— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Kilo et autres inédits

Edition établie par David Christoffel et Alexandre Mare

Christophe Tarkos

Ce volume de poèmes, textes et dessins, entièrement inédits, est un événement. Fruit de recherches effectuées ces dernières années dans les fonds des archives Tarkos de l’IMEC, dans des collections privées et celles du Frac Provence-Alpes-Côte-d’Azur. Ce sont pour une part de véritables livres qui ont été découverts : Le Kilo, La Terre, Fermeture, qui n’avaient jamais été publiés. S’ajoutent de nombreux poèmes et textes de performances, toujours inédits, et enfin une sélection de lettres et de notes de travail dans lesquelles Tarkos fait part à ses destinataires de ses projets...

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La presse

Un poète de poids


Une parution, deux expositions et plusieurs rencontres et lectures montrent l’importance de celui qui se disait « fabricant de poèmes », prématurément disparu en 2004. Le Kilo et autres inédits, de Christophe Tarkos, édition établie par David Christoffel et Alexandre Mare, P.O.L., 798 pages, 32 euros.


Le Kilo pèse un kilo, plus quelques grammes. Le réflexe de poser le volume sur la balance n’est pas si dérisoire que cela. Il répond à un besoin de mesure, de rigueur physique et géométrique qui étonne ceux qui ne voient en Christophe Tarkos que le poète pâteux de l’« univers patatoïde», de la purée, du sac. On a retrouvé dans ses inédits le long poème qui donne son titre au livre. II y est question d’un cylindre d’acier de 3,9 centimètres de haut qui pèse un kilo. On aura compris qu’il s’agit du fameux kilogramme étalon du pavillon de Breteuil, à Sèvres. Le texte inventorie les propriétés de cet objet unique sur quoi repose la mesure du monde. II est «gardé par monsieur Jean Terrien». II est unique et a pour « nom » K et rien d’autre. II ne faut pas le toucher. II faut le laisser grammes dans le vide fait dans la cloche qui l’abrite. Le texte de Tarkos laisse place à l’étonnement, à la fascination que provoque cet « artefact » étrangement fétichisé, cet empilement de rituels, de gestes visant à quantifier avec une précision maniaque densité de l’eau, pression de l’air, température pour mieux les sortir de l’équation et aboutir à cette fiction exacte, le kilo. Pour dire, en somme, cette tautologie : « Le kilo K est celui qui pèse un kilo. Un kilogramme. » C’est « la définition de un ». Régulièrement, on le pèse, on le compare à d’autres échantillons. Malgré ses inexactitudes, déviations, variations, c’est le kilo, c’est K. Un linguiste dirait que cet objet est la matérialisation de l’arbitraire du signe sous sa cloche de cristal.


UNE VOLONTÉ DE PROPOSER DES ÉVIDENCES MINIMALISTES


Tarkos y a travaillé de 1994 à 1999. On retrouve dans le Kilo, malgré les chiffres, les formules et l’austérité apparente de son propos, ce qui caractérise les textes de Tarkos : sa volonté de proposer des évidences minima listes, redondantes, descriptions pauvres, constats sans arrière -plan. Cette pratique, qui expulse le « poétique », il lui donne un nom, «patmo », « substance de mots englués». II le dit lui-même dans l’Histoire de Tarkos en 10 chapitres : « Tarkos malaxe la pâte des mots pleins de réel, dégoulinants, et la question du réel est définitivement réglée. » Le volume d’inédits montre la constance et la diversité du travail de Tarkos, quels que soient les sujets qui le sollicitent. Les poèmes, écrits et dessinés, qui le composent viennent essentiellement de l’Institut de la mémoire de l’édition contemporaine (Imec), où ont été déposés ses papiers après sa mort en 2004. David Christoffel et Alexandre Mare, qui ont établi l’édition des textes retenus pour le Kilo, ont pu avoir accès à des cahiers manuscrits, des sorties d’imprimante et des disquettes qui offrent souvent des versions «pleinement publiables », parfois avec une typographie mise au point. II en va de même de ce que Tarkos appelait « poèmes dessinés», phrases manuscrites calligraphiées ou dessins au sens courant.


