— Paul Otchakovsky-Laurens

Des prises de vue

Rémi Froger

Qu’est-ce que l’écriture peut prendre des vues qui passent ? Les vues prendront-elles dans l’écriture ?

Des films que nous avons vus, il ne nous reste que quelques scènes, quelques images. Les phrases essaient de les mettre dans d’autres mouvements.

Avec un appareil, on peut appuyer sur le déclencheur n’importe quand, sans viser, sans cadrer. Peut-on faire de même avec l’écriture ? Quelques phrases en font l’épreuve.

Des légendes avaient été écrites pour des illustrations, en double. Les illustrations ont disparu. Ne restent que les légendes.

Les matériels sont dispersés. On les recherche. Caméras,...

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La presse

Cinépoésie



Le premier texte poétique de Rémi Froger publié chez P.O.L., paru en 2003, s’intitulait Chutes, essais, trafic. Ce titre pourrait tout aussi bien convenir pour des prises de vue, le second texte de l’auteur dans cette maison d’édition. En effet, on retrouve une préoccupation et une «manière» poétique similaires : il s’agit de travailler à partir du fragment, de la coupure, des bribes, et de faire face à l’inachèvement et à l’incomplétude. Autant de notions et d’éléments qui s’appliquent particulièrement à la problématique cinématographique qu’aborde cette fois-ci le poète : le plan, l’image déviée de son continuum, le bref instant de remémoration d’une scène, d’une voix, d’un visage ou d’un paysage qui ont été filmés, et bien sûr le montage, art de la coupe et de la collure. Ce n’est pas tomber dans un impressionnisme descriptif que de noter un souci perpétuel du montage, aussi bien au niveau macrostructural (l’agencement des quatre parties qui composent le recueil, le passage d’un texte à l’autre) que microstructural (les retours à la ligne et la présence obsessionnelle des tirets, qui interrompent et relient à la fois).


Rémi Froger compose, avec des prises de vue, un bref texte énigmatique qui ne cesse pas de dérouter le lecteur, par l’aspect volontairement lacunaire, elliptique et littéral de l’expression et du référent. Il y est sans conteste question de cinéma, de captation et de projection d’images, ainsi que de ce qu’il en reste, de leur puissance de rémanence, de leur possibilité d’apparaître et d’être reçues. Néanmoins, cela n’ôte rien au pouvoir profondément déstabilisant du texte. Les effets de brouillage et les non-dits abondent ; le «je», qui apparaît assez souvent est-il ainsi le «je» d’un personnage de film, celui d’un poète-cinéaste ou bien d’un poète-spectateur ? Les mots, ici, tentent de rendre compte de l’image et donc, littéralement, de la prendre pour la faire advenir sur la page. Rémi Froger, pour ce faire, n’occulte pas l’aspect technique et la «fabrique» de ces «prises de vue» : il est question de raccords, de découpages, de scénarios, de caméras, de plans, de numérotation de séquences… Le processus est nécessairement hésitant («Je crois qu’il manque quelques mots. Je n’arrive pas à suivre le rythme», p.53) ; il rencontre des béances et des résistances : parfois, l’acte de préhension se mue en affrontement, vue contre parole. Il s’agit d’exister dans les mots comme dans le cadre et le champ de la caméra.


La troisième partie du recueil s’intitule «légendes des illustrations» : comme il est dit dans la présentation du livre sur le site des éditions P.O.L. : «Des légendes avaient été écrites pour des illustrations, en double. Les illustrations ont disparu. Ne restent que les légendes». Les images cinématographiques se sont effacées, mais les mots cherchent à les rendre, ils se font «légendes», c’est-à-dire étymologiquement «ce qui doit être lu», et donc ce qui reste à lire, malgré tout, grâce au fragile pouvoir du langage verbal, après la disparition des vues. Il arrive soudain, au détour d’une expression, que l’on reconnaisse ce à quoi le texte s’est confronté et se confronte : ce peut être, entre autres, L’Avventura de Michelangelo Antonioni, ou bien encore Le Mépris de Jean-Luc Godard. L’œuvre de Rémi Froger s’offre à nous dans sa complexité et exhibe précisément sa difficultueuse et fragmentaire élaboration d’un rapport intersémiotique entre les mots et les images.


Fabien GRIS, Parutions.com ( Mis en ligne le 10/07/2009 )



Plutôt que d’instaurer un dialogue entre poésie (par les vers) et cinéma (par le vocabulaire), des prises de vue les dénature l’un par l’autre, chacun tirant l’autre hors de son cadre. Entre le dernier vers du poème initial (« Plan d’ensemble des choses dont je suis savant ») et celui sur lequel se clôt le volume (« je m’habitue à l’air ambiant, je déclenche les prises de vues »), le livre passe de la maîtrise d’un spectateur averti à l’apprentissage d’un réalisateur néophyte. Des plans, des mouvements s’ébauchent sans jamais se stabiliser en scènes ou récits, des choses sont nommées entre lesquelles ne semble se tisser aucun réseau de significations, excepté celui de leur refus : « cela ne signifie rien, ne se réfère à rien, en fait c’est absolument inutile », affirme le denier poème, attestant que les prises de vues ont pour objectif une déprise des significations – métaphoriques en premier lieu : « on dirait des fleurs – la phrase reste à l’envers de cette phrase. » Ce livre exigeant et roboratif pourrait se rapprocher de la littérature du regard des années 1950, n’était que nul récit, ici, ne se construit, et, surtout, nulle subjectivité.



Elisabeth CARDONNE-ARLYCK, Cahier Critique de Poésie, 2009