— Paul Otchakovsky-Laurens

Federico Fellini Romance

Jean-Paul Manganaro

Jean-Paul Manganaro, dans cette exploration si intime de l’œuvre de Fellini, a voulu laisser la place, toute la place, aux films qui se sont succédé au cours des années et qui chacun tour à tour, le plus simplement du monde, c’est-à-dire chronologiquement, forment les chapitres de ce livre. Un à un il les décrit, les écrit, un à un il les analyse, les replace dans leur contexte historique, esthétique. Et à mesure qu’il avance, des récurrences, des associations se dessinent, à mesure qu’il avance c’est aussi une histoire de l’Italie contemporaine qui se déploie sous nos yeux en même temps que celle d’une des œuvres artistiques les...

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Italie : Il Saggiatore

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A la question


« Comment quitter le néoréalisme ? » « Comment fabriquer un mythe ? » « Que faire du colossal et du péplum ? » « Que reste-t-il de la romanitas? » « Où va la musique quand on ne joue plus ? » Ce sont quelques-unes des questions qui apparaissent en tête des chapitres de Federico Fellini Romance, le long essai que l’écrivain et traducteur vient de consacrer au maître de Rimini. Il y en a d’autres, plus ou moins rhétoriques, plus ou moins référencées ou abstraites, proches des films jusqu’à leur être empruntées ou posées aux films, pour ainsi dire à leur place. Les questions non seulement problématisent l’œuvre, mais plus encore, elles font de l’œuvre la reprise constante de différents problèmes manifestes, avérés, figurés. Ainsi, parmi les multiples pistes qu’il ouvre, le livre de Manganaro suggère qu’il y a dans les films de Fellini une force interrogative à la fois enfantine - toujours reposer une question pour ne pas finir, pour ne pas aller dormir - et inquiète - de toute façon, l’insomnie est là, avec son lot de visions à demi délirées.

L’œuvre avance au rythme des questions que quelqu’un ou quelque chose lui pose, une voix off, un rire, un peu de vent, la « voix de la lune », qui font des ritournelles étranges et ouvrent des vides comme le puits sans fond de La Voce della luna. La beauté du livre de Manganaro serait peut-être de constituer le versant alternativement analytique et lyrique de ces questions, de les faire affleurer sous des formes parfois éminemment sérieuses, et un peu compassées, et parfois sous les formes d’une écriture emportée par l’amour d’instants de rythmes, de configurations, tombant avec délice dans les puits des suites d’images. « Au-delà d’une image fidèle des années 60, le cinéma de Fellini se pose la question de savoir comment cette image devient tout à coup possible dans ces années-là, sans en faire tout une histoire, en cherchant sa trace répétée, son dessin, en une sorte de défouissement ». Le livre suit cette longue fouille en un geste unique, chronologique, sans choix critique parmi les films et avec peu de comparaisons avec l’extérieur de l’oeuvre, ce qui constitue tout à la fois sa limite - la contradiction est absente, quelque chose ne dialogue pas - et sa grandeur - rien ne fait obstacle à la prise de vitesse du « défouissement ».

Manganaro explique qu’il y a une forme concrète de la question chez Fellini, l’ancien journaliste : d’un côté celle de l’intervista, les interviews des paparazzi qui débutent avec La Dolce Vita et se transforment en interrogations au cinéaste dans Huit et demi, et d’un autre côté celle du vrai-faux documentaire , qui permet de s’adresser à chaque protagoniste comme au sujet d’une question, système porté à son comble dans l’étrange Répétition d’orchestre.
« Fellini inaugure enfin [avec Huit et demi] un mode expressif qui prendra des aspects plus spécifiques avec Les Clowns, Roma et Intervista, en jouant sur les masses de questions que pose le tournage d’un film, sur les questions que l’on pose à celui qui le tourne et sur l’impossibilité d’une réponse qui ne passerait pas par sa démonstration délibérée ». Dans Intervista, Fellini, jouant son propre rôle, ne cesse tout à la fois de fanfaronner et de se dérober aux journalistes japonais qui le harcèlent avec leur caméra vidéo. Il veut répondre, ne veut pas, esquisse une réplique, laisse un collaborateur parler à sa place - la réponse se dilue en passages de relais et coq-à-l’âne. « Je m’aperçois qu’à chacune de vos questions, je pars en roue libre pendant une bonne demi-heure, vous allez donc trouver contradictoire ce que je vais vous dire, c’est qu’en vérité je ne sais jamais quoi répondre… » (Fellini par Fellini).

c’est là que s’inaugure la forme la plus remarquable du travail de Fellini, celle qui nous importe encore aujourd’hui et fait mystère de ses compositions, de ses rythmes. Il y a une sorte d’inconsistance fondamentale de ses films, toujours plus prononcés au fil de l’œuvre, posant des questions mais sans jamais y répondre parce que préférant relancer, sauter ailleurs, laisser une inquiétude en suspension ou détourner l’attention en faisant le pitre - parfois jusqu’à un étouffement insupportable, par exemple dans Juliette des esprits, dont Manganaro écrit que les images sont emprisonnées dans des « réseaux de questions ». Mais ce réseau, à l’inverse, atteint dans Roma l’éclat littéralement sans histoire d’un « tramé musical complexe » ou bien, dans certains moments de Casanova, « une joie pure, un pur agacement ». Il y a bien une tentative, écrit plus loin Manganaro, pour « supprimer le maximum de fiction », faire en sorte que « la stimulation créative demeure en alerte et absorbe l’interrogation qui n’aboutit pas à une réponse ». Federico Fellini Romance contient ainsi les plus belles pages jamais écrites sur l’art du « défilé » fellinien, parade, agencement libre ou tramé musical qui concerne autant le pages des corps que les successions des événements. Tombant dans le puits, il s’agit à travers eux de « rythmer le film suivant dans une spirale unique, à bout de souffle et très lucide, suivant une histoire qui n’a pas de fin ».


Cyril Béghin, Les Cahiers du cinéma, octobre 2009