Les deux éditeurs sont aussi les commissaires des deux expositions qui se tiennent au Centre international de poésie Marseille (CIPM) et au Frac Provence-Alpes-Côte d’Azur. Dans un entretien avec Michaël Batalla, directeur du CIPM, ils s’expliquent sur le parti qui a déterminé la présentation. Leur choix a été de constituer 12 «agrégats de chantiers et de formes» selon des principes thématiques, biographiques ou, précisément, formels, restituant, au-delà des textes, l’univers sensible du poète. Livres, lettres, cahiers, dessins, vidéos de lecture et performances s’y regroupent selon les géométries, carrés, ronds, damiers, les listes, les rapports avec les autres poètes, les revues, les « poids et mesures » - dont le Kilo -, l’organique, l’identité, l’argent, et d’autres. On y retrouvera avec émotion son acte de naissance - et son vrai nom - , aussi bien que les revues qu’il fonda, R.R, Poézi Prolétèr, ou accompagna, comme Facial, de Charles Pennequin. On lira les lettres qu’il envoyait avec ses premiers travaux. Bernard Heidsieck, Christian Prigent, Ivar Ch’vavar, entre autres, ne l’ont pas laissé passer. Ils ont reconnu comme l’un des leurs celui qui écrivait, dans l’un de ses derniers textes : «J’ai cherché les emmerdes avec l’appellation poème et je les ai trouvés. »



Alain Nicolas, l’Humanité, le 10 mars 2022.




Étincelle de parole


Après les Écrits poétiques (2008) et L’Enregistré (2014), Le Kilo est le troisième volume d’oeuvres posthumes de Christophe Tarkos (1963-2004). Un poète qui n’a cessé de surprendre et d’inspirer ses congénères par son utilisation à la fois sérieuse et ludique d’une langue qu’il malaxait comme une «pâte-mot», selon son expression. Le volume accompagne la première grande exposition consacrée au poète, jusqu’au 15 mai au Centre international de poésie de Marseille. II devait à l’origine en être le simple catalogue, mais, de par la richesse d’inédits complets retrouvés (textes, dessins, notes et correspondances) il s’est transformé en cette somme savoureuse, établie avec passion par deux grands connaisseurs de l’oeuvre. Expérimentales, graphiques, lyriques, les pièces présentées sont diverses. Deux textes principaux, Le Kilo, d’une centaine de pages, et La terre, après le mouvement, alternent avec des vers d’une ligne, étincelles de parole, anodines et saisissantes, comme « les bâtiments bâtiment», « La balance pour peser les choses est une balance normale, il n’y a aucun mystère. Deux plateaux sont en équilibre.» ou « Un troupeau de brebis passe dans le village, il n’en manque pas une, c’est le retour.» Pour découvrir sans plus attendre Tarkos, on conseillera, en amuse-mot, le documentaire hommage réalisé par David Christoffel, II est important de penser, disponible en ligne.
L’Oeuvre, si foisonnante, pourra dérouter au premier abord. Mais plonger en Tarkos vaut la peine. Et avons-nous vraiment le choix ? « II n’y a pas d’autre langue que la langue, écrit-il. II faudra essayer d’entrer.

Stéphane Bataillon, La Croix, le 10 mars 2022.



Je de mots


Parution de «Kilo», 1023 grammes de brouillons, dessins, lettres, notes , textes inédits du poète français, mort en 2004, capable de faire jaillir la vie en quelques lettres.

