— Paul Otchakovsky-Laurens

La Ville de Paris

Gérard Gavarry

Le mot « échappée » signifie étroite ouverture sur un paysage. Espace libre ou vue resserrée entre les collines, les maisons. La Ville de Paris en ce sens est une série d’échappées.
Suite de scènes en extérieur. Nulle intrigue. Fragments minuscules d’une histoire privée qui se joue dans les lieux qui sont à tout le monde.
Façon de témoigner d’un usage de la ville dont Chronique, en interlude, raconte l’apprentissage.


 

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La presse


LES PETITES VADROUILLES



Sous le poids des parutions d’automne, qui s’accumulent comme les surplus de la Communauté européenne, tous les sujets me semblent épuisés, tous : un garçon rencontre une fille, un garçon (ou au contraire), un coincé tombe une vieillarde (en hausse cette saison), ou une femme se jette sur son analyste, comment voulez-vous trouver un joyau dans tout ce beurre ? En revanche, le long des rues de Paris, de Paris, peut-être que j’ai un faible pour cet air, c’est toujours là, c’est aussi vert que la mousse au Vert-Galant. Que Mouloudji soit notre chantre ou Rochegude notre bible, voici un petit livre des rues et des trottoirs, qui sont toujours nouveaux quand on les regarde d’un autre œil.
Loué soit le ciel (de Paris, de Paris…), dans La Ville de Paris il n’y a pas le soupçon d’une intrigue, pas la plus légère menace d’une histoire.
Le piéton de Paris peut se voiler la face : assez souvent, Gérard Gavarry est derrière un volant. Même, il précise : une 4L rouge, un break R18. Sacrilège ? C’est le progrès, grand-mère, faut que ça roule. Donc, tous les automobilistes n’agonisent pas idiots, entre les embouteillages et leur radio qui borborygme.
Une autre allure apporte une autre perception, et la vitesse (toute relative, j’en conviens) transforme le paysage urbain en lanterne magique. Ainsi, l’arrondissement du Temple : …et comme celui-ci n’apparaît que par éclairs dans le front ajouré des façades, j’ai l’impression d’un objet qu’on me donne et qu’on me confisque en un seul instant : un parc vu de l’extérieur grâce aux lézardes du mur d’enceinte ; une porte palière qui s’entrebâille, devant laquelle on passait en voisin du dessus ; l’œil en train de lire, ventousant sa page comme un nez la vitre derrière quoi le monde bouge… Mais il y a aussi, bien sûr, les longues marches à pied de la jeunesse, d’un cinéma à un bistrot, d’une librairie à la Cinémathèque, et les autobus qui, même privés de leur plateforme arrière, apportent aux itinéraires la versification de leurs détours pré-ordonnés, de leurs arrêts à intervalles fixes. Ainsi les croisements du sonnet, les répétitions de la ballade.
Gérard Gavarry s’est attaqué à sa tâche avec toutes les qualités requises : la science, la passion, l’humour, l’exactitude. Reconnaissez-vous la voix même de la sincérité et de l’expérience honnête en cette phrase : La Seine n’est pas moins trompeuse. Un jour, je l’aperçois en grande banlieue avec stupéfaction ? Telle est notre faible curiosité, j’en ai peur, que ce que nous aimons trouver dans un livre, c’est ce que nous avons déjà rencontré. Ainsi la Seine, qui devrait déjà être à Rouen peut-être, quand elle nous attend au tournant à Puteaux.
Quand même, le fin du fin, le bonheur tout rond, c’est l’explication d’une émotion que l’on a déjà - confusément - ressentie, et que pourtant l’on n’aurait pas su, soi-même, formuler. Avez-vous déjà, accompagnant quelqu’un à la gare, vu l’endroit changer tout entier au départ du train, comme un décor du musée Grévin tourne sur lui-même ? Avant, c’était une enclave où toute activité se rapporte au train, un endroit simplifié où les cigarettes se vendent pour être fumées dans le train, les sandwiches pour être mangés dans le train, les livres pour être lus dans le train, les paroles et les silences eux-mêmes devenus paroles de départ, silences d’arrivée… J’éprouve, à lire cet ouvrage, le plaisir qui doit envahir un lépidoptériste enragé (j’imagine) quand il rencontre en un marais perdu un autre hurluberlu à la poursuite du même Grand Bleu ou Petit Quelque chose qu’il traque. Ne portant pas de filets, les amoureux des rues se croisent sans se voir.
Le péripatéticien obsessionnel se divise en deux espèces : l’endogène et l’exogène. Le premier, comme chacun sait, est né dans le vingtième ou le cinquième arrondissement de Paris selon qu’il relève des disciplines rivales de la gauche ou de la droite (les rives). Gérard Gavarry est un exogène. Il est venu d’un pays très lointain et non précisé, où pendant longtemps il a su que Paris se trouvait à l’autre bout du monde. Il ignorait s’il existe là-bas des forçats ou si comme ici on marche sur du sable en ville. Il est arrivé tout armé (et légèrement égaré) par une préparation extirpée des livres et des images qui peuvent être trompeurs : À mon insu - tant se confondent ailleurs et autrefois dans le même outremer - quelques-uns de ces idiotismes datent, images comme sont les banquettes en bois du métro ou les renards portés en châle... Il a vite remis sa montre à l’heure, et découvert l’utilité d’une gare en cas de pogrom ou de ratonnade. Que savons-nous de plus ? À en juger par l’abondance des Lola, Fransje, Andrée, Pauline, Jacqueline ou Geneviève, - les unes, quelquefois, ne devant pas être mentionnées devant les autres -, il ne manque pas de succès ni de charme (rien qu’à son style on s’en serait douté). Discrètes, ces allusions ont leur utilité, leur nécessité même : pour être aussi allègres, les creux de la ville conduisent généralement au creux des oreillers.


