— Paul Otchakovsky-Laurens

Cycle des manières de mourir

Aiat Fayez

L’étranger aujourd’hui ne peut plus sortir de chez lui. S’il sort de chez lui, l’étranger est torturé rien qu’à l’idée de la haine qui l’entoure. Pour marcher dans la rue, l’étranger doit baisser la tête, se faufiler pour ne pas se faire remarquer. Pour arriver dans sa rue, pour atteindre sa maison, l’étranger en vient à marcher à quatre pattes. Le mieux serait qu’il reste entre les murs de sa maison, s’il ne veut pas recevoir la répugnance des Français en plein visage. Mais l’étranger aussi doit pouvoir sortir prendre l’air voir le monde. L’étranger aussi doit pouvoir comme tout le monde jouir de la vie...

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La presse

Blasphème


Blessé et féroce. Aiat Fayez compose un livre incantatoire sur la haine de l’étranger. « Cycle des manières de mourir » prend à la gorge.


Trois « romans », comme l’a expressément précisé l’auteur, tissent ce livre au titre intriguant et splendide, Cycle des manières de mourir, trois épisodes romanesques d’une même obsession, la haine. La haine du Juif, de l’étranger, de la femme.

Ces variations autour du thème ont elles-mêmes trois titres : « De l’autre côté de la vitre, Au cœur de ce pays, Les assassins sont parmi nous ».

Dans le premier, Alice est passée de l’autre côté de la vitre, du côté de la folie ordinaire, de la paranoïa d’être juive, sans cesse mise au ban de la société, menacée de destruction imminente.

Dans le second, la narratrice est sans doute africaine, du Maghreb ou de l’Afrique noire, mais ce n’est jamais précisé, elle est comédienne au Français et sa sœur s’est (aussi) jetée par la fenêtre. Les narrateurs sont tantôt la sœur comédienne, tantôt le père. Ce dernier accuse la xénophobie ambiante, sa fille l’accuse, lui. Monstre ordinaire qui les a terrorisées, enfants.

Le troisième « roman » met en scène l’asservissement sexuel d’une femme par un soldat de la Force française en Afrique.

Aiat Fayez a choisi trois voix féminines pour « incarner » les avatars de cette peur de la différence et de ce rejet de l’étranger, devenus monnaie-courante aujourd’hui. Les deux premières voix disent à la fois la paranoïa et la vérité, si bien qu’on ne sait ce qui a engendré quoi, et cela permet de mesurer combien la compulsion réactionnaire n’a que faire de ce qui est réel et de ce qui est prétendu l’être. L’antisémitisme est toujours sur le devant de la scène en France, il est d’autant plus intéressant de mettre en regard l’autre « bouc émissaire », l’Arabe – je penche, à la lecture, pour la version Maghreb. Ces voix ont une même puissance d’imprécation, un Je rageur. Aiat Fayez sait très bien renvoyer dos à dos victimes et bourreaux, accusés et accusateurs. La folie qui s’empare des uns déteint sur les autres, c’est ainsi qu’un sentiment d’exclusion peut se transformer en paranoïa puis en haine réciproque. Impossible de ne pas penser à Thomas Bernhard, à son ton, son style, à la structure de ses monologues pour le théâtre. On peut d’ailleurs parier que le livre d’Aiat Fayez sera porté à la scène.

L’auteur critique ouvertement la politique actuelle, parfois de façon très drôle. Il use avec intelligence et virtuosité des différents discours d’exclusion que le pouvoir, populiste à souhait, répand en autorisant toutes ses variantes. Ce qui pourrait passer pour du délire de personnages fictifs reprend sans cesse pied dans la réalité des faits. L’humour, ravageur, fait trembler. « Les chiens que le pouvoir lâche, les voici désormais en ville à la recherche d’étrangers à dévorer. Nous autres étrangers, disait Sonia, nous devons faire nos preuves devant l’assistant le plus stupide, parce qu’il ne goûte pas la consonance de notre nom. En sport aussi, nous devons récolter autre chose que des rires. Nous portons l’éclat et la douleur sur nous. »

La troisième voix est plus discutable et n’évite pas la complaisance. La femme qui se prête à tous les mésusages sexuels de son partenaire est insituable tant sur la scène politique que sur la scène de la jouissance. Qu’une forme de plaisir naisse de l’horreur et de la torture, on le sait, et ce n’est pas le problème. Mais si cette ambiguïté n’est pas politiquement incorrecte, c’est que la protagoniste n’a pas trouvé sa voix. Et du coup, c’est le corps féminin qui disparaît.

C’est un homme qui parle à travers elle, et il cherche encore ce que peut dire la femme dans la situation d’asservissement sexuel où il la place, quel renversement elle peut opérer. Leur permanent balancement entre possession abusive et complicité affective finit par ressembler à l’un de ces innombrables jeux de rôle auquel l’homme s’adonne sur sa console. Dans les deux premiers textes, l’objet et le sujet sont à égalité, cette fois la place du sujet demeure défaillante. Peut-être qu’à l’ombre tutélaire de Thomas Bernhard, manque, ici, celle d’Elfriede Jelinek.


Claudine Galéa, La Marseillaise, le 10 mai 2009