Commençons par les présentations: «J’écris de la poésie. Pour écrire de la poésie, je travaille dans les Anciens et j’apprends à les imiter. Ils sont grands et beaux. Ils ont déconstruit le texte et accru la liberté du texte, ils ont rendu le texte oral, sonore, syllabique, onomatopéique, explosif, silencieux, répétitif, administratif spatial, chinois. Ils sont grands et beaux. Une fois entraîné à copier les Anciens, je recherche dans mon coeur la plus violente violence, puis je m’applique à la retranscrire selon les règles poétiques pratiquées. Je regarde alors le poème. Je le regarde en le regardant de loin, en l’écoutant au loin, puis, tout proche je le frappe fermement et fortement pour vérifier s’il tient bien.» Celui qui écrit ça il y a vingt-cinq ans, qui semble l’écrire au soleil de Francis Ponge, est sérieux, aime s’amuser, n’aime pas spécialement les Anciens. Christophe Tarkos appartient à une génération de poètes, nés dans les années 60, qui ont rejeté la tradition poétique, son pathos, sa métrique, son nid d’aigle, sa grande petite musique ; mais, si on sort d’un cadre, ce n’est pas pour poser dans un autre. «
Ce qu’il aimait d’ancien
, dit Valérie, sa femme, c’était la musique et l’histoire.» Tarkos écrit sans cesse, sur des carnets, puis sur des cahiers, puis à l’ordinateur. Dix, quinze, cinquante états du même texte. Quand il écrit, il écoute en boucle les quatuors à cordes de Beethoven, de Haydn, de la musique baroque. Des musiques aussi pensées, structurées, que concrètes. II écoute aussi des symphonies de Chostakovitch. Le pathétique est souvent à l’avant-scène chez le Russe, mais, se souvient-elle, «il disait que ça le mettait dans l’état adéquat». Des épopées, des chevauchées, qui lui permettent d’enfourcher la langue à ras de terre pour la conduire là où elle doit aller, ou plutôt retourner : chez elle. Que lit-il ? «Un ami d’enfance m’a dit qu’il lisait Le Clézio. Moi, je ne l’ai jamais vu lire un roman. II passait des heures en bibliothèque, il lisait surtout des philosophes, Nietzsche, Deleuze, de la philosophie des sciences, des livres techniques. II a dû lire Joyce, dont l’un de ses livres, Processe, est inspiré. Mais le seul poète dont il parlait, en dehors de ses amis, c’était Ponge.»

Force d’innocence, d’humour, de réalité

Vers la fin, il ne cesse de lire sur la Shoah. Ce qu’il écrit là-dessus ne figure pas dans le gros paquet d’inédits, brouillons, dessins, lettres, notes, premiers états publiés aujourd’hui. Pour le reste, il y a de tout dans le Kilo et autres inédits, qui pèse 1023 grammes. C’est une auberge espagnole, et l’atelier du poète. On y trouve par exemple ceci: «Je vais écrire un livre qui ne sert à rien car il ne nous en dira pas plus sur ce que nous ne savons pas. Ce livre ne dira que ce que nous savons depuis longtemps. Peut-être pour nous parler, nous consoler, peut-être pour le plaisir devoir que ce que nous savons est écrit quelque part. [...]Ce qui est naturellement plus facile à voir que ce qui n’est pas mais je ne veux écrire un livre que sur ce qui est facile. Je ne pense faire mieux pour le moment. Juste ce qui est. Ce sera mon livre de tautologies. Ce sont des vérités si évidentes qu’il est inutile d’essayer de les démontrer.»
