— Paul Otchakovsky-Laurens

Théorie des tables

Emmanuel Hocquard

Théorie des Tables est un (un seul) poème, qui comporte 51 séquences (Emmanuel Hocquard venait d’avoir 51 ans quand il a fini d’écrire ce livre). Ce poème autobiographique est aussi un poème grammatical qui fait jouer simultanément l’interrogation (les questions n’appelant pas nécessairement de réponse) et la négation (qui inclut toujours l’affirmation). Saisis par ce double objectif (la photographie est omniprésente), les petits morceaux très signifiants d’un quotidien ordinaire se trouvent connectés autrement que par la grammaire normative. Ces connections jettent un jour différent sur un certain nombre d’énigmes, ou de secrets en...

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Traductions

USA : O-Blek

La presse

Traducteur de cailloux



« Le poème d’Emmanuel Hocquard sollicite et retient l’esprit parce que d’abord, il le désempare. Ce sont, en ce premier abord, des énoncés, des bouts de paroles, des éclats verbaux comme on dit des "éclats de voix" ou des "éclats de verre". Ils composent, dit le poème, une collection aléatoire d’"objets de mémoire". Ainsi, ces aléas sont d’abord "table" rase de ce dont d’ordinaire nous nous rassurons. Car on se rassure ordinairement de ce que le sens vient aux mots du fait de leur liaison avec quelque événement racontable : avec un état de choses, avec ses circonstances locales et temporelles. Par exemple, le poème aurait pu conter tout au long comment on a pu voir "un aveugle/ fixer le soleil au-dessus de la plage". Mais les hasards de cette récollection des souvenirs fait que le sens discursif, ici, n’a plus cours.
Aussi le poème est-il comparé à une fresque que les Vandales, en des temps anciens, ont brisée et réduite en cailloux dispersés dans le sable. Façon de dire que le poème s’est avancé comme au bout des terres langafières, jusqu’aux confins où la langue n’est encore qu’une terre arasée. Mais si la langue est comme une plage sans bords, puisque parler est pour chacun une tâche infinie, y soufflent cependant des ventsde sable. Ces vents sont, dans la langue, son ordre grammatical. Le poème est "grammatical", dit-il lui même. L’expérience qu’il nous propose est double : il y a "matière" à parler et les mots, portés par les vents langagiers, peuvent prendre leur envol comme font les nuages de sable.
Cette expérience est d’une gravité légère. Elle est grave parce qu’elle conduit à renoncer à une illusion tenace : le sens des choses, nous ne lui trouverons pas un fondement transcendant. Le poème, ayant disposé sur une table immenseles débris de la fresque dont le modèle est pour toujours perdu, se dit "libéré de l’origine". Il a reconnu la vanité de la question de l’Origine. Car nous naissons dans la langue, nous campons sur ses terres et nous ne passerons jamais de l’autre côté de son horizon (et le poète de se dire "traducteur de cailloux"). Ceependant l’expérience est légère parce qu’en effet des vents soufflent. Pour en savoir un peu davantage sur cette dynamique qui nous porte, le poème joue ici, répétitivement, de la négation et de l’interrogation. Il prend ainsi la forme d’une rose des vents marquée par ces deux axes majeurs. Et il devient alors, dirait-on, une "table" d’orientation.
Tout poème, en son fond, veut faire cette expérience. La langue est notre terre natale ; nous y naissons et y mourons sans que nous puissions jamais outrepasser ses bords. Mais le poème est un rôdeur à ses frontières. Il va parmi les pierres, les sables, les aléas. C’est là que les vents soufflent au plus fort.


Marc Le BotQuinzaine littéraire, 16 juin 1992



« Les cinquante et une séquences de Théorie des tables, (…) ne cherchent pas à former un ensemble. Elles cherchent même exactement le contraire. Le désir poétique investit ici la dispertion et non l’unité. (…) Même si elle se plaît à en prendre les tournures, la poésie d’Emmanuel Hocquard n’est pas pur jeu de l’esprit, sèche tentative de remplir un "vide grammatical". Il n’est même pas interdit d’y percevoir, ou au moins d’y presssentir, l’experience d’un ébranlement ou son constat. »


Le Monde, 12 juin 1992