J’avais vingt ans. Le désir d’écrire et de lire me travaillait et je le combattais autant que je pouvais. Mon avenir était tracé. Élève de l’École du service de santé militaire, j’allais devenir médecin et rester dans l’armée pendant quinze ou vingt-cinq ans. J’avais à me concentrer sur mes études et à ne m’occuper de rien d’autre. Toutefois, de plus en plus souvent un rêve me visitait. Un rêve que je n’osais m’avouer : devenir un écrivain ! Pour maintes et maintes raisons, je ne pouvais faire bon accueil à ce rêve et je m’efforçais de l’étouffer. Afin de me...
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J’avais vingt ans. Le désir d’écrire et de lire me travaillait et je le combattais autant que je pouvais. Mon avenir était tracé. Élève de l’École du service de santé militaire, j’allais devenir médecin et rester dans l’armée pendant quinze ou vingt-cinq ans. J’avais à me concentrer sur mes études et à ne m’occuper de rien d’autre. Toutefois, de plus en plus souvent un rêve me visitait. Un rêve que je n’osais m’avouer : devenir un écrivain ! Pour maintes et maintes raisons, je ne pouvais faire bon accueil à ce rêve et je m’efforçais de l’étouffer. Afin de me protéger, j’avais posé un interdit sur l’univers inconnu et redoutable de la littérature, mais dans le même temps, sans en avoir conscience, je l’avais sacralisé et il m’attirait d’autant plus. Une fois, oubliant mes résolutions, écrasé par un sentiment de culpabilité, j’avais dévoré un livre avec une âpre ferveur. Il m’avait laissé émerveillé et j’aurais voulu ne rien perdre de ce que j’avais éprouvé. Mais comment rendre compte de ce qui m’avait labouré ? À défaut d’un texte qui eût exprimé ce que j’avais ressenti, j’avais naïvement recopié dans un carnet quelques phrases du livre. En accomplissant cet acte pour la première fois, je ne me doutais pas qu’il allait souvent se répéter.
Après trois années passées dans cette École, j’ai pu résilier mes engagements, interrompre mes études et disposer enfin de tout mon temps pour écrire et pour lire. Mais je n’avais aucune idée de ce vers quoi j’allais. Quand j’ai découvert l’étendue de mon ignorance et de mon manque de culture, une faim de savoir littéralement dévorante s’est emparée de moi et ne m’a plus lâché. Pris de boulimie, j’ai alors ingéré de nombreux livres. Cependant, la lecture continuait de m’apparaître comme une jouissance défendue, une nourriture qui d’un jour à l’autre pourrait m’être retirée. Il fallait que je mette les bouchées doubles et que quelque chose subsiste des livres qui me passaient par les mains. Pour ce faire, j’ai donc pris l’habitude d’en recopier quelques mots, quelques lignes, et de la sorte, au long des années, plusieurs carnets et cahiers se sont trouvés abondamment remplis.
Écrivant cette brève préface, je comprends que cette habitude avait une autre origine. Il me paraît aujourd’hui qu’elle procédait également du besoin qui m’a poussé à tenir un journal. Garder des bribes de ce que je vis. Fixer les meilleurs instants d’un passé que je voudrais retenir. Donc m’opposer au temps, tenter de lui faire échec, m’échiner envers et contre tout à conserver ce que je ne peux supporter de voir disparaître.
Au début, je n’ai pas relevé les phrases qui me touchaient au vif, me révélaient à moi-même, me désignaient le chemin où j’avais à m’engager. Elles se gravaient instantanément en moi et ne me quittaient plus. Ce n’est que par la suite que je me suis attaché à prélever dans chaque livre quelques phrases qui me faisaient signe.
Curieusement, une fois achevé un cahier, je ne l’ouvrais plus ou que de loin en loin, et il dormait sur un rayon. Il me suffisait de savoir qu’il était là, près de moi, à portée de main, et que je pourrais le consulter chaque fois que le désir m’en viendrait.
Il y a une quinzaine d’années, de passage chez une amie, seul dans une pièce, j’avais machinalement feuilleté une revue. Mon esprit était ailleurs, et pourtant, en haut d’une page, écrite en grosses lettres, une question m’avait frappé : que fait-on de ce qu’on sait ? Elle était placée entre guillemets et au-dessous d’elle se trouvait le nom de son auteur. Mais qui était-ce donc ? Je n’avais pas enregistré ce nom. Peut-être était-il celui de Françoise Dolto. Dans les jours qui ont suivi, ces mots sur lesquels mon regard avait glissé, m’ont titillé à plusieurs reprises. Oui, que fait-on de ce qu’on sait ? Que fait-on de ce que la vie dépose en nous au fur et à mesure que passent les années ? Et moi, qu’allais-je faire de ces cahiers ? Allaient-ils disparaître avec moi alors que s’était concentrée en eux la quintessence de ce que j’avais glané dans des dizaines, des centaines de livres ? Les richesses que des décennies de réflexion, de méditation, de travail, de lecture, de rencontres avaient amassé dans mes réduits, allais-je les garder pour moi ? Mais écrire, n’est-ce pas vouloir communiquer, échanger, offrir à autrui un peu de ce qu’on est, de ce qu’on a vécu ? À quoi bon tout le travail accompli s’il ne doit pas rejoindre ceux qui cherchent avidement dans les livres ce dont ils ont faim ? Dans une société comme la nôtre, tant d’êtres sont en souffrance. Pourquoi ne pas vouloir partager avec eux la nourriture que j’avais recueillie ?
