— Paul Otchakovsky-Laurens

Ô nuit, ô mes yeux

Le Caire, Beyrouth, Damas, Jérusalem

Lamia Ziadé

Dans ce roman vrai et illustré (plus de 400 illustations sur 576 pages) il y a les cabarets du Caire, les studios, villas, casinos du Caire, les maris, les amants, l’alcool, les somnifères, l’argent, les suicides, les brownings, les scandales, les palaces, et même le chant, la musique, la voix, les ovations, les triomphes, la gloire. Il y a l’audace, le génie, l’aventure, la tragédie. Il y a des poètes et des émirs, des danseuses, des banquiers, des officiers, des imams, des cheikhs, des actrices, des khawagates, des musiciens, des vamps, des noctambules, des révoltés, des sultans, des pachas, des beys, des espionnes, des prodiges, des rois d’Égypte et la cour. D’éminents...

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Liban : Hachette-Antoine

La presse

Mille et une étoiles


Oum Kalthoum, Asmahan, Fayrouz... Dans son nouveau roman graphique, l’artiste libanaise Lamia Ziadé redonne voix à ces femmes qui firent rayonner la culture arabe. Une chanson de geste glamour et tragique.


D’abord, le parfum du jasmin, des orangers et des frangipaniers dans la nuit moite. S’y mêle I’odeur du whisky et des cigarettes des corps surchauffés. Le bruit des verres qui s’entrechoquent, le cliquetis des bijoux, les cascades de rires. Puis une voix aux inflexions profondes et aux modulations infinies, hypnotiques, s’élève et se pose sur les notes d’un oud. On ferme les yeux. On y est. De Beyrouth au Caire, de Damas à Jerusalem, Lamia Ziadé nous transporte dans un monde disparu, le monde arabe chantant et florissant de la première moitié du XXe siècle qu’elle ressuscite par la grâce de ses mots et de ses dessins, dans son nouveau roman graphique, premier livre du genre pour les éditions P.O.L. Dans Bye bye Babylone (Denoël) paru en 2010, l’artiste aujourd’hui installée à Paris et passée par I’atelier de Jean-Paul Gaultier, racontait son enfance à Beyrouth pendant la guerre du Liban, alternant déjà textes et illustrations.
Avec I’envoûtant Ô nuit, ô mes yeux, elle entre-tisse les destins des grandes personnalités de la vie artistique au Proche-Orient, de la fin de la domination ottomane au mitan des années 70. Des hommes - poètes, compositeurs, musiciens - mais surtout des femmes. Des chanteuses idolâtrées, des actrices, des danseuses du ventre dont les vies hyperromanesques épousent les soubresauts de I’histoire, de I’apogée de la Nahda, la renaissance arabe, à son tragique délitement.
De cette fresque se détachent deux figures antagonistes autour desquelles gravitent les étoiles plus ou moins filantes des nuits cairotes et beyrouthines. D’un côté Oum Kalthoum, la voix de I’Egypte, sévère et toute-puissante. De l’autre, celle qui fut sa rivale la plus sérieuse, Asmahan, beauté aux yeux émeraude et à la vie aussi mouvementée que dissolue.
Née Amal el Atrache en 1917, Asmahan est la fille d’un émir druze en lutte contre les Turcs. Arrivée au Caire avec sa mère et ses deux frères Fouad et Farid, elle découvre émerveillée la ville cosmopolite et son intense vie culturelle avec ses cinémas, son opéra et ses cabarets. "Le Caire fourmille de personnages exceptionnels, portés par un souffle que rien ne semble pouvoir entraver, ni la société, ni la religion, ni la famille, ni les traditions. C’est dans ce foisonnement de grandes figures que vont grandir Farid et Amal, emportés par ce vent irrésistible" , écrit Lamia Ziadé. A la même époque, les pionnières féministes égyptiennes manifestent contre l’occupation anglaise. En 1923, certaines ont même l’audace d’arracher leur yachmak, "voile fin et élégant", en public.
Asmahan va faire sa propre révolution. Bravant les interdits liés à son rang et à sa religion, elle devient chanteuse et actrice.
Elle connaît rapidement la gloire, se métamorphose en "lady de boîte de nuit" connue pour ses frasques, ses amours tumultueuses et ses tentatives de suicide. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle officiera même comme espionne pour le compte des Alliés et exercera une réelle influence politique. C’est Lindsay Lohan et Mata Hari réunies. Elle meurt assassinée, noyée dans le Nil, en 1944, à I’âge de 26 ans, laissant le champ libre à Oum Kalthoum et à son règne sans partage sur la chanson arabe.
Fille d’un imam, cette dernière donne ses premiers concerts déguisée en garçon. Mais la petite paysanne impose rapidement sa voix et sa loi. Ses chansons sont diffusées en permanence à la radio. Ses apparitions donnent lieu à des scènes de ferveur et d’adoration. Autoritaire, tyrannique avec son entourage et sans pitié pour ses rivales, celle que l’on surnomme "l’Astre de l’Orient" rayonne et fait briller la cause du panarabisme prônée par son héros : Nasser. En 1967, après la défaite de l’Egypte face à Israël, elle vend ses bijoux pour participer à I’effort de guerre.
Autour de ces deux femmes puissantes que sont Asmahan et Oum Kalthoum se dessine une constellation de stars : les sensuelles danseuses du ventre Taheya Carioca et Samia Gamal, l’actrice Leïla Mourad adulée puis calomniée après 1967 parce que juive, la chanteuse Sabah accro à la chirurgie esthétique, la très sage Fayrouz.
Trahisons, drames, coups de revolver, scandales, liaisons avec des puissants ou de faux milliardaires texans, la vie de ces modernes aimées est aussi rocambolesque que les films dans lesquels elles jouent. Ce qui donne au livre un petit côté Hollywood Babylone, bible des gossips hollywoodiens signée Kenneth Anger. Une dimension "papier glacé" accentuée par le dessin de Lamia Ziadé aux couleurs chaudes et contrastées, entre Matisse et pop art, et son attention soutenue aux détails, aux objets : paquets de cigarettes, carafe de cristal, imprimés des robes, reproduction d’une couverture de Paris Match ou d’images de films. Un grain de beauté sur le menton suffit à identifier Asmahan, comme les lunettes de soleil et le mouchoir de soie figurent immédiatement Oum Kalthoum.
Sporadiquement, l’auteur fait entendre sa propre voix, évoque la façon dont ces personnages l’ont marquée et de quelle manière ses grands-parents ont pu être les témoins épisodiques et fortuits de cet âge d’or. A travers ses héroïnes, bien plus qu’une saga glamour, Lamia Ziadé réécrit l’histoire du Proche-Orient et la transforme en chanson de geste vibrante et désenchantée dans laquelle se font entendre les rêves d’émancipation et les espoirs déçus du monde arabe, ceux qui s’achevèrent avec l’arrivée "des pétrodollars et du voile islamique". Le voile, plusieurs des chanteuses, actrices et danseuses évoquées dans le livre finiront par le prendre contre "des centaines de milliers de dollars". Pour "montrer l’exemple". Fin du spectacle et des illusions. Rideau.


Elisabeth Philippe, les Inrocks, 7/13 octobre 2015



Le Caire enchanteur


Un récit dessiné de Lamia Ziadé


Au début, Lamia Ziadé pensait qu’elle allait écrire l’histoire d’Asmahan, princesse druze et chanteuse syro-libanaise, morte en 1944 à 27 ans. En fait, elle a écrit l’histoire de toutes les chanteuses égyptiennes et libanaises du milieu du XXe siècle : Oum Kalthoum, Samia Gamal, Fayrouz et les autres : chanteurs, actrices, danseuses et compositeurs. Ou plutôt, elle a raconté, puisque le livre est autant dessiné qu’il est écrit : une sorte de roman graphique de l’âge d’or de la chanson et du cinéma égyptiens.
On avait découvert Lamia Ziadé avec Bye Bye Babylone (Denoël, 2010), un récit de son enfance pendant la guerre du Liban. On la retrouve cinq ans plus tard avec Ô nuit, ô mes yeux, fresque foisonnante qui se déroule entre Le Caire, Beyrouth, Damas et Jérusalem, à une époque où les gens semblaient passer leur temps à voyager à l’intérieur de ce Levant devenu légendaire et presque impossible à imaginer aujourd’hui. En passant, l’auteur parle de ses grands-pères, celui qui a vu la grande Fayrouz entrer dans son magasin de tissu de Beyrouth et celui qui a assisté à un concert d’Oum Kalthoum.
Les très nombreux dessins sont magnifiques, on croirait qu’ils ont été faits à l’encre, à l’aquarelle et au pastel. En fait, tout est à la gouache. Lamia Ziadé nous montre les couleurs et les lumières d’une société extravagante où se mêlaient rois, émirs, diplomates, généraux, poètes, princesses, banquiers et producteurs, Orientaux et Occidentaux de toutes religions et nationalités. Comme dans un Quatuor d’Alexandrie ou un roman de Naguib Mahfouz où on croiserait aussi Dalida, Claude François, le général de Gaulle et Omar Sharif.

Excès. Il y a encore Leïla Mourad, star des années 40, choisie par Oum Kalthoum en 1953 comme chanteuse officielle de la révolution égyptienne, et d’origine juive. Les juifs égyptiens, rappelle l’auteur, n’ont pas eu de problèmes avant la guerre de Suez en 1956. Ils sont alors partis. Leïla Mourad, elle, s’est convertie à l’islam et est restée jusqu’à sa mort en 1995.
Et il y a bien sûr Fayrouz, autre figure légendaire, qui vit encore à Beyrouth, très discrètement. «Elle a toujours eu horreur des mondanités. La moitié des Libanais l’idolâtrent et l’autre moitié la détestent, pour de mauvaises raisons. Moi, je l’adore. Je ne sais pas où est la vérité et à vrai dire, ça m’est complètement égal. Je n’ai pas essayé de percer des secrets dans ce livre.»
Il y a aussi les hommes, des musiciens comme Farid El Atrach (frère d’Asmahan et grand chanteur, mais dont la pensée n’est pas très impressionnante, si on en croit des interviews télévisées du début des années 70), Mohammed Abdel Wahab, le préféré de Lamia Ziadé, mort en 1991. Ou encore Qasabji, un musicien très doué mais qui, ayant eu la mauvaise idée de proposer des chansons à Asmahan, a vu sa carrière définitivement brisée par l’implacable Oum Kalthoum.
L’auteur nous peint une époque incroyable de liberté, d’énergie, de gaîté et d’excès en tous genres. On apprend que les premiers producteurs égyptiens de cinéma ont été... des productrices. Que la reine Nazli - mariée à 14 ans et battue par son mari - une fois veuve du roi Fouad, a entamé une vie de débauche dans les boîtes de nuit du Caire, a eu un certain nombre d’amants, dont un qu’elle a fini par épouser secrètement. En fait, la plupart de ces artistes vivant au Caire, les femmes aussi bien que les hommes, avaient une sexualité extrêmement libre, cumulant amants, maîtresses et consommations de toutes sortes, de manière parfois suicidaire. C’est le cas d’Asmahan, mais aussi de Sabah (dix maris) ou de Tahia Carioca (quatorze maris).

Lutte. Lamia Ziadé dit que, partie de portraits de chanteuses, elle a été de plus en plus intéressée par la toile de fond historique de leurs vies : lutte contre les Anglais et les Français, création de l’Etat d’Israël, exil du roi Farouk, nationalisation du canal de Suez, mort de Nasser en 1970... Ce sera la mort d’Oum Kalthoum, en 1975 (4 millions de personnes suivent son cercueil), qui marquera la fin d’une époque. D’autres artistes meurent, les chanteuses et danseuses - si sensuelles dans leur jeunesse et souvent tombées dans la pauvreté - se voient remettre par des envoyés venus d’Arabie Saoudite des mallettes contenant des centaines de milliers de dollars «pour montrer l’exemple» et se voiler. Même Tahia Carioca (la chanteuse aux quatorze maris) accepte. Seule Samia Gamal, bien que très religieuse, «renvoie vertement le prédicateur saoudien avec sa mallette». L’extraordinaire période, commencée au début du XXe siècle avec la Nahda (la renaissance culturelle et politique arabe), est sur le point de s’achever.


Natalie Levisalles, Libération, 3/4 octobre 2015

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Son

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