Une vérité est que Tarkos est mort il y a dix-huit ans d’une tumeur et que cette mort fut cruelle. II ne pouvait plus écrire depuis quatre ans, depuis une opération du cerveau, il voyait mal et ne pouvait plus tenir un stylo, il était ralenti de partout, abandonné par la langue. Sa femme a une phrase terrible, lorsqu’elle parle de leur fils : «II avait 4 ans quand son père a été opéré. II l’a connu malade, mais il ne l’a pas connu poète.» II avait 39 ans, puisqu’il était né le 5 décembre 1963 à Martigues, dans les Bouches-du-Rhône, mais il lui arrivait de changer les dates, les faits, dans ses multiples présentations. Dans celle qui ouvre cet article, il naît le 15 septembre 1964. Un poète a tous les droits que la langue lui donne ou lui impose, puisque, écrit-il, «il n’y a pas d’autre langue que la langue. II faudra essayer d’entrer. Au seuil une langueur étrange, genre d’ennui inextinguible, enlève la force. II n’y a pas d’autre langue que la langue, il faudra entrer à l’intérieur, on a toujours été à l’intérieur, il n’y a pas à entrer à l’intérieur, on est dedans, y aura-t-il question de sortir du ventre ou faudra-t-il toujours essayer de rester ainsi à l’intérieur du ventre de la mère, il n’y a pas d’autre langue et c’est cette langue qu’il ne faut que porter avec soi comme l’on porte de rester dans le ventre parce qu’il n’est jamais question de sortir du ventre et la langue a beau bouger elle remue et se tourne sur elle-même.» Le texte finit par l’écriture, la recherche, c’est la même chose, de «la bonne position du corps à l’intérieur de toutes les formes que le corps prend pour être bien».
On ne saurait dire plus métaphoriquement et plus concrètement, avec plus de contradictions et de répétitions voulues, pensées, assumées, creusées, vissées dans la page comme dans du bois, que le poète est à chaque mot simultanément le foetus, le placenta, le nouveau-né, la mère, le vagissement, les gestes d’accueil, l’organe, la sage-femme, l’outil, l’infirmière, le souffle, le médecin, le sang, l’acteur, le témoin, et tous ceux qui se pressent autour du trou et du mot à naître. Si Tarkos reste un poète relativement confidentiel, c’est parce que très peu de gens entrent dans la salle d’accouchement du mot, là où tout n’est que travail et jaillissement. S’il est aujourd’hui apprécié de comédiens, de chorégraphes, de plasticiens, c’est parce que ses textes portent une force d’innocence, d’humour, de réalité, un état solide de merveille qui passe de l’écrit à l’oral. Tarkos s’est fait connaître par des performances. «II y avait les choses écrites, dit sa femme, et les choses pas écrites qui devenaient écrites. Je ne l’ai jamais vu lire des textes qui étaient publiés. Un jour, il devait lire l’Argent dans un théâtre. En fait, il avait découpé et glissé dans le livre des feuilles où il avait écrit autre chose, et c’est ça qu’il a lu.» Souvent, les textes des poètes élèvent leur brume au-dessus du paysage. Chez Tarkos, les mots sont le paysage d’où ils s’élèvent : la brume est la terre. Et l’artisan qui les unit se moque de son propre génie : «MOI TARKOS POÈTE /FABRIQUE POÈME/DE QUALITÉ SUPÉRIEURE/QUI DURE LONGTEMPS / SANS ENTRETIENPARTICULIER».

