— Paul Otchakovsky-Laurens

Limonov

Prix Renaudot 2011
Prix de la langue française 2011
Prix des prix 2011
Prix européen de littérature 2013

Emmanuel Carrère

« Limonov n’est pas un personnage de fiction. Il existe. Je le connais. Il a été voyou en Ukraine ; idole de l’underground soviétique sous Brejnev ; clochard, puis valet de chambre d’un milliardaire à Manhattan ; écrivain branché à Paris ; soldat perdu dans les guerres des Balkans ; et maintenant, dans l’immense bordel de l’après-communisme en Russie, vieux chef charismatique d’un parti de jeunes desperados. Lui-même se voit comme un héros, on peut le considérer comme un salaud : je suspends pour ma part mon jugement.

C’est une vie dangereuse, ambiguë : un vrai roman d’aventures. C’est aussi,...

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La presse

Limonov, notre invraisemblable contemporain

Je ne peux avoir aucune sympathie, et encore moins de l’admiration, pour un Russe qui n’aime pas Nabokov ni son œuvre, et qui sodomisait sa femme pendant que Soljenitsyne parlait à la télévision américaine. Traduisez : c’est toi que j’encule, vieux réac ! Et pourtant j’ai lu avec beaucoup d’intérêt, et de l’emballement, le récit de la vie de l’écrivain Édouard Limonov par Emmanuel Carrère, fasciné que j’étais par sa fascination pour le rocambolesque, talentueux, odieux et, parfois, romantique personnage.

Il faut être un peu casse-cou pour oser se lancer dans une enquête et un livre sur un homme qui apparaîtra détestable à la majorité des lecteurs. Mais les lecteurs devront avoir l’objectivité de reconnaître que ce salaud ou ce héros de Limonov est le sujet éminemment romanesque, vénéneusement ambigu d’un grand livre.
Limonov a acquis une notoriété parisienne dans les années 1980 quand Jean-Jacques Pauvert a publié son roman à scandale Le poète russe préfère les grands nègres, récit de sa vie misérable, chaotique, fornicatrice, violente à New York. Il était devenu l’ami de Jean-Edern Hallier et collaborait à L’Idiot international. « Sa liberté d’allure et son passé aventureux en imposaient aux petits-bourgeois que nous étions, écrit Emmanuel Carrère. Limonov était notre barbare, notre voyou : nous l’adorions. »
Déjà, ses exploits de petit dur dans son Ukraine natale formaient une légende. Sa mère lui avait inculqué le principe selon lequel il faut toujours être le premier à frapper. Ensuite, clandestin à Moscou, tailleur de pantalons en chambre, il écrit des poèmes qui lui valent l’admiration des groupuscules artistiques et contestataires de la capitale soviétique. Mais cette gloire souterraine ne saurait lui suffire. Il veut devenir célèbre et riche aux yeux du monde entier. Au printemps 1974 – en même temps que Soljenitsyne, lui, chassé de son pays –, il quitte Moscou pour New York, accompagné de la très belle Elena. Séducteur, amoureux fou, baiseur frénétique, malheureux à crever quand il est plaqué, il sera toujours couvert de femmes, sauf quand, pour survivre chez les Yankees, il a dû se taper des nègres.

S’il le pouvait, il ferait fusiller Gorbatchev

Limonov va en écrire des livres ! Des bons et des moins bons. Il y raconte son existence d’aventurier cynique et insolent qui, cependant, plus par posture intellectuelle et fidélité à ses origines que par compassion, défend toujours les pauvres, les marginaux, les exclus. Il sera toujours l’un des leurs, ce qui, au fil du temps, lui confère un vernis aristocratique. Mais la littérature est ingrate. Pourquoi l’engagement politique ne lui apporterait-il pas la célébrité qu’elle lui refuse ?
L’effondrement de l’URSS le bouleverse. S’il le pouvait, il ferait fusiller Gorbatchev. Il pleure sur l’empire éclaté. Dans la guerre de l’ex-Yougoslavie, il s’engage aux côtés des Serbes. Il tire sur Sarajevo. Il participe au putsch contre Boris Eltsine. C’est un fasciste pur et dur qui ne se compromet pas avec les oligarques qui dépècent la Russie. Il fonde le Parti national-bolchevique. Il devient l’idole d’une jeunesse désabusée. Ce n’est pas qu’il représente une grande menace pour Poutine, mais celui-ci n’apprécie pas ce quinquagénaire qui porte beau et parle haut. Il le jette en prison. Condamné à y passer quatre années, Limonov s’y comporte avec un courage et une dignité qui forcent l’admiration des autres détenus. Depuis sa libération anticipée, « écrivain adulé, guérillero mondain, bon client pour la presse people », il est « la star qu’il rêvait d’être ». Le livre de Carrère va lui exploser la tête.

