Chacun de nous s’est entendu un jour poser cette question, qui peut ouvrir sur un gouffre : « Qu’est-ce que c’est que ce silence ? » Dès lors qu’on n’y répond pas immédiatement, qu’on laisse précisément un silence s’étirer – parce que les circonstances s’y prêtent, qu’on est dans une vacance, une vulnérabilité qui nous y poussent –, dès lors qu’on descend dans ce silence, on peut arriver à une profondeur où il n’y a plus de réponse. Michel Manière a estimé que l’expérience est si radicale pour son personnage, et celui-ci si fragile – il vient de perdre son...
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Chacun de nous s’est entendu un jour poser cette question, qui peut ouvrir sur un gouffre : « Qu’est-ce que c’est que ce silence ? » Dès lors qu’on n’y répond pas immédiatement, qu’on laisse précisément un silence s’étirer – parce que les circonstances s’y prêtent, qu’on est dans une vacance, une vulnérabilité qui nous y poussent –, dès lors qu’on descend dans ce silence, on peut arriver à une profondeur où il n’y a plus de réponse. Michel Manière a estimé que l’expérience est si radicale pour son personnage, et celui-ci si fragile – il vient de perdre son enfant –, qu’il s’ensuit ce que les psys nommeraient peut-être une « décompensation psychotique » qui le rend mutique et, après l’avoir mis à la merci de la psychiatrie, l’ouvre à un retrait radical par rapport à tout ce qui constituait jusqu’alors sa vie et ses obligations d’adulte responsable. C’est la raison pour laquelle la forme de ce roman est celle du journal intime. Car si le personnage de cette histoire est mutique, il s’exprime tout de même à travers l’écriture. Nous nous trouvons donc, lecteurs, au cœur d’une crise existentielle, et plongés aussi, par voie de conséquence, dans celle d’un couple. Comme nous le sommes dans un deuil où l’auteur va déjouer le plus possible les ressorts, les situations, les sentiments et les discours habituellement de mises dans de telles circonstances. En effet, par son silence et son exil, le héros ajourne l’affrontement, le désamorce, en change la nature-même.
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Après la perte
« Il y a dans nos parcours à nous autres humains, ici ou là, des sortes de manques, de vides, de blancs, de Hiatus Capitaux...», écrit Michel Manière. Dans le cas de son héros, il s’agit d’un deuil impossible, celui de sa petite Lucie, morte à 10 ans d’une « affreuse maladie». S’ensuit une période ténébreuse, au cours de laquelle le moindre élément du quotidien lui rappelle son chagrin. Comment « refaire son trou » sans sombrer dans le tunnel ? En faisant un bonhomme de neige ou en s’accrochant à un stylo. Tel un gouvernail, ce journal intime redonne une voix à ce père devenu mutique après la disparition de sa fille. C’est « comme si la vie et l’écrit, en se tissant ensemble, formaient le texte véritable, le seul qui m’importe. » Des mots qui entrent en résonance avec le travail de Manière, auteur de récits autobiographiques ou de « romans troubles » , comme Le sexe d’un ange (Flammarion, 1976), A ceux qui l’ont aimé (POL, 1992) ou Une femme distraite (Grasset, 2005). La perte est une fois de plus présente dans cette exploration de l’absence. Inconsolable, Simon harponne la page blanche, a l’instar d’un noyé entraîné vers la solitude et l’indicible. « L’angoisse a trouvé où se fixer » . Elle transparaît sans trémolos entre ces lignes épurées. Plusieurs êtres s’invitent dans cet univers, mais une figure domine Geneviève, la mère de Lucie. « Tout changea » , y compris le couple qu’elle formait avec Simon. Parviendra-t-il à lui écrire une lettre pour saisir leur déchirement ? « La paix, le bonheur» leur sont-ils encore accessibles ? Un roman qui raconte comment retisser les fils de la vie.
Kerenn Elkaïm, Livres hebdo, 9 décembre 2016
L’effeuillement d’un deuil
Le décès d’une enfant réduit le narrateur de Michel Manière au silence, qu’il brise (ou prolonge ?) dans un journal intime.
