi le nom d’une fille du feu et « les filles du feu ne mentent jamais ». On ne sait pas d’où elle vient, elle non plus. C’est peut-être pour ça qu’elle dit tout ce qu’elle pense. Livrée à son aventure, elle ne vit que pour crever les canapés où l’on bavarde et les idées qu’on a reçues. Ah, n’oublions pas : sans qu’on sache pourquoi, comme sa tante en a, on peut l’appeler son père puisque c’est lui, et sa mère l’a successivement excisée, infibulée, torturée, gavée, pincée, pétrie, etc. Avoir subi tant d’avanies n’en fait ni une Éthiopienne, ni une oie, ni du bon pain, ni même rien qu’une victime – même si ceux qui la croisent ont tendance à le lui demander. Elle leur répond généralement en hurlant. C’est qu’elle préfère être aimée pour sa force plutôt que pour sa faiblesse. Elle a raison, ça s’arrangera : son clitoris repoussera, elle aura un fils, le père mourra, les parents disparaîtront, les romans vous disent merde et font parfois des miracles.
Pitié.
Charonne a 20 ans, elle est métisse, presque noire, énorme. C’est elle qui raconte : comme les phrases de l’écrivain, « mes fesses sont deux chimères insaisissables toujours prêtes à bondir et à se cabrer, quand la mode vestimentaire n’accepte que les fesses calibrées et domptées d’avance ». Lorsqu’elle se décroche la mandibule, elle préfère porter un hijab à motif léopard, une autre façon d’avoir l’air d’une idiote et d’un monstre : « Ce ne sont pas les termes employés, mais c’est l’idée : quand vous portez un voile, les gens pensent pour vous. » Bref, « le port du voile n’est pas la meilleure façon de se faire des amis, surtout quand on a des origines ». La sienne est heureusement indéterminée.
Elle a un gimmick : « Pitié pour moi jamais ». Elle écoute Dirty Diana, de Michael Jackson, une autre héroïne à l’origine sexuelle et raciale mystérieuse. Elle porte sa chair comme un drapeau, dans les bars et dans le métro, car « on n’est jamais grosse sans être un peu héroïne ». C’est le « fait méconnu numéro un » dont elle informe sa « chère opinion mondiale ». Il y en aura dix, certains valent d’être médités. Voici le sixième : « Les gens font l’amour tout seuls ». C’est une excisée qui parle. Pensez-y, vous ne le regretterez pas. Ce que les gens font avec d’autres, c’est la morale et la guerre. Un jour, Charonne jouira.
Plus elle aime cet homme, le pédé Arcady, tantôt voile tantôt vapeur, ou une femme, la princesse Diana, animatrice télé-animalière qui se fait sauter dans les boîtes de nuit, moins elle aime les animaux. On la comprend d’autant mieux qu’elle finit par travailler dans une animalerie, où elle remarque qu’il n’y a que les adolescents chevelus pour acheter des mygales. Ce qui rappelle qu’Emmanuelle Bayamack-Tam, il y a quelques années, confiait à ce journal qu’elle aurait aimé être empaillée ; et que, dans l’un de ses cinq précédents romans, Hymen, il y avait une Sharon métisse, presque noire, énorme, que sa mère avait voulu étouffer et qui tombait amoureuse d’un monsieur Chienne.
Dans les livres d’Emmanuelle Bayamack-Tam, le corps est toujours à sa place : il bouge, il souffre, il est travaillé, il se transforme, il change de sexe et de formes, franchissant les limites et ruant dans les brancards. La morale n’y fait jamais de vieux os. Ce qui débloque, c’est la conscience. On la soumet, la pauvre. Elle avance en bavant ses préjugés sous la coquille jusqu’à la feuille de laitue. L’imagination de l’auteur piétine la salade et le reste. Le corps vit ses métamorphoses, ses malaises, et le lecteur le suit en riant, plein de joie, sur un chemin pavé de tout sauf de bonnes intentions, puisque ce sont les seules qui ne bougent pas. Le « fait méconnu numéro deux », selon Charonne, est que « le passage à l’air libre ne garantit pas la respiration ». La lecture de cette sotie au ton tenu de bout en bout, si : elle chasse au gant de crin les particules morales qui, telles des poussières de charbon, asphyxient chaque jour un peu plus le citoyen-mineur.
Monstres.
Son exergue vient d’une lettre de Nerval à Alexandre Dumas, qui figure en préface des Filles du feu. Le premier ayant été interné, le second l’écrivit dans la presse, avec toute la ferveur de l’amitié et l’indélicatesse de l’impatience. Quand Nerval sortit d’asile, il lut comment son ami l’enterrait dans sa folie et en profita pour faire l’éloge de celle-ci : « Entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes ». Les chimères d’Emmanuelle Bayamack-Tam la portent vers ce qu’il est convenu d’appeler des monstres, et qu’il serait convenable, c’est-à-dire inconvenant, d’appeler tout simplement, et librement, des hommes.
Philippe Lançon, Libération, 4 septembre 2008
Vénus en promenade
Le sixième roman d’Emmanuelle Bayamack-Tam doit être lu d’une seule goulée, un véritable souffle en ces temps du langage et des corps asphyxiés…
Cette « fille du feu », que promet le titre, s’appelle Charonne – comme la station de métro « où la police a tué des gens »> –, le métro où elle descend souvent « pour faire du chiffre », c’est-à-dire saisir des silhouettes, se confronter à des individualités… Seize par mois, pas plus. Et de les chatouiller, de les braver quelque peu, non par méchanceté gratuite, mais parce qu’elle est comme ça. Charonne, elle dit tout haut ce qu’elle pense des nuques, des tailles, des visages. Une fille quelque peu fielleuse et qui file entre les doigts, qui ne répond jamais aux questions, surtout celles évoquant ses origines, une fille intempestive et qui en joue. On se perd en conjectures tant le métissage, le mélange, semble total et pleinement assumé chez Charonne. S’il est parfois question de sexe, on est, ici, dans ce qui sépare et jamais dans le prévisible amoureux, car, au détour d’une phrase, Charonne rebondit, perforant le damier de l’amour libre, aussi surprenant que l’accouplement de Marivaux et d’André Breton sur une table à repasser. Charonne ? Disons que c’est Nadja, mais émancipée, explosive, certainement pas fixe. On adore ! Suivez Charonne…
TGV Magazine, septembre 2008