Michèle Bernstein, Libération, 22/10/ 1987






L’APPRENTISSAGE DE LA VILLE



À première vue, le petit livre de Gérard Gavarry est un recueil de fragments, d’échappées sur la ville de Paris. Mais c’est surtout, comme aime à en faire l’auteur du Genre des dames, un récit ludique, masqué, de sa découverte de la cité. Dans les souvenirs d’enfance de Gérard Gavarry, Paris a d’abord été une ville exotique, "à l’autre bout du monde". Une ville pour explorateur, en somme. D’ailleurs, n’y a-t-il pas une rue Livingstone près du marché Saint-Pierre ?
Même de plus près, la ville de Paris commence par être pour lui une réalité abstraite : c’est d’abord un plan, sur lequel on peut bondir "à vol d’oiseau par-dessus les pâtés de maisons monochromes". Des milliers de toponymes, de coins de rues bizarrement cadrés, décomposent le paysage urbain en une sorte de nébuleuse où, pour se repérer, le nouveau citadin voyage obsessionnellement sur la ligne du 43, s’étonnant des enclaves végétales qu’il aperçoit, imaginant des vies recluses dans les immeubles qu’il longe.
Sans s’attarder à décrire ni à raconter, le narrateur, elliptique à souhait, dévoile avec humour l’apprentissage de la ville que, cinéphile impénitent, il a pu faire en flânant des Ursulines à la Pagode, vivant, en extérieur nuit, ces moments hagards où l’on sort de la cinémathèque, où l’on entend sa propre voix résonner étrangement, parce qu’on flotte "entre une fiction encore fraîche et la réalité qu’on aura réintégrée sous peu".


Monique Petillon, Le Monde, 27/11/1987






Échappée libre sur le pavé de Paname, vadrouille obsessionnelle dans les banlieues muettes, interludes urbains en guise de séquences d’apprentissage amoureux. Roman-puzzle des rues et des trottoirs, où les employés de la voierie changent brusquement le décor en un tour de main. (…) Arrimé à son cocon de béton, Gérard Gavarry s’inscrit dans la grande tradition de la maraude onirique, du regard péripatéticien, emboîtant le pas de Léon-Paul Fargue, Jacques Réda ou Yves Martin. Une ballade pour usagers.


Patrice Delbourg, L’Événement du jeudi,19 au 25 novembre 1987