— Paul Otchakovsky-Laurens

comme ça

Jean-Jacques Viton

toutes ces choses composent un ensemble

hétéroclite multicolore polyphonique

devant cet amas les saisons se couchent

sans connaître leurs motivations

 

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La presse

Il y a de tout dans la forme du poème


Oui, il y a de tout dans ce poème : la fausse bobine de l’araignée, la Camargue, les ambulances, les noix brisées, Coltrane, Godart, le marché aux femmes, la date du jour, ce que la date ne traduit pas, la couleur du rouge, la bouteille, les téléphones, le ressac, la bouteille de vaqueyras, Garcia Lorca, Frida Kahlo, le bleu sale, les becs kaki, la fosse commune, le dos de la serviette, le camouflage, l’art singulier du buraku, le saut Berlin-Hambourg, les tueurs d’Allende, la longueur des lacets, une cape légère, trente-trois mille chevaux, la toupie et la mastication des enfants, les cygnes et le camp de concentration pour les Gitans, « le fascisme ne passera pas » et le cortège, la manifestation et les sirènes, et puis « ce qui manque et qui manque », et aussi Sade et « qui sont les enculés ». Il y a de tout.


Une pellicule d’écriture

Il y a de tout dans la forme de ce poème : les doubles constatations, le déroulement à la fois tranquille et contrasté d’un récit. Récit dont on a pu constater une réapparition dans la poésie contemporaine ; un récit dans lequel s’implique le puzzle des identités, l’enchaînement des instants et de ce que les instants libèrent. Une liste de longue haleine qui raconte son histoire, qui évite l’effet de liste par la circulation, le tournoiement contrôlé des signes, le croisement des itinéraires, la reprise des échos, le glissement des résonances, une récupération des images qui défilent, vues du coin de l’oeil - traces légères, abandonnées, semble-t-il, et qui font retour, dans la nuance, comme pour une manière de scansion, une parole qui se suit et décroche, une logique du sens immédiat qui se perd dans la logique autre du poème, quelque chose comme un rapport constant, tendu, quelquefois crispé, à ce monde, au miroir de soi-même.


Poète et de longtemps homme de revue, Jean-Jacques Viton est, avec Liliane Giraudon, l’animateur de la revue IF et des « comptoirs de la nouvelle BS », membre du Comité d’action poétique, après avoir participé à la création et au travail de Manteia, de Banana Split et de la Nouvelle BS. Traducteur de Nanni Balestrini, de Michaël Palmer, Jack Spicer, Lorca, Sanguinetti, Perelman, entre autres, ses poèmes sont publiés depuis plus de deux décennies, et pour l’essentiel par les éditions POL. Ses livres le placent parmi les poètes singuliers, inventifs, parmi les poètes qui comptent aujourd’hui dans une poésie française riche, diversifiée, dont les ramifications touchent à toutes les formes d’écriture ou d’interventions. Ce nouveau livre est composé de pages, plutôt brèves ; non pas de poèmes distincts, même s’ils en ont quelquefois la tournure, mais de séquences par associations, déplacements, condensations, une pellicule d’écriture toujours en cours de montage. Ni ponctuation (mais des guillemets), ni majuscule, ni compte apparent des syllabes, le vers qui s’impose est celui de la mutation d’une modernité qui continue de se réinventer, dans la remise en cause, en éventail, de ses propres démarches.


Jean-Jacques Viton s’éprouve ainsi dans une écriture de l’émotion légèrement décalée, d’un dérisoire le dos au mur, qui se méfie de ses saveurs, avec, d’un même mouvement, le goût du quotidien, une constante dans l’attention portée aux gestes, aux circonstances, aux histoires, une générosité de longue date, comme enfouie dans une tristesse dure à soi et douce aux autres.


Le choix du vers

Ce qui compte, c’est le style, affirme J.J. Viton. Le style et donc la forme, qui se retrouvent dans le jeu des instantanés, dans le kaléidoscope resserré du vers. Car c’est par la forme qu’il se donne que le poème existe, et par lui la poésie, comme ça, avec sa géographie en morceaux et ses recoupements, s’appuie sur une réflexion technique qui n’est pas un faux semblant mais l’affirmation de ce qui se joue sur la page. Le choix du vers, le choix du poème constitué en une suite de vers, le choix du livre constitué en une suite de pages distinctes dans lesquelles s’inscrivent les parties d’un ensemble attestent d’un changement après les livres antérieurs - par exemple Patchinko, en 2001 -, qui fonctionnaient à partir d’un vers et à la ligne de structure prolongée, dans une des traditions de notre patrimoine. J.J. Viton opte ici pour le vers cadré, marqué par une coupe de frontière nette. La forme poésie est ici la forme vers.


Un changement formel qui manifeste, me semble-t-il, dans un mouvement volontiers assertif, une volonté d’approfondissement et donne à l’économie générale d’une écriture de la simultanéité des images, des sensations, des lieux et des personnages, par une charpente nouvelle, une autre liberté d’allure, une intériorité plus marquante, une force de conviction plus nette. Pour le lecteur, la lecture se déplace.


Dans l’enjeu que dessinent aujourd’hui les diverses conceptions du poème - de la refonte du vers dans une prose différente ou d’une poésie visuelle ou sonore, à la question d’une possible disparition du poème tel que nous le connaissons, ce très beau livre apporte une contribution de taille.


Henri Deluy, L’Humanité, 17 juin 2004


Et aussi

La mort de Jean-Jacques Viton

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