Coulée de lave menacée par le temps

Pour l’état civil, Tarkos est né Jean Christophe Ginet. Son père, représentant de commerce, vient du Jura. Sa mère, d’une famille marseillaise aisée, a peu d’accent ; leur fils en a parfois dans ses performances, mais, d’après sa femme, «il le prenait quand il voulait». II l’a dans celles, visibles sur YouTube, où il dit Le bonhomme de merde, Je gonfle. Elles n’ont rien perdu de leur mélancolie et de leur farce. Tarkos aimait le lunaire Fernand Raynaud. A Aix-en-Provence, il fait Sciences-Po, un Capes de sciences économiques et sociales. II enseigne deux ans, à Dunkerque, dans la Creuse, puis devient poète et rien d’autre. Un poète doit avoir un nom. Dans « L’histoire de Tarkos en dix chapitres », il écrit de cet autre qui va devenir lui tout en n’étant pas lui (d’où ses multiples «moi») :
«La première fois que je l’ai vu, il m’a dit qu’il s’appelait kostar.
Mais kostar n’est pas un nom, je ne pouvais pas me tromper.
La deuxième fois il s’appelait Sokrat, mais il se trouve que j’ai bien connu Sokrat.
La troisième fois je l’appelais Tarkos. II me dit : «Oui, c’est moi. Comment tu m’as reconnu ?»Je n’allais pas le lui dire.
II me dit qu’avec six lettres on faisait 61 mots, mais dans le lot il n’y en avait pas beaucoup qui avaient un sens. Donc premièrement ce n’est pas la peine d’avoir autant de mots et deuxièmement c’était à moi de choisir le sens ? A lui.
A lui tout seul, il avait sauvé 720 mots de la faillite du sens. II avait extrait un nom de 720 trucs qui servaient à rien.
Mais d’un autre côté, si lui Tarkos disparaissait, le mot secouru ne voulait plus rien dire.
Mais lui n’avait pas l’intention de disparaître.
» Pas plus qu’un mot ou un nourrisson.
Dans la vraie vie, Tarkos naît en 1992, par un refus. II envoie un texte à une revue, TXT, tenue par de futurs amis. Sa femme se souvient : «Ils ont ironisé sur ce nom. Tarkos, c’est Socrat à l’envers, non mais pour qui il se prend ou un truc comme ça. II n’y avait pas pensé, mais il en a bien ri et ce refus de TXT, c’était presque mieux qu’un accord de publication. C’était un baptême.» En se faisant tailler un costard de mots. Si ce n’est de Socrate, alors, d’où vient Tarkos? D’après sa femme, «fervent généalogiste, il avait travaillé sur son arbre et s’était découvert des origines maltaises qui le réjouissaient. II lui fallait un nom étranger. II m’avait aussi parlé d’Arseni Tarkovski, le poète, le père du cinéaste. Comme Athéna sortie armée de la tête de Zeus, Tarkos est sorti de la tête de Jean-Christophe Ginet en poussant un cri de guerre et armé de sa boîte à outils poétiques». II publie dans des revues, chez de petits éditeurs, puis, à partir de Caisses, chez P.O.L.
De quoi vivent-ils, lui et sa femme? «J’étais professeure, et on peut dire que j’ai subventionné la poésie française ! dit-elle en souriant. Lui, il faisait parfois de petits boulots, gardien de nuit, péages d’autoroute. II ne voulait surtout pas d’un vrai travail. Une fois, il a gagné un prix de poésie, 10 000 francs, c’était une somme pour nous. On a acheté le canapé sur lequel vous êtes assis.» On trouve les traces, dans les notes publiées à la fin du Kilo, de cette vie finalement assez intense, où l’écriture s’emballe sans ponctuation, sans fin, comme une coulée de lave menacée par le temps. II écrit parfois la nuit, dans un atelier du côté du marché d’Aligre. Qui le relit ? «Quand c’était important, dit sa femme, je lisais, parce qu’il n’était pas très fort en conjugaison. Le temps des verbes, c’était ma spécialité; mais il fallait que j’argumente !» Tarkos envoie ensuite ses textes à ses amis, tout doit être partagé. II écrit à tout le monde, à son propriétaire, au ministre de la Culture, à toutes sortes d’institutions : «II avait une consommation d’enveloppes et de timbres considérable, il envoyait 15à 20 lettres par jour.» Certaines lettres, publiées dans le Kilo, prolongent l’activité poétique avec une force comique : la langue percute, enveloppe et retourne les règles du contrat et de la bureaucratie ; et tout ce qui touche le poète, même l’augmentation de son loyer, devient sa poésie. En janvier 1995, il se rend à la mairie du XIIIe arrondissement pour une demande de HLM. En salle d’attente, il note : «L’impression que François Léotard est la belle-soeur du fils du président Bourguiba, le président de la Tunisie (LA TUNISIE) que l’abbé Pierre est le cousin de la première femme du baron Bich connu sous le nom de baron Bic ou plus simplement bic et que Rubens serait l’arrière-grand oncle de Marguerite Yourcenar.» «Ah ! Que la vie est quotidienne...» écrivait Jules Laforgue. Elle est notre fabrique, répond Tarkos. Début de «Poème de naissance» : «Je suis assise à la table de la salle à manger. J’ai une carte d’identité à mon nom. Ma carte nationale d’identité se trouve à l’intérieur de mon portefeuille dans le manteau marron pendu à un cintre dans la penderie fermée du couloir. J’ai des clés d’appartement. Elles sont à droite de la porte d’entrée. Ce sont les clés de l’appartement. Je suis attablée à la table de la salle à manger. Je demande par écrit à la commune où je suis née un extrait d’acte de naissance. Les clés de l’appartement sont accrochées en trousseau, une clé de la porte d’en bas, une clé du verrou d’en haut de la porte, une clé du verrou central, une clé de la boîte aux lettres.» L’ombre minutieuse de Perec est proche. La phrase est simple, à la fois rugueuse et juteuse. Tarkos la rabote et l’exprime jusqu’à ce que tout son ordinaire l’ait quitté ; tous ces copeaux immangeables, ces peaux filandreuses qui enveloppent les mots de réflexes et d’idées qui ne veulent rien dire. L’ordinaire est le contraire du quotidien.

