— Paul Otchakovsky-Laurens

La Cause des portraits

Jean Louis Schefer

« Voilà mis en danger ce que j’ai cru aimer de la passion la plus exclusive, qui n’avait cependant de réalité que la douceur, l’espèce de calme ainsi posé dans une fin d’enfance comme le premier brouillon d’une vie des sentiments, l’effet incalculable d’une première séduction qui exigeait d’un enfant qu’il fût déjà le père de ses sentiments, qu’il sût maîtriser des émotions et qui n’a bientôt réussi qu’une capture de son âme ; l’attachement déraisonnable à celle qui tentait de lui montrer de toutes les façons possibles la beauté du monde et dont il...

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La presse

Essai méditatif sur l’enfance d’un esthète, épris d’une jeune fille, des paysages du Nord et de la peinture.


Si les essais et écrits sur l’art et l’image occupent une place prépondérante dans la bibliographie de Jean Louis Schefer, on sait que la littérature est l’autre pôle qui aimante, depuis plusieurs décennies, les réflexions et le travail de cet esthète irréductible à toute qualification – philosophe de formation, longtemps proche de Barthes, il ne se définit pas comme historien de l’art, ni comme critique, écrivain pas vraiment davantage… La même indétermination préside au moment d’essayer de dire de quel genre relève ce texte, La Cause des portraits. Récit d’enfance et d’apprentissage ? Ce n’est pas faux, à condition que s’entende, derrière cette expression, non pas le déroulé d’un itinéraire d’enfance, mais plutôt le développement d’une problématique particulière, une réflexion liant de nombreux enjeux : la question de l’appréhension et de la représentation du monde sensible et de celui des sentiments, la mémoire et la façon dont, au fil du temps, elle opère un tri dans le vécu, le rêve et l’art comme moyens d’élargir l’horizon de l’existence, d’approfondir son intensité… Si l’expression existait, plutôt que de récit d’enfance, c’est au fond d’« essai d’enfance » qu’il conviendrait ici de parler.

Un enfant donc, « un enfant distrait, élevé dans la lumière subtile que jettent l’or, le cristal, l’argent poli et la nacre, le vert laiteux des poteries chinoises, les cadres et les meubles provenant d’un catalogue de hasard des collections de famille… » Un enfant né à Paris à l’aube de la Seconde Guerre mondiale dans une famille aristocratique et qui, au lendemain du conflit, « un dimanche du mois de juillet 1948 (ou 1947, est-ce possible ?) », quitte le cocon familial pour s’en aller en train passer des vacances en Hollande. Brutalement projeté dans le monde par ce voyage en train, par la promiscuité avec des inconnus qu’il lui impose, le garçon fait la connaissance d’une jeune fille prénommée Françoise et cette rencontre occupe, dans le livre, toute la place : avec elle se confond le souvenir des journées calmes baignées par la lumière du Nord ; sur elle, le récit autobiographique semble buter, achopper à dérouler le fil chronologique. On apprendra cependant que, appelée par une vocation religieuse, la jeune femme n’a pas tardé à s’éloigner du garçonnet, lui léguant en souvenir de leur amitié – tendresse bienveillante contre amour éperdu – la reproduction d’une Vierge rhénane, ainsi que sa passion pour les musées et la musique. Les paysages du nord de l’Europe – dont Schefer livre des descriptions minutieuses et éblouissantes – un enfant solitaire et désœuvré, le souvenir entretenu du visage aimé, un autre visage féminin peint par une main anonyme il y a de cela des siècles : voilà donc quelques-uns des motifs tangibles que brasse le récit de Jean Louis Schefer, et sur lesquels prend assise sa méditation mélancolique, si ce n’est crépusculaire, qui se déploie en phrases complexes, sinueuses, presque impénétrables, parfois, accueillant une infinité de détails descriptifs ou spéculatifs, une prodigieuse démesure de ramifications et de nuances.

Qui a su parler, de façon si précise et singulière, de l’enfance « oublieuse de grands ensembles d’événements (par distraction ou par incapacité de les cadrer, faute aussi d’une boîte où les ranger, du savoir qui les réduirait à un résumé), acharnée sur des détails, des petits bouts de choses (détails échappés à tout autre, couleurs, odeurs persistantes et survivant à la disparition des formes) ». Parler aussi de la singularité du visage de l’autre, du temps perdu contre lequel la mémoire ne peut rien, du passé comme « un abîme vertical », de l’élan vers l’art comme « nécessité d’expansion onirique qui cherche son objet ». Parler, surtout, de la peinture – Vierges de Fra Angelico, portraits de Chardin, paysages flamands – comme d’une façon d’être au monde et de se construire, d’aimer et de se souvenir, d’essayer de prendre part à l’expérience humaine. D’espérer s’en consoler, parfois.


Nathalie Crom, Télérama, 23 mai 2009

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