— Paul Otchakovsky-Laurens

Greffe de spectres

Liliane Giraudon

On trouve dans ce livre des dates. Celles d’un massacre. Des fantômes (Warburg et son histoire de saucisse, Broodthaers et son cinéma, Rimbaud et ses jambes…) une femme qui mange du cygne, des hommes qui s’enfuient pour écrire ou coucher ensemble, la lettre d’un garçon qui chie du chien (c’est une « Lettre à la Mère », pourquoi toujours écrire aux pères ?).
C’est dans des villes. De vraies villes. Avec des noms. Il y a des fleuves.
Ce sont des «Nouvelles » ? Si l’on veut. Mais des nouvelles pour une Scène. Les personnages comme les décors sont des voix. Les voix n’ont pas de genre. Le genre c’est...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage Greffe de spectres

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse

Giraudon surtout lettons


Liliane Giraudon fait rimer Loth et ses filles, Indiens Hopis et Ho Chi Minh.


Il y a plusieurs portes pour entrer dans Greffe de spectres. On en franchit une première série dès le début du livre, comme une saccade de panneaux avertisseurs. On lit d’abord : « à Jean-Jacques Viton ». Lui, on le connaît, c’est le complice. Avec Liliane Giraudon, à travers les revues Banana Split et If, au Centre international de poésie de Marseille, ils veillent depuis vingt-cinq ans aux destinées d’une littérature sans matière grasse. Page suivante. Citation : « “Autrefois les dessins d’un livre éclairaient les mots, maintenant ils les obscurcissent.” A. Kroutchonykhnbsp;» Le « maintenantnbsp;» dont parle Kroutchonykh est d’autrefois, du temps des futuristes russes et de la langue « zaoum ». Alors le maintenant de maintenant ? On tourne, ça se précise : « À partir de maintenant c’est maintenant. » Puis : « Un cœur de jument ». Là, c’est le titre de la première nouvelle, qui n’en est pas vraiment une, disons plutôt la première des neuf régions de Greffe de spectres, car la lecture est ici visite ou voyage on explore à chaque coin de ligne.
Commencement : « La première nuit ne tombe pas. Elle la passe les yeux ouverts, à traquer les oscillations de lumière derrière la barrière de pluie. Elle avale des bouchées de rugbraud ». Allons bon, qu’est-ce que c’est que ça ? On cherche dans Google. On nous dit qu’il s’agit d’un pain islandais mais aussi : « Essayez avec cette orthographe : roubaud. » De fait, l’idée n’est peut-être pas si mauvaise, car en coupant le rugbraud en deux, on récupère la moitié d’Aby Warburg d’un côté et, de l’autre, deux Raud pour le prix d’un : les peintres estoniens Paul et Kristjan, « sortis tous deux du même corps de la même mère ». Alors, très vite, plutôt que de s’attarder aux narrations (il y a une chorégraphe, une histoire d’adoption, des amants et des camps, un polar cubiste), ou de serrer la louche aux spectres convoqués (Rimbaud et Verlaine, Marcel Broodthaers, Sigurd et Fafnir sans Wagner, Kafka sans la Lettre au père), on choisit de lire cette Greffe comme un grand poème, en faisant rimer Loth avec « lotte » et « letton », en repérant les thèmes et leurs variations. On trouve en particulier des os dans le ventre, des serpents dans la bouche, Loth dans ses filles et la langue maternelle dans l’oreille.


Question Poésie, sur les questions urgentes et aujourd’hui sans doute mal posées, c’est aux filles de Loth obligeant leur père à les grimper dans une tiédeur de vigne qu’il faudrait revenir. […] Suzanne et ses vieillards donnaient l’image d’une poésie éternellement fraîche, insensible aux basses caresses comme au savoir-faire. […] Aujourd’hui, c’est terminé. Suzanne s’est noyée dans son bain. La vulve repose, calme. Déposée sur un fond de faïence. » Du coup, un jeune Vietnamien s’en prend à sa mère adoptive : « Pas plus dans ton corps qu’à tes côtés il n’avait existé d’espace pour les 250&nbspos de mon squelette. » Et, comme la Française aime les clébards, il lui envoie cinq recettes de chien où la viande, bien cuite, quitte les os. Soixante-dix pages plus loin, ceux brisés des Chinoises aux pieds bandés se transforment en « minuscules moignons » greffés à la place des mains d’un « fantôme ». Mais on peut mettre aussi un serpent à la place de la langue. C’est celui que Warburg place dans la bouche des Indiens Hopis lors de sa célèbre conférence à la clinique du Dr Binswanger. Pendant ce temps, le Vietnamien orphelin, retourné à Hô Chi Minh, veut se défaire de la langue française qu’il a recueillie dans l’oreille de sa mère, un « mélange de moi collant ma bouche humide pour y chuchoter en secret ». Il craint aussi de coucher par hasard avec une de ses sœurs, comme il a vu son faux père coucher avec sa vraie nièce. Loth, écrit ailleurs Giraudon, « entre » dans ses filles « comme un doigt ». Tout se tient, la greffe a pris.


Éric Loret, Libération, 26 mai 2005


Agenda

Mercredi 5 juin
Rencontre autour de Liliane Giraudon au Invisible Dog (Brooklyn)

The Invisible Dog
51 Bergen Street
Brooklyn

voir plus →