Truelle, pangolin, citerne

Un autre texte, de deux pages, dévoile la splendide idiotie des mots. Huit paragraphes de trois lignes, où Tarkos enchaîne des mots comme dans une série mathématique dont on ignorerait la nature. En voici un : «Une truelle, un pangolin, une citerne, un fossile, une serviette, un cirque, un billet, un avion, une affiche, un souriceau, une occitane, un syndrome, une chevauchée, un corpuscule, une pointe, un lac.» Chaque mot peut être l’indice d’une histoire que l’imagination peut recréer, mais il est d’abord une petite étoile, pleine de matière, flottant dans une galaxie qu’on observe au télescope, comme un enfant et non comme un prophète. D’abord, écrit-il ailleurs, «le plaisir est sensible», «le plaisir donne un sens.» Le plaisir des mots, de leurs actions, répétitions, variations; de leurs discrètes et perpétuelles insoumissions. Ensuite, «les séries ne sont pas des concepts». Enfin, «les mots de la langue sont suffisants par définition, n’ayant qu’une existence fonctionnelle-opérationnelle». Les mots sont des noyaux, de tout petits noyaux, qui ont leur densité. Leur prêter la plus grande attention est la seule façon d’être vivant, d’être libre, d’être imbécile plutôt que con. Les enfants savent cela; Tarkos l’a écrit.

Philippe Lançon, Libération, 26 mars 2022



Tarkos est un fabricant


« TARKOS, POETE,
FABRIQUE POEME
DE QUALITE SUPERIEURE
QUI DURE LONGTEMPS
SANS ENTRETIEN PARTICULIER »


Tarkos était un poète qui voulait sauver la langue, sauver sa langue, mais non en un sens nauséabond, la sauver en la faisant travailler, en la faisant vivre. Et l’on entend la langue comme organe et la langue comme système abstrait de signes, système de pures valeurs. Pour Ferdinand de Saussure, « la langue est une forme et non une substance ». C’est cette forme que Tarkos travaille, littéralement. II la malaxe, la mâchouille, la mâche. Dans sa diction comme dans son écriture. Jeux de répétition, d’enchâssement, d’emballement parfois, de précipitation douce, de ressassement. (...) Tarkos rabâche peut-être, oui. (...) II y a le corps, il y a la main, il y a la bouche. Pour faire l’image, mettre la langue dans la boue. Cette matière qui entre dans la cavité buccale, dans ce vide de la cavité buccale et qui est de la boue, ou des mots. Ce vide, cette cavité que l’on retrouve dans les dessins. Chaque mot qui roule pour faire au bout de la phrase une pâte. Car, pour lui, déclare-t-il dans un entretien en 1998, « la langue n’est pas en dehors du monde, c’est aussi concret qu’un sac de sable qui te tombe sur la tête, c’est complètement réel, complètement efficace, efficient, utile.» C’est la difficile question du réel. Celle de savoir s’il entre ou non dans la poésie, s’il est une forme. (...) Christophe Tarkos a forgé le concept de pâte-mot. « Pâte mot est la substance, est la substance de mots assez englués pour vouloir dire, on peut se déplacer dans pâte-mot comme dans une compote, pâte-mot est une substance dont on peut mettre à plat la substance, on peut aussi mettre à plat en bosse, en faire de la neige et en faire des nuages, il y a un certain nombre de composés qui peuvent être mis en tas, la compote, la neige, les nuages, la merde, la confiture... ». Pâte-mot ce sont les mots qui collent. C’est aussi ce constat de cette langue qui ne se détache plus de nos paroles, qui n’existe plus comme mots mais comme amas. Tarkos montre cet amas, le défait pour le refaire, il recolle pour déjouer le sens, le mettre en purée. Avec cette purée, on peut faire ce qu’on veut. On peut penser. On peut faire une pensée poétique. La pensée poétique c’est de la pensée (qui se forme avec la langue). Qui a un poids, une valeur, une forme.

Sally Bonn, extrait de l’article L’évènement Tarkos poète ArtPress, mars 2022




Vidéolecture


Christophe Tarkos, Le Kilo et autres inédits, David Christoffel & Alexandre Mare : Tarkos poète février 2022

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