— Paul Otchakovsky-Laurens

Aby

Marie de Quatrebarbes

Marie de Quatrebarbes s’est inspirée, pour ce premier roman, de la vie du célèbre historien d’art Aby Warburg (1866 – 1929), issu d’une riche famille de banquiers juifs. Warburg devint spécialiste de la Renaissance, s’est passionné pour la photographie, les Indiens Hopis, a constitué une invraisemblable bibliothèque de plus de cinquante mille volumes, mais sombra lentement, confronté au désastre du monde, dans l’univers de la folie.

En s’appuyant, entre autres documents, sur le dossier clinique du patient Warburg, Aby raconte la période d’effondrement psychique qu’a traversée l’historien aux lendemains de la Première guerre...

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Arpenter le « territoire des fous hurlants »


INSONDABLE. Dans ce premier roman, la poétesse Marie de Quatrebarbes explore la psychose


Bien que fils de banquier, l’Allemand Aby Warburg a un sens des affaires bien particulier. À 13 ans, en 1879, il déclare céder les rênes de l’affaire familiale à son jeune frère Max en échange de la promesse que ce dernier lui offrira tous les livres qu’il veut. À la mort d’Aby Warburg, sa collection s’élève à 50 000 volumes. Hélas pour lui, les livres n’ont pas fait rempart contre le désordre du monde.
Embrassant une carrière d’historien de l’art, spécialiste de Botticelli, amoureux de Nietzsche, curieux de tout, il embarque pour les États-Unis à l’aube de ses 30 ans, où il vit parmi les Indiens Hopis. Hanté par le désir de tout documenter, il photographie et consigne leur mode de vie.
Quand la Grande Guerre éclate, le goût du savant pour les archives se transforme en obsession. Il accumule frénétiquement des documents de toutes espèces, dans l’optique de trouver un sens à la grande boucherie. Mais à quelle logique obéissent les massacres ? Rendu fou par cette question sans réponse, Warburg est interné, d’abord en Allemagne, puis en Suisse, où il est suivi par le psychanalyste Ludwig Biswanger.
Pour son premier roman, la poétesse Marie de Quatrebarbes ressuscite un homme que l’Histoire a presque effacé. Elle se concentre sur les années durant lesquelles il arpente le « territoire des fous hurlants ». Manipulant mots et impressions avec un attrait de fauviste pour l’ombre et la lumière, elle retrace la psychose du patient, qui se décline en une multitude de phobies, tantôt horrifiques, tantôt surréalistes.
À ces tourments, elle mêle des anecdotes tirées du monde artistique ou scientifique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, quand le monde s’est pris de passion pour le magnétisme et les sciences de l’esprit.


Étudier les limites de l’esprit


Depuis l’asile où souffre Aby, la romancière nous entraîne sur les territoires où la physique, l’art et l’électricité se répondent, cherchant à faire la lumière sur les capacités et les limites de l’esprit humain. « Là où, dans l’histoire et la biographie, s’ouvre une lacune irrémédiable, le poète peut entrer et tenter de deviner comment les choses se sont passées », écrivait Freud, cité à la toute fin de cet ouvrage.
C’est parce qu’il a réussi à sonder l’insondable que le roman de Marie de Quatrebarbes est d’une beauté médiumnique.


Élise Lépine, Journal du dimanche, 10 avril 2022




Aby Warburg en sujet poétique


La poète Marie de Quatrebarbes a choisi un moment de crise dans la vie de l’historien de l’art pour son premier roman - une crise qui met la langue en jeu.


Jusque-là, Marie de Quatrebarbes n’avait écrit que de la poésie. Paru en 2019, Voguer (P.O.L), son cinquième recueil, a d’ailleurs reçu le prix Paul-Verlaine de l’Académie française. En lisant les quelques textes en prose qu’elle a publiés chez différents éditeurs, notamment John Wayne est sous mon lit (CIPM/Spectres familiers, 2018), on devine néanmoins qu’un désir de roman habitait l’autrice depuis longtemps. Ce qu’elle admet volontiers. Mais la poète, hantée par la conscience aiguë d’une «crise du langage», estimait que son écriture, économe et elliptique, ne se prêtait pas à l’expression «de l’abondance, de la densité, de l’épaisseur des personnages » propres à la narration au long cours. De là à penser qu’il lui fallait s’intéresser à un personnage lui-même en crise, comme elle le fait dans Aby, pour oser se lancer, il n’y a qu’un pas. Qu’elle ne veut pas franchir. Sauf à considérer que la forme romanesque lui a justement permis de ne pas «fusionner» avec son sujet, et a modifié son écriture. Afin de comprendre ce qui s’est joué pour l’historien de l’art allemand Aby Warburg (1866-1929),lors de la crise psychotique qu’il a traversée juste après la première guerre mondiale, il a en effet fallu que l’écrivaine étire ses phrases, explicite son propos, prenne le temps, dit-elle, d’être «dans une forme de sympathie ou d’amitié avec le sujet». Seule façon de parvenir à explorer l’intuition qui lui faisait voir dans cet épisode un moment même de la pensée du fondateur de « l’iconologie » cette nouvelle manière d’analyser les oeuvres d’art. Projet audacieux quand on sait que la biographie intellectuelle du chercheur, signée Ernst Gombrich (Aby Warburg,1970; Klinck-sieck, 2015),passe pudiquement cette crise sous silence, «comme si l’épisode était inavouable ou honteux, dit Marie de Quatrebarbes, alors qu’il a continué à produire pendant ses années à la clinique Bellevue, en Suisse ». Pas facile non plus de se confronter à une figure dont l’héritage est encore très vivant. En témoigne la place que Warburg occupe dans l’oeuvre du philosophe français Georges Didi-Huberman, à travers les livres duquel Marie de Quatrebarbes (née en 1984), ancienne étudiante de l’Ecole des arts décoratifs, avait connu ses travaux. L’écrivaine s’est ainsi engagée dans le roman avec le sentiment - qui lui est nécessaire- de «prendre un risque» : s’attacher à « un moment de fragilité» d’un homme dont les travaux fascinent nombre de ses lecteurs, ne pas occulter le « caractère inquiétant» de cette « dislocation du sens » qu’il traverse, mais retracer aussi les étapes de la guérison d’un intellectuel que les médecins ont longtemps considéré comme incurable. Voilà ce que le roman, et la vérité sensible à laquelle il peut donner accès, laissait espérer à l’écrivaine. En résidence, en 2018,à la Fondation Jan Michalski, à Montricher (Suisse),dont la bibliothèque dispose d’un important fonds consacré à l’image et à la photographie, l’écrivaine a pu lire des ouvrages de Warburg, ou qui lui étaient consacrés, et se mettre sur la piste de quelques autres. Notamment son dossier clinique (La Guérison infinie. Histoire clinique d’Aby Warburg, cosigné par le patient et son psychiatre Ludwig Binswanger, Rivages,2007),dont elle s’imprègne pour tenter de comprendre la manière dont «la pensée de Warburg s’en sort». La façon dont celui qu’elle décrit doté «d’antennes de sismographes» a saisi les signaux faibles de son temps et s’en est trouvé bouleversé. Tout autant qu’il a pu, peut-être, grâce à l’aide des soignants, trouver dans cette sensibilité et cette acuité hors du commun une solution intellectuelle et psychique à ses troubles. Si l’autrice n’a jamais envisagé d’écrire son roman à la première personne, par crainte du pastiche, tant le style de l’historien était particulier, elle n’a pas pour autant hésité à se mettre au plus près du malade, pour en décrire les gestes et les pensées. «J’ai décrit un corps à partir de mon propre corps, explique-t-elle, en me mettant sous l’influence de ce personnage. Ce qui m’a le plus intéressée, c’est justement de travailler la proximité avec le personnage : jusqu’à quel point pouvais-je être proche de lui malgré la distance de la troisième personne du singulier ?» L’enjeu était d’autant plus central que «Warburg a une pensée de la mise à distance comme façon de composer avec l’angoisse du monde. II se méfie de tout ce qui le rapproche de manière trop brutale, Le roman de Marie de Quatrebarbes, qu’elle a commencé pendant le confinement de mars 2020, s’ouvre d’ailleurs sur une allusion aux visioconférences, lesquelles auraient certainement profondément angoissé Aby Warburg, « persuadé que les inventions qui prétendent rapprocher les êtres humains désamorcent en réalité la possibilité d’un retrait fécond, d’une faille où la pensée peut s’introduire pour irriguer la pierre de la raison». Est-ce pour ménager une forme de «distance» avec son sujet que la romancière a vite éprouvé le besoin de s’autoriser des excursus dans le récit linéaire de la crise? En déployant certains faits au-delà de leur importance objective dans la vie de Warburg», et en organisant leur montage comme un ensemble suggestif plus que démonstratif, Marie de Quatrebarbes nous rappelle qu’elle est d’abord une poète. Si Aby est son livre « le plus lisible, le plus continu, le moins déconstruit », il reste avant tout une recherche « où le chantier est celui du langage ».


Florence Bouchy, Le monde des livres, 20 mai 2022



La forêt des signes


Au début du XXe SIÈCLE, dans la bonne société de Hambourg, on considérait sans doute Aby Warburg (1866-1929) comme un excentrique. Intellectuel passionné par l’histoire de l’art, il renonça à prendre la tête de la banque familiale, à laquelle sa position d’aîné le destinait. Bien lui en a pris, puisque sa pensée a marqué l’histoire de l’art et irrigue encore aujourd’hui les travaux de nombreux philosophes, historiens et anthropologues. Ce ne sont pourtant pas ses théories proprement dites qui intéressent Marie de Quatrebarbes. Dans son premier roman, la poète fait de l’intellectuel un personnage tout entier défini par sa sensibilité percevant le monde comme une «forêt de signes» par lesquels il se laisse traverser, au risque de se perdre. C’est cette chance pour la pensée et ce danger pour l’homme qu’explore avec finesse Aby. Guidée par la chronologie de la crise psychotique qui a valu à Warburg d’être interné pendant trois ans en clinique, l’autrice décrit sans complaisance les gouffres au bord desquels se tenait - ou sombrait - l’historien. Choisissant d’évoquer la face sombre d’une pensée confrontée au risque de sa dislocation, elle réussit pourtant à composer un livre lumineux. Jusqu’à la fin de sa vie, Aby Warburg a toujours eu conscience que «le bord de la falaise [pouvait] s’effondrer et l’emporter dans la ravine ». Mais le roman de Marie de Quatrebarbes fait de la trajectoire de Warburg une vie qui échappe à son destin.


Florence Bouchy, Le monde des livres, 20 mai 2022



Le schizophrène et la bibliothèque des bons voisins


Aby, bien qu’aîné des garçons Warburg, ne reprendra pas les rênes de la banque paternelle. Dès l’enfance, il a résolu de céder la place à son jeune frère Max. Seule condition à cette renonciation, Max « lui achètera tous les livres qu’il voudra ». Max, dès sa prise de fonction en 1903, honore sa promesse, à l’origine de l’une des plus prestigieuses bibliothèques d’histoire de l’art, et une des plus originales. Le principe d’organisation en est une loi de « bon voisinage », chaque livre étant connecté à son voisin par des affinités intellectuelles et thématiques subjectives représentant ce qu’un chercheur pourrait tirer de leur proximité. Dès 1896, il avait visité les indiens hopis aux États-Unis et avait fait d’étranges rapprochements entre leur art, en particulier leurs masques et leurs poupées, et les oeuvres de la renaissance florentine. Une photo le montre, portant un masque à demi relevé, divisant son visage en deux parties, danseur hopi et collectionneur européen. Terrifié par cette « forêt de signes » où il s’aventure, il passera la guerre perdu dans les archives du présent qu’il accumule et le désignent comme responsable du chaos du monde. Marie de Quatrebarbes construit sur ce qui est plus qu’un « épisode psychotique » de trois ans un roman où la fiction est pour de bon le « délire de l’autre ». Roman subtil et pénétrant, où la confrontation au réel, refusée au schizophrène, le mure dans un imaginaire d’où seule l’invention romanesque peut le ramener.


Alain Nicolas, L’Humanité, juin 2022



Marie de Quatrebarbes, les abîmes d’Aby


Avant d’ouvrir ce livre, le nom d’Aby Warburg m’était à peine familier : j’en avais eu des échos pour ses travaux d’historien de l’art sur le Quattrocento ou sa bibliothèque en mouvement de 80 000 ouvrages, qui fascinait les bibliographes. Pas vraiment une célébrité donc, mais plutôt pour moi un de ces érudits dévoués dans l’ombre à leur science. Je me demandais ce qu’un roman pourrait avoir à dire de lui, et le projet m’intriguait d’autant plus qu’il était le premier roman de Marie de Quatrebarbes, jusque-là connue comme poétesse. Or son mérite n’est précisément pas de raconter une vie mais de dessiner son propre Aby, non par le tracé d’étapes biographiques mais par la description poétique d’un paysage intérieur, celui d’un contemporain de Nietzsche, d’Einstein et de Freud, qui pourraient être trois des points cardinaux de cette carte fascinante et torturée. II y a cent ans, Aby Warburg était interné en Suisse à la clinique Belle vue, après une crise qui avait éclaté en l918. A la fin de la guerre, « Aby développe un sentiment de responsabilité totale face aux événements». II est alors suivi par Ludwig Binswanger et c’est dans le dossier clinique publié par ce dernier que Marie de Quatrebarbes plonge les racines de son roman, en cherchant des ramifications poétiques à cette description clinique d’une psychose d’abord considérée comme incurable. En 1924, après avoir fait la preuve de sa capacité de conduire à nouveau un travail scientifique, Aby est enfin libéré, mais « il porte en lui les stigmates d’un séjour prolongé dans l’obscur», séjour que le roman tente de restituer. Au-delà de la finesse de l’écriture, c’est ce tour de force qui m’a le plus marqué : la romancière part d’un matériau médical apriori aride mais s’en émancipe avec grâce, poursuivant un dialogue pluri-centenaire entre la folie et l’art, dialogue théorique mais aussi esthétique. Ce second versant qui est ici exprimé avec une immense empathie, dans un roman écrit à la loupe, tout en détails, sensations et textures, par une écrivaine qui sait s’effacer derrière son sujet tout en déployant une voix puissante et singulière.


Guillaume Schaeffer, Libération, juin 2022



« La vie créatrice d’Aby Warburg », un article de Jean-Philippe Cazier à propos de Aby de Marie de Quatrebarbes, à retrouver sur la page de Diacritik.

Vidéolecture


Marie de Quatrebarbes, Aby, Aby - Marie de Quatrebarbes - mars 2022

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