Ce livre cherche à mieux comprendre ce qu’est un spectateur de cinéma, un corps de spectateur pris dans le corps du cinéma.
On y mène d’abord une comparaison, classique mais jamais éclairée, entre le cinéma et l’hypnose – cet état énigmatique, intermédiaire entre la veille, le rêve et le sommeil. Ressaisie dans l’histoire des dispositifs de vision dont l’hypnose participe, depuis la fin du XVIIIe siècle, cette vue du cinéma comme hypnose s’engage dans trois directions : une analogie de dispositifs ; une interprétation métapsychologique ; la réévaluation contemporaine de l’hypnose...
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Ce livre cherche à mieux comprendre ce qu’est un spectateur de cinéma, un corps de spectateur pris dans le corps du cinéma.
On y mène d’abord une comparaison, classique mais jamais éclairée, entre le cinéma et l’hypnose – cet état énigmatique, intermédiaire entre la veille, le rêve et le sommeil. Ressaisie dans l’histoire des dispositifs de vision dont l’hypnose participe, depuis la fin du XVIIIe siècle, cette vue du cinéma comme hypnose s’engage dans trois directions : une analogie de dispositifs ; une interprétation métapsychologique ; la réévaluation contemporaine de l’hypnose stimulée par la recherche neurobiologique.
Le parti pris essentiel de ce livre suppose une équivalence entre l’état de cinéma compris comme hypnose légère et la masse des émotions éprouvées au cours de la projection d’un film. Mais plutôt que des émotions conventionnelles, de nature psychologique, il s’agit des émotions premières que Daniel Stern a nommées des affects de vitalité : les réactions sensibles induites chez le tout petit enfant par la construction corporelle et psychique de son expérience, qui sont autant de signes précurseurs du style dans l’art. De ces émotions sans nom, aussi variables que toujours recommencées, le cinéma semble par excellence être le lieu, lui qui se donne, dans ses films authentiques, pour la réalité faite art.
Enfin, ce corps d’hypnose et d’émotion est aussi un corps animal. Part d’animalité de l’homme, tenant au mouvement, au plus élémentaire du corps affecté. Dès sa conception et sans cesse au fil de son histoire le cinéma s’est voué à la figuration animale. On la cerne ici à travers le cinéma américain où l’animal, entre pastoralisme et « wilderness », occupe une fonction anthropologique première ; et dans des œuvres du cinéma moderne européen, d’où ressort une vision plus ontologique.
Ce livre est largement conçu à partir d’analyses de films. On cherche à ressaisir le film dans son détail le plus intime, là où, de micro-émotions en émotions plus vastes, sans cesse il se construit. Le choix des films a été aussi divers que possible, dans l’histoire comme dans la géographie du cinéma : des films Lumière aux œuvres du cinéma moderne et contemporain, en passant par le cinéma classique et le cinéma expérimental ou d’avant-garde. On aimerait avoir ainsi touché le cœur du cinéma.
Quelques auteurs surtout ont inspiré cette approche : pour l’hypnose, Lawrence Kubie, Sigmund Freud, Léon Chertok et François Roustang ; pour le développement de l’enfant et la neurobiologie, Daniel Stern et Antonio Damasio ; pour la pensée et la critique du cinéma, Gilles Deleuze et Serge Daney.
Raymond Bellour
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L’Hypnose-cinéma
Il y a toujours au moins deux tensions qui animent l’écriture des essais théoriques dans leur façon d’articuler l’analyse des œuvres, les réflexions nées de cette étude avec les approches théoriques ou philosophiques préexistantes que l’on peut convoquer. Le critique (Bazin, Daney) écrit sans trop s’embarrasser de références explicites tandis que la tradition universitaire tend à faire appel à d’autres textes. Il est évident que tel ou tel point qui nous intrigue a de grandes chances d’avoir été déjà éclairé auparavant. En tentant de ressaisir des questions qui le taraudent depuis plus de vingt ans, Raymond Bellour penche plutôt vers la seconde catégorie. Il eut le temps, au fil de ses lectures, de croiser des pistes qui pouvaient lui suggérer quelques réponses. Outre Deleuze, Daney ou Bazin, fidèles compagnons de pensée, les axes affirmés se déploient à chaque fois à travers d’autres livres même si Bellour s’adosse à ceux-ci sous la forme d’un « je sais bien mais quand même ». Certes François Roustang introduit des distinctions qui restreignent l’équivalence entre réception du film et hypnose (p. 105) que Bellour suggère, mais ce dernier poursuit néanmoins son argumentation. De même, « s’il peut paraître malaisé, aussi, d’attirer Blanchot vers le cinéma […], ces pages [extraites de L’Espace littéraire] tentent bien d’approcher une perception hallucinatoire, dans sa tactalité illusoire, de sorte à sembler qualifier aussi la situation du cinéma »(p. 294).
Ce qui se joue dans Le Corps du cinéma tient moins à l’affirmation d’une thèse qu’à une manière d’explorer le plus loin possible quelques hypothèses en alternant des mises au point théoriques et des descriptions-analyses serrées de séquences de films ou de motifs qui les parcourent.
Qu’est-ce que le cinéma ?
Toute autre démarche se révélerait d’ailleurs illusoire en s’emparant d’une question telle que l’hypnose, largement irrésolue, ou d’une typologie des émotions qui s’appuie sur les écrits de Daniel N. Stern, lequel précise, par exemple : « Il y a un milliers de sourires, un millier de manières de quitter sa chaise, un millier de variations dans la réalisation de tous les comportements et chacune d’elle présente un affect de vitalité différent » (cité p. 348). Or c’est justement cette matière infiniment mouvante dont, dans le meilleur des cas, le cinéma fait son miel. Dans des semblants de dialogues, Bellour affiche ainsi un certain agacement face aux prétentions des cognitivistes, dont les chimères scientistes résonnent pour lui d’autant plus fort qu’elles ne sont pas sans lui rappeler les croyances similaires de la sémiologie triomphante qu’il a connu de très près.
Si les hypothèses touchent aux liens entre – pour le dire trop vite – chemin de fer, cinéma, hypnose, émotions qui n’ont pas de nom, animalité…, la variété des approches, cette tentative de cerner ce « corps du cinéma » sont autant de façons de rebondir sur la fameuse question sans réponse « Qu’est-ce que le cinéma ? » Si ces analyses couvrent essentiellement un cinéma classiquement reconnu (Ozu, Mizoguchi, Lang, Hitchcock, Tourneur, Bresson, Renoir, Resnais), Bellour est sans doute un des rares théoriciens de cette génération à prendre en compte le cinéma contemporain (Wong Kar-Wai, Grandieux, Naomi Kawase…), sans oublier le cinéma « expérimental ». Il y a ainsi, entre autres, de très belles pages consacrées à Leighton Pierce. On se surprend d’ailleurs à plusieurs reprises au fil de la lecture à se demander – et le développement consacré au sublime (p. 300-302) nous encouragerait même en ce sens – si le mot « hypnose » n’est pas une autre façon, parfois, de dire la beauté qui nous saisit au spectacle d’un film.
Jacques Kermabon, Bref, le magazine du court-métrage, mai-juin 2009