— Paul Otchakovsky-Laurens

Tristes Pontiques

Traduit du latin par Marie Darrieussecq

Ovide

Ovide est surtout connu pour son Art d’aimer et ses Métamorphoses.
En l’an 8, pour une raison qui reste énigmatique, il déplaît à l’empereur. Tout ce que l’on sait, c’est qu’il a « vu quelque chose qu’il n’aurait pas dû voir ». Auguste lui fait grâce de la vie, mais l’exile au bout du monde connu, sur le Pont-Euxin, à l’actuelle frontière de la Roumanie et de l’Ukraine, dans le delta du Danube. Là-bas c’est le froid, la guerre, et les barbares. Plus loin, personne ne sait ce qu’il y a : des marécages, des oiseaux migrateurs... Le « bout du monde » n’est pas une...

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La presse

Marie Darrieussecq saisit l’intensité prémonitoire de cette posture. Elle est touchée moins par la personne de l’exilé aigri que par la tragique figure du poète maudit qui s’en dégage. Ovide inspirera les déportés et bannis: Les Regrets de Du Bellay, la Terre d’exil de Pavese, le goulag de Mandelstam, tous les déchus qui ont surnagé en écrivant. Pour restituer la dolente humanité de ces pages, Marie Darrieussecq choisit de faire « parler » Ovide : « Je crie mes funérailles aux bords des fleuves gètes. » Rompant avec toute pesanteur classique, elle traduit les distiques latins en vers blancs, des alexandrins souvent, sans ponctuer, dans une langue modernisée, presque banale, simple et fluide. Elle « délatinise ». Elle ménage des pauses, pour rythmer la lecture. Elle détourne ou contourne les figures rhétoriques figées ou emphatiques que le public d’aujourd’hui ne saisirait pas. Elle coupe court quand elle s’ennuie. Au fond, elle se met à la place d’un lecteur contemporain d’Ovide, recevant à Rome sa énième lamentation et allant à l’anecdote ou à la formule ingénieuse, sautant les pleurnicheries et les clichés. On a l’impression qu’Ovide s’appuie sur notre épaule : on sent son souffle, il nous murmure à l’oreille, comme un proche, comme un frère. « Ma voix, ce sont mes lettres. » La nostalgie redevient ce qu’elle était.
« Ma plainte débordera sur l’univers entier/et débordera les frontières du temps », car « la gloire ne meurt pas sur un tas de fagots », escomptait Ovide. En restaurant sa voix usée, Marie Darrieussecq renoue avec l’essence même de la littérature : ranimer une rumeur humaine dont la vérité est toujours recommencée.

Xavier Darcos, L’Express, 23/10/08

Écrire sans être lu, danser dans le noir

Deux mille ans après son départ pour l’exil, le vœu d’Ovide d’être lu est à nouveau exaucé

Pour Ovide, « écrire sans être lu c’est danser dans le noir ». Condamné à la relégation en l’an 8 par Auguste à Tomes (l’actuelle Constanza), sur les bords de la mer Noire (ou Pont-Euxin), l’aimable poète de L’Art d’aimer dépérit de tristesse dans ce lointain territoire barbare des Gètes et des Sarmates. Privé de tout auditoire puisque nul ne parle sa langue, il ne lui reste que sa muse (« triste consolation car nous sommes en froid ») pour tenter de survivre en écrivant à ses amis romains.
Ses premières élégies ne mentionnent pas le nom de leur destinataire, peut-être parce qu’il espère qu’Auguste se rendra à ses supplications et adoucira son exil (vain espoir, il mourra à Tomes en 17), puis il oublie sa prudence dans les Pontiques. L’extraordinaire est que ces bouteilles à la mer nous soient parvenues, puisqu’elles mettaient six mois à parvenir à Rome et qu’elles étaient lues et conservées dans de petits cercles privés, Ovide étant banni des bibliothèques.
Bien des écrivains l’ont tenu pour un frère en exil, ainsi Ossip Mandelstam, l’auteur de Tristia déporté par Staline, ou Cesare Pavese, assigné à résidence à Brancaleone : « Je comprends bien mieux les écrivains du siècle d’Auguste et je n’assène plus comme avant pour un oui pour un non le titre de bouffon d’Ovide. Naturellement, j’écris ex ponto mes tristia» Séduite par « leur beauté, leur mélancolie et le regard qu’elles portent sur d’autres mondes », Marie Darrieussecq a entrepris de traduire ces lettres en compactant leurs titres sur le modèle de Tristes Tropiques – manière d’indiquer qu’elles ont encore beaucoup à nous dire, comme Les Aveux de saint Augustin relus par Frédéric Boyer chez le même éditeur.
Sa version est vive, souple et ne s’embarrasse pas d’érudition si elle ne se prive pas, ça et là, du classicisme d’un alexandrin : « Chez nous un grand poète est un poète mort / De son vivant l’envie empêche qu’on le lise. »
De quoi parlent ces lettres ? De l’exil, bien sûr, et de ses duretés : la rigueur du climat, la guerre menaçante, la vie sans confort, le paysage aride, les échanges difficiles même si le poète finit par apprendre le gète et le sarmate. De sa vie : l’éprouvant voyage de cinq mois qui l’a amené par mer et par terre à Tomes est évoqué dans la lettre X du livre I des Tristes, tandis que la lettre X du livre IV est un résumé de sa biographie souvent cité. De ses nombreux amis, poètes ou politiques, et de sa troisième femme dont il célèbre les mérites et qu’il exhorte à ne pas l’oublier.
De la littérature surtout : l’élégie unique du livre II des Tristes est un plaidoyer pour un bon usage de la lecture des auteurs classiques supposés scandaleux et de ses Métamorphoses, qu’il a jetées au feu de désespoir le jour de son départ. Mais il sait qu’il en existe des copies, et il ne doute pas de survivre grâce à ses livres : « Je m’en remets à eux / ils ont causé ma perte / ils seront mon futur / mon nom passera les siècles. »