Limonov est beaucoup plus que le portrait d’un homme invraisemblable : une histoire de la Russie depuis cinquante ans. Pages d’anthologie que celles sur l’underground des intellectuels sous Brejnev, sur la vie des exilés russes de New York, sur le mélange d’anarchie prédatrice, d’autoritarisme cynique et de résignation qui règne depuis longtemps à Moscou. Avons-nous été de bons observateurs du déroulement de l’histoire ? Les pièces du puzzle ne se sont-elles pas rassemblées à notre insu ? Emmanuel Carrère n’a-t-il pas écrit ce livre pour comprendre ce que cachait la formidable énergie de Limonov et, à travers lui, pour s’interroger sur son propre itinéraire d’écrivain dans les cris et les silences de l’histoire ?

Bernard Pivot, Le Journal du Dimanche , 28 août 2011

Carrère et son « bad guy »

L’écrivain dresse un formidable portrait d’Édouard Limonov, voyou ukrainien et mercenaire « rouge-brun »

Limonov est un livre stupéfiant, inclassable. Et bouleversant. Comment doit-on le considérer ? Comme un récit ? Un portrait ? « Limonov n’est pas un personnage de fiction, prévient Emmanuel Carrère, il existe, je le connais. » Parmi les mille et une façons d’exister, il y en a une qui consiste à écrire des histoires. Et une autre, non moins durable, qui consiste à être le héros de l’une d’elles.

Cette petite introduction gentiment posée, l’affaire se corse, car Édouard Limonov est lui-même un écrivain qui se vit en héros de roman. Carrère se joue de cette complication, au contraire, ça lui va. Ça lui va parfaitement d’écrire sur un homme qui s’envisage et se rêve. Et à propos de rêve, ils ont eu les mêmes, enfants, l’un à Paris, l’autre du côté de la Volga. Ils ont lu Alexandre Dumas et Jules Verne. Ils voulaient être d’Artagnan, Monte-Cristo, Nemo, des types à pectoraux, des rebelles, des types qui changent le cours des choses. Aucun des deux ne pensait au crayon et au papier.

Limonov à ses débuts dans l’existence s’appelait Édouard Savenko. Vingt jours après sa naissance, le 22 février 1943, la VIe armée du Reich capitulait devant la Volga. Quand Staline meurt, il a dix ans et pleure avec tous les enfants des écoles. C’est un enfant du siècle. C’est un Russe. Il naît avec le chaos, il ira le chercher sa vie durant. C’est cette inclination folle que Carrère raconte. Du petit vaurien ukrainien au presque sage de la cabane de l’Altaï, qui, allongé dans le silence, pense aux morts de sa vie. Les hommes ne sont que d’une époque et d’à peine quelques lieux, la plupart avancent comme ils peuvent, pas après pas, en essayant de trouver une sortie honorable, ou du moins non douloureuse. Limonov veut plus. Il veut confirmer son rang de vivant. Qu’importe le contexte et les valeurs. Il sera loubard, poète, clodo, majordome, mercenaire et quasi-criminel dans les inextricables guerres des Balkans, chef d’un parti « rouge-brun » dans la Russie de l’après-communisme, prisonnier, « hôte des oubliettes », à Saratov puis Lefortovo. Héros que l’ombre, la monotonie des jours ou le simple plaisir modeste tuent plus sûrement que n’importe quelle maladie.

Le personnage de roman que Limonov rêve d’être veut le bruit, la lumière déchirante, et bien sûr la fureur. Carrère lui offre tout ça, noir sur blanc. C’est le tampon de l’écrivain qui fait foi. Celui qui regarde, reconstruit et réinvente l’ensemble. Ce que Limonov, dans ses propres livres, ne saurait accomplir, un autre le fait. Carrère lui fait cadeau de cette dimension : une perspective dans le temps. Une vision non pas distante mais décalée, où affleurent le sublime et le ridicule. Il n’est pas toujours sûr d’aimer cet aventurier pioché dans le réel, ni de le suivre, et il est encore moins sûr d’aimer ses contempteurs, « les belles âmes ». Dans cette zone périlleuse où il se tient, Carrère l’enfonce ou le sauve, au gré des humeurs de sa propre ambivalence.

Car Limonov n’est pas un héros de bonne compagnie. Il n’est pas Kessel ni Hemingway, c’est un bad guy. Un mal-pensant. Un voyou. Un type qui commence dans la vie « sur une de ces lugubres aires de jeux qu’aiment tant les concepteurs de cités prolétariennes » avec un couteau à cran d’arrêt en poche, et dont l’ordinaire est la bouteille, la baston et le désir de meurtre. Un type pour qui le monde se divise en deux, une fois pour toutes  : les ