— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Adolescents troglodytes

European Union Prize for Literature 2009
Prix Rhône-Alpes de l’adaptation cinématographique 2009

Emmanuelle Pagano

Adèle est conductrice de navette scolaire sur un plateau très isolé, en altitude. Elle transporte une dizaine d’enfants et d’adolescents, essentiellement des fratries, dont les histoires se mêlent à la sienne. Pendant les trajets, dans les intempéries, ses souvenirs, ses pensées, glissent sur les routes écartées, pendant que grands et petits parlent, se disputent, se taisent. Elle se souvient de son corps mal ajusté, de sa propre adolescence douloureuse. Adèle est une fille née dans un corps de garçon. Ni « ses » grands ni « ses » petits, n’ont connaissance de son passé. Elle est née au milieu du plateau, à la...

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La presse

Habiter son corps comme une terre étrangère, inhospitalière : cette souffrance dessine un fil rouge, comme une brûlure, à travers deux romans, par ailleurs très différents. À chaque fois, la narratrice est une femme qui a été un garçon. Le livre de Fabrice Pataut prend la forme d’une lettre, écrite trente ans après un été décisif, il est concis et serré, balayé par le vent de l’Atlantique. Celui d’Emmanuelle Pagano se déroule dans une terre froide, venteuse aussi, et rude, quelque part en Ardèche.


Son précédent roman,Le Tiroir à cheveux, lui a valu le Prix de la TSR en 2006. Cette jeune femme qui a travaillé sur le langage cinématographique (Leos Carax entre autres) a l’art de faire naître des images.


Depuis dix ans, Adèle conduit le bus scolaire qui ramasse les enfants dans les fermes isolées et les villages perdus. C’est une solitaire, elle aime l’odeur des feuilles détrempées par l’eau du lac, des pommes tombées, de la terre. Et ce travail qui lui fait traverser le paysage au jour levant, à la nuit tombée. Ce pays de brouillards, c’est le sien mais personne ne le sait. Au détour d’une phrase, on apprend, presque par inadvertance, qu’elle a été un petit garçon. Plus tard, longtemps après l’opération, elle est revenue et les gens ne l’ont pas reconnue. D’où vient-elle, quel est son secret : il y a bien des racontars et des suppositions dans ce microcosme, mais les gens la laissent tranquille. De la rentrée de septembre au mois de février, on va la suivre dans son parcours sur les routes et dans son passé.


C’est un pays de vieux (les parents d’Adèle sont morts), de domaines engloutis par les eaux du barrage. Quelques rares paysans ont encore des vaches. Des néoruraux « écolos et broussailleux » élèvent des chèvres. Et des enfants aussi, telle cette « sorcière » qui en a eu trois, de pères différents, à l’écart de tout. La mémoire, « il faut la laver et la remplir tous les jours », alors Adèle se souvient. Des fausses couches de sa mère, dans la ferme isolée par l’hiver ou l’état des routes. D’un veau mort-né. Ces petits morts ne cessent de la hanter. La figure du père, de plus en plus silencieux, largué, passe au loin. Et le petit frère est là, très présent, qui jamais ne lui a pardonné cette trahison.


Lui aussi revient au pays qu’il a longtemps fui pour ne pas revoir cet être intolérable, grand frère perdu, impossible sœur. Il risque sa vie sur un chantier, au-dessus des gorges, sur les falaises toujours prêtes à s’écrouler. Un accident rapprochera peut-être ces anciens alliés. Adèle a eu des amants, comme garçon, puis comme fille. Elle aime les hommes mais vivre avec eux est difficile. Elle n’aura jamais d’enfant, bien sûr. Ceux qu’elle véhicule tous les jours, elle les peint avec une tendresse et une précision qui sont le talent d’Emmanuelle Pagano. Elle sait glisser les dialogues dans le récit d’Adèle, faire vivre le paysage, ses lumières, ses odeurs, le vent qui marque même le visage des gens. Les « adolescents troglodytes », ce sont les grands avec lesquels elle se trouve isolée, dans une grotte, une nuit d’intempéries et de révélations. C’est aussi, se dit-on, cette cellule tourmentée qu’elle a formée avec son frère, quand ils partageaient un appartement en ville. « Tout est vrai », disait Emmanuelle Pagano du Tiroir à cheveux (Le Temps du 28 avril 2006). Et ici ? Quelle importance, il sourd une vérité très vivante, organique, de ces pages fortes.



Isabelle Rüf, Le Temps, 7 avril 2007




Enfants de la fratrie



Il faut du talent pour être frère et sœur, réussir sa fratrie, comme on dit réussir sa vie. Il faut du talent pour s’aimer un peu, beaucoup, collés ou dessoudés, à rire comme des tarés ou à s’étriper méchamment, malgré soi, malgré les liens de sang. Pas facile tout ça, surtout quand l’un ou l’une, marqué(e) par on ne sait quelle griffe du destin, cherche son identité, sa place dans le monde… Avec Les Adolescents troglodytes, Emmanuelle Pagano s’insinue dans les méandres familiaux, les bourrasques sentimentales, et met à nu le sempiternel duel entre amour absolu et incompréhension. Déjà, dans son précédent roman, Le Tiroir à cheveux, elle affrontait les non-dits, ces sortes de mensonges, et les tourments oubliés d’une gamine de 15 ans. Ses mots se font aujourd’hui encore plus ouatés, comme s’il lui fallait protéger le lecteur, ou ses personnages, tous des sensibles, des blessés, rouge au front, morve au nez. Dès les premières pages, on se croit dans une road story à la française. À bord d’une navette scolaire, à travers les gorges de l’Ardèche, matin et soir, neiges et vents, crevasses et loups. On se laisse conduire, on regarde le paysage, on fait connaissance avec les mômes, leurs minois endormis, leurs peurs aussi. Et puis l’on bascule – les précipices sont nombreux, dangereux ou tentants, lacs artificiels ou vallées secrètes – et l’on se demande : qui conduit ? qui raconte ? quelle histoire ?


L’auteur embrouille nos yeux, manipule les accords féminins-masculins (« je me sentais esseulé et soumise ») pour mieux faire sentir l’effroi de n’être pas ce que l’on est censé être : homme ou femme. Dès lors, les phrases s’ouvrent vers le passé, touchent la vérité : « Quand j’étais petit garçon… », et racontent le désarroi du petit dernier de la fratrie : « Si tu fais ça, je n’aurai plus de grand frère. […] Tu ne seras jamais ma sœur, ça jamais, mais tu sais que je t’aime. » Emmanuelle Pagano écrit du bout du cœur, avec délicatesse. Elle nous emmène dans une histoire d’amour aussi troublante que vivifiante. Qu’elle évoque les corps torturés, déchus, ou ses montagnes ardéchoises, son écriture n’est que sensualité : « Je me suis remplie du paysage, à nouveau. Je contiens mon pays, il me comble, il me suffit.



Martine Laval, Télérama, 3 janvier 2007



Être une femme



Le quatrième roman d’Emmanuelle Pagano est proche d’être un chef-d’œuvre. Habité par la grâce, Les Adolescents troglodytes plonge au cœur de la féminité dans un pays d’enfance et de neige.


Il va falloir compter sur Emmanuelle Pagano. en 2005, cette jeune romancière découverte en 2002 par les éditions du Rouergue faisait paraître un très sensuel troisième roman Le Tiroir à cheveux (P.O.L). Voici aujourd’hui qu’elle nous livre le plus beau roman qu’il nous a été donné de lire depuis des mois. Il y a quelque chose de lumineux et de doux dans la prose d’Emmanuelle Pagano, et même, si parfois, dans sa façon de circonscrire une scène, on sent la fabrique d’écriture, sa voix nous met toujours comme en présence du monde qu’elle construit.


Il y a un regard, d’abord, posé avec une attention généreuse aussi bien sur les choses, les paysages, les animaux, les êtres humains que sur, simplement, la lumière du jour. Il y a ensuite une grâce réelle dans le mariage des thèmes qui fait penser à une Dominique Mainard, celle de Leur histoire. Et d’ailleurs, l’univers des deux romancières est assez proche, puisque la famille, dans ce qu’elle tisse de liens charnels entre un enfant et sa mère, un frère et sa sœur est au cœur de plus d’un de leurs romans.


Mais entrons dans Les Adolescents troglodytes. Nous y pénétrons par la voix d’une conductrice de navette scolaire. Pas n’importe quelle conductrice, nous verrons cela. Pas n’importe quelle navette scolaire non plus : nous sommes dans un pays de montagne où les enfants des fermes attendent au bord de la route, parfois après quelques kilomètres de marche, le ramassage scolaire. Ils ne sont pas bien nombreux à l’aube à se rendre au collège, puis ensuite, les petits, à l’école. Une navette suffit, qui fait deux voyages : « un petit fourgon, portes coulissantes, quatre roues motrices, neuf places. » Et tous les jours d’école, notre narratrice Adèle, récupère au bord du chemin ses « ombres adolescentes » qu’elle ramènera. « Huit enfants, huit ados, matin et soir. » Elle nous les décrit, d’un geste, d’une attitude et l’on sent leur souffle matinal, les rêves dont ils sont encore les jouets. En quelques mots, la romancière tisse un cocon dans l’habitacle du fourgon avec fenêtre sur la montagne et un lac artificiel où fut ensevelie la maison d’enfance d’Adèle.


Sauf qu’Adèle, enfant, ne s’appelait pas ainsi. Puisque Adèle, enfant, était un garçon. Surprise, visage serré dans la narration lorsque la narratrice parle d’elle au passé masculin. On était là, entre bambins enlisés de sommeil et conductrice maternelle, attentive. On ne s’attendait pas à ce qu’elle fut il… Si le virage est serré, Emmanuelle Pagano le prend cependant en souplesse. Aucun accroc dans la narration ; la grâce, on vous dit.


Le thème de la féminité porté par la chair même de l’écriture, prend d’un coup un sens plus profond, plus radical. L’histoire secrète d’Adèle nous sera révélée peu à peu, sans artifice. Le roman s’inscrit dans une durée : du 1er septembre, jour de rentrée, au 17 février qui donnera sens au titre du roman. Mais cette durée-là n’est pas continue. Après le 1er septembre, nous nous retrouvons le 26 octobre, puis un jour en novembre, un autre en décembre et un pour la rentrée de janvier. La porosité qu’implique une telle structure narrative est aussi une douceur : le temps passe au rythme avec lequel doit passer le temps, le froid s’installe, la neige tombe sous les bourrasques du vent, et gomme les angles. Les histoires se mêlent : celle d’Adèle, celle de Minuit et de Lise dont la mère est une sorcière « qui dit bonjour comme si ça blessait ses lèvres sèches », l’histoire de la ferme familial et du lac, celle d’Axel le frère d’Adèle revenu au pays y exercer son métier sur un chantier. Il installe des filets anti-sous-marins au flanc de la montagne qui menace la route d’éboulement. Un métier de funambule escaladeur qui n’est pas sans risque… Emmanuelle Pagano excelle aussi à rendre palpable la vie d’un pays confiné, où les langues ne se délient pas facilement, où le vent est une menace et où les histoires de ferme peuvent servir de mythologie locale. Surtout, de ces thèmes, elle sait trouver les accords profonds qui disent ce qu’Adèle tait. Les vaches par exemple jouent un rôle primordial dans l’impossible aveu de sa nature originelle : c’est par le souvenir (rêvé peut-être) d’une vache qui n’arrive pas à mettre au monde son veau trop gros, que nous sont donnés les signes d’une révélation à venir. De même, c’est par le récit que les enfants font de ces vêlages tragiques ou pittoresques que le roman atteindra son climax. Les détails portent des échos qui formeront les harmoniques finales comme si nous étions constitués de tout ce qui nous entoure. On comprend alors cette attention précise aux choses et aux êtres. Elle est le gage d’une vie qui ne sera jamais plane



Thierry Guichard, Le Matricule des Anges, février 2007




Adèle, le petit garçon de la ferme du fond



Adèle était un petit garçon. Qui est devenu une femme. Elle revient dans le village où il à grandit, sous une autre identité. Elle n’a pas changé de nom, juste de prénom. Et de sexe.


Elle nous raconte son quotidien de conductrice de navette scolaire, du 1er septembre au mois de février, enneigé. Les enfants qui, chaque matin, montent dans la navette. Le mensonge sur lequel elle à construit sa vie : personne ne l’a reconnue comme « l’enfant de la ferme du fond », quand elle revenue sur ce plateau isolé, quelque part en Ardèche, après son opération à Bruxelles. Et son passé, dans le même endroit, avec un autre corps.


Aujourd’hui, elle se sent bien, Adèle. Un rien solitaire, elle aime son boulot, la nature, qu’elle décrit minutieusement et abondamment, et la montagne, dont elle connaît les caprices, après dix années passées sur les routes.

Elle modifie chaque année son circuit vers l’école. En fonction du climat, des bourrasques, des éboulements. En fonction des enfants surtout. Les grands et les petits, qu’elle doit conduire à bon port, et avec la ceinture, SVP.

Les fratries changent d’années en années, les détours aussi. Seule l’affection qu’elle porte à ses passagers est immuable. « Ils sont mon bruit, ma vie, mon mensonge », écrit-elle. Elle raconte les histoires personnelles de Sylvain, Nielle, Julien, etc., à qui elle voue un véritable amour maternel.


Personne ne connaît son histoire sur le plateau. Sauf son frère, qui travaille dans la région et qu’elle n’as pas vu depuis des années. Lorsque leurs parents ne pouvant s’occuper d’eux, ils ont vécu ensemble dans un appartement. Comme un couple. Sauf qu’Axel a toujours refusé d’accorder les adjectifs au féminin quand il parle d’elle, « son aîné ».




Recherche d’identité



Le nouveau roman d’Emmanuelle Pagano, déjà remarquée en 2005 avec Le Tiroir à cheveux, s’articule autour de cette recherche d’identité, d’harmonie avec le monde. Car même désiré, le changement de sexe ne reste pas moins souffrance et solitude pour Adèle. Qui, en cours d’année, rencontre Tony, un chasseur qui lui plaît vraiment.


Les Adolescents troglodytes évolue dans un décor cotonneux. C’est la nature qui y décide. Les mots ouatés d’Emmanuelle Pagano rendent ce roman troublant. On a froid. On tremble. On est ému, surtout, face à cette si belle langue que maîtrise l’auteur. À la fois rude, comme le climat, sans concessions, et délicatement poétique, travaillée. Comme quand Adèle se raconte, et qu’elle utilise le masculin ou le féminin selon l’âge qu’elle a au moment du souvenir qu’elle décrit.


La personnalité d’Adèle est complexe. Emmanuelle Pagano la révèle admirablement. Au milieu de la neige, de ses questions, de ses souvenirs. Des rumeurs qui parcours la montagne. La jeune femme apparaît splendide, dans un huis clos décidé par le climat qu’elle partage avec ses adolescents. Et qui clôt majestueusement un superbe roman, vibrant et apaisant.



Adrienne Nizet, Le Soir, 3 août 2007.

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