Isabelle Martin, Le Temps, 15 novembre 2008

Ovide, le retour

J’aime à feuilleter les classiques – je veux dire les vrais, les anciens, les gréco-latins ; je garde à portée de main les poèmes d’Horace, celui qui vivait sous l’empereur Auguste. J’y jette un œil à loisir, comme si j’étais un vieux sage, dans un pays sans télé, afin de me nourrir de son carpe diem… Et voilà que déboule Ovide, son cadet de vingt ans. Ovide le mondain, favori de l’Empire, le salace de l’Art d’aimer que chérissaient les libertins, est soudain proscrit par Auguste, en l’an VIII de Jésus-Christ, il y a juste deux mille ans ! On ne sait pas pourquoi – il devait s’agir d’une grosse affaire de mœurs. En tout cas, star de Rome, il fut chassé du jour au lendemain, heureux encore d’avoir la vie sauve. Il fut envoyé paître au diable, à Tomes, aux confins d’un monde inhospitalier, à deux mille kilomètres de la civilisation, parmi les Barbares vêtus de peaux de bêtes, chez les Roumains d’alors, les Bulgares et les Moldaves, au bord de la Mer Noire, aujourd’hui Constanta, dans le delta du Danube. […]
L’étonnant dans tout ça est de voir surgir une traduction de ces lettres en français d’aujourd’hui, parfaitement coulant, due à l’inspiration de Marie Darrieussecq. L’écrivaine s’est imprégnée du sens, de la musique, de l’humeur d’Ovide souffrant, et les a transposés dans un langage parfaitement naturel et juste – un vrai tour de force. […]
Marie Darrieussecq explique dans une belle introduction : « J’ai traduit en vers blancs, à l’oreille. » Cela dit tout l’essentiel d’une traduction littéraire est justement qu’elle soit faite « à l’oreille », que le rendu dans la langue soit si aisé qu’on ne pense plus à l’original. Il faut qu’on ait l’allusion de lire la forme première ; c’est le cas de ce style un peu « enfance de Jésus » inventé par Marie, la traductrice, qui produit un petit chef-d’œuvre de fidélité vraie. […]
Pour Ovide il n’y eut point de retour. […] Il ne reverra jamais ce qu’il aimait, ni sa ville ni sa femme, il mourra sur les rives du Pont-Euxin – on n’a jamais su où avait glissé son cadavre. Marie Darrieussecq vient de lui redonner, du moins pour les vieilles Gaules, une dimension humaine qu’il attendait depuis deux mille ans. Il n’est jamais trop tard, dit-on…

Claude Duneton, Le Figaro Littéraire, 20 Novembre 2008

Vidéolecture


Ovide, Tristes Pontiques, Marie Darrieussecq rencontre les élèves de latin du lycée Jean-Pierre Vernant de Sèvres. Voir aussi : http:/latin.lyc-sevres.ac-versailles.fr