Maintenant que bien des années sont derrière moi, je me suis décidé à transmettre – en toute modestie et simplicité – ce que j’ai reçu à profusion, ce que mon travail d’écrivain m’a apporté. Ainsi vais-je parfois rencontrer des lycéens ou dialoguer avec des lecteurs dans des médiathèques. Ainsi veux-je faire don de quelques extraits de mes cahiers à des êtres qui se cherchent.
J’ai pourtant hésité à m’approprier ces textes pour les publier. Mais la pensée qu’ils m’auraient considérablement aidé si je les avais connus quand j’ai commencé à cheminer, cette seule pensée a mis fin à mes hésitations. J’espère donc que d’autres personnes trouveront en eux ce qui pourra les affermir et les éclairer.
L’ordre dans lequel se présentent les phrases et les textes inclus dans cet ouvrage ne reflète pas le déroulement de mon parcours. Pour établir ce choix, j’ai grappillé au hasard, retenant ce qui me semblait digne d’intérêt. Une fois ce choix arrêté, je me suis rendu compte que je n’avais rien noté de plusieurs œuvres qui m’étaient familières. J’étais avec elles dans une telle proximité qu’il ne me venait sans doute pas à l’esprit d’en recopier certains passages.
Ces phrases et textes livrés ici en désordre, je les vois comme répartis à la périphérie d’un cercle dont ils indiquent le centre. Un centre qui est aussi une source et que chacun doit découvrir en lui-même et par lui-même.
En différentes circonstances, j’ai reçu les confidences d’hommes et de femmes qui ont profondément souffert d’avoir manqué de temps pour lire, écrire, être plus attentifs à leur vie intérieure. C’est à eux que j’offre en priorité ces mots dans lesquels j’ai puisé énergie et lumière.
C.J.
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Les mots glanés de Charles Juliet
Avec sa modestie légendaire, l’écrivain Charles Juliet nous offre un petit livre qui ne contient que les mots des autres. Des centaines de citations, glanées ici et là, au cours de plusieurs décennies d’ardentes lectures. Un recueil d’aphorismes en quelque sorte, de concentrés de réflexion, de messages de vie. Autant de mots qui peuvent aider à vivre. Les sources sont multiples et Juliet renonce à donner les références précises de ses éclats de pensées qui se sont inscrits dans sa tête au fil de sa vie. Ce peut être propos de musiciens (beaucoup de jazzmen), d’acteurs et bien sûr d’écrivains. Ces centaines de citations dessinent le portrait d’un homme, de son inquiétude et de ses préoccupations faites de gravité. C’est parce que la question « que fait-on de ce que l’on sait ? » l’avait agrippé, que Charles Juliet s’est mis à l’ouvrage. « Dans une société comme la nôtre, tant d’êtres sont en souffrance. Pourquoi ne pas vouloir partager avec eux la nourriture que j’avais recueillie ? », explique en préambule l’écrivain tout dévoué à la simplicité. Faisant sienne l’injonction d’Albert Camus citée dans le livre : « Il faut parler le langage de tous pour le bien de tous. »
Georges Guitton, Ouest France
Le cheminement de Charles Juliet parmi les oeuvres qui le nourrissent depuis un demi-siècle a une évidente dimension spirituelle. Il s’est toujours agi pour lui, par la lecture autant que par l’écriture, de disperser les ténèbres d’une vie commencée sous les auspices de la douleur et de la perte. Il s’est toujours agi de se refonder, de se reconstruire, de « mourir à soi-même » pour reconnaître autre, libéré. Le Journal (cinq tomes publiés à ce jour), les récits (dont le lumineux Lambeaux), les poèmes, les dialogues avec des artistes témoignent de ce parcours.
Si Charles Juliet ne s’est jamais inscrit dans un quelconque sillage, il a toujours cherché à approcher le coeur des oeuvres qui avaient une résonance avec sa propre expérience, qui lui permettaient de progresser dans son exploration, d’apaiser, pour un temps, sa « faim ». Il n’est pas surprenant qu’il ait voulu conserver une trace de la fréquentation de ces textes d’écrivains, de mystiques, d’artistes : c’est dans les cahiers où il recopiait des passages de ses lectures que Juliet a prélevé les éclats qu’il a rassemblés pour composer ce volume.
Le lecteur familier retrouvera ses compagnons de route, ceux que l’auteur a souvent cités dans son Journal ou ceux à qui il a consacré des études ou des livres d’entretiens : Samuel Beckett, Jiddu Krishnamurti, Alberto Giacometti, Bram van Velde, Paul Cézanne, Jean de la Croix, Plotin, Jalal, Al-Din-Rûmî, Friedrich Hölderlin, Albert Camus... Au fil des pages, il découvrira aussi des propos d’auteurs qui pourraient paraître plus éloignés de son univers, tels Woody Allen ou Jean-Luc Godard qui confesse se vivre comme « un réseau ambulant, un peu malheureux. Je suis, dit-il, beaucoup trop vaste pour moi-même » ; ou encore Yves Saint-Laurent : « Créer est douloureux. toute l’année je travaille dans l’angoisse. Je me replie en ermite, je ne sors pas, c’est une vie dure, et c’est pourquoi je comprends si bien Proust. (...) Je me souviens d’une phrase dans Les jeunes filles en fleurs : "Du fond de quelle douleur avait-il trouvé ce pouvoir illimité de créer ?" »
Jean Laurenti, Le Matricule des Anges, décembre 2008