Quand la fiction s’empare du journal intime, cela tourne bien souvent à la folie. Le Horla de Maupassant, Le Journal d’un fou de Gogol ou encore Morphine de Boulgakov suffisent à le démontrer. Journal d’un silence de Michel Manière n’y fait pas exception. Simon Viard, écrivain et professeur de lettres, est le diariste d’un mutisme : celui qu’a fait peser sur lui la perte d’un enfant. En effet la langue française se trouve bien silencieuse dès qu’il s’agit de donner un nom à ce deuil, alors qu’elle a su nommer la perte d’un époux ou d’un parent. Le narrateur, dont l’ego colossal est fréquemment rappelé (« Il m’a même semblé que le monde tournait un peu plus rond à tourner sans moi »), part s’exiler à la campagne, dans l’espoir de retrouver l’inspiration qu’il croyait définitivement éteinte depuis la mort de sa fille. Écrire pour décrire le désir d’écrire, la quête d’un silence nécessaire et sa rupture inévitable sont des thèmes récurrents dans les journaux d’écrivains. Et Michel Manière a su les amener avec force baroque : « Or, quand, le jour même, je voulus m’y remettre, impossible! Ni le lendemain ni le surlendemain ! Je tombai bientôt dans un désarroi qui pencha chaque jour un peu plus vers le désespoir. » Les échanges épistolaires avec une certaine Geneviève, comme les récits d’idylles masculines, s’approprient avec style le thème de l’amour impossible, bien souvent traité en littérature mais plus rarement réussi. Aussi, de nombreuses références seront faites, sans cuistrerie, à des artistes comme Beethoven - dans son rapport au silence -, Glenn Gould, ou encore Henri Michaux, l’auteur de Jours de silence.
Simon Bentolila, Le Magazine littéraire, février 2017
Lettres et le néant
Un homme se réfugie dans le silence, par Michel Manière
On ne commence pas un journal en écrivant : «Une planche sur deux tréteaux, une chaise pas trop branlante, du papier, un crayon, et m’y voilà. J’écris.» Ou bien on n’a absolument rien à dire. Ou bien on est écrivain et la partie, pour le lecteur, s’annonce serrée. Michel Manière le met rapidement en porte-à-faux. D’un côté, son narrateur change régulièrement de cahier, note la date des journées vides et les plats ingurgités, exagère la trivialité de l’exercice et secoue régulièrement la question du simulacre. De l’autre, il use à fond des ressorts introspectifs d’une écriture quotidienne. Ce qui lui permet d’en jouir pleinement, sans payer de tribut à une quelconque authenticité. Vincent Canon, qui tient ce Journal d’un silence pendant près d’un an, s’est retranché dans la campagne normande, loin du domicile conjugal et refuse toute espèce de communication, laissant les lettres de son épouse Geneviève s’entasser dans un coin. Il y a d’abord l’observation minutieuse de la distance critique où le place un tel désengagement. De Martine, son infirmière qui ne peut s’empêcher de commenter tout ce qu’elle fait, il dit : «Elle tâche, en les doublant de paroles, de maintenir chacun de ses gestes dans sa stricte littéralité, et de m’ôter à moi, dans ce silence impénétrable où elle me voit, toute possibilité de l’interpréter tant soit peu librement.» Les premiers cahiers progressent sur une même toile de fond, la «Sainte-Anne» de Léonard de Vinci, voyant sans être vue la vierge Marie tenant l’enfant Jésus - quintessence d’un détachement sans dureté, d’un écart sans indifférence. Or on sait depuis le début qu’une enfant est morte une dizaine d’années auparavant. Le deuil, qui travaille toute l’œuvre de Michel Manière depuis A ceux qui l’ont aimé, récit de l’agonie du compagnon mort du sida, est en train de se faire de façon différée, croit-on, dans la fuite, le mutisme et l’enfermement. Ce n’est en fait que le premier moment d’une longue série d’expériences qui renversent le parti pris initial. Peu à peu le narrateur sort de sa zone de confort, va au-devant de figures médiatrices, vit une brève liaison homosexuelle, et passe en définitive du côté de l’invention. A rebours de l’idée proustienne selon laquelle «Tout l’art de vivre, c’est de nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à leur forme divine et de peupler ainsi joyeusement notre vie de divinités» . Qui, transposée à sa femme, et à leur fille défunte, lui fait «horreur» . C’est la gageure du livre d’enchevêtrer dans la durée le néant de ces hiatus, incompressibles temps morts - deuil, absence, séparation - et toute la matière qu’ils brassent. Logiquement, on ne saura que peu de chose de Geneviève qui, elle, n’a pas commencé de journal. A un moment ou un autre, il faut donc s’attendre à cette réaction de l’autre mis si longtemps à distance : «Comment veux-tu que j’entre dans ta littérature!!!»
Louise de Crisnay, Libération, 28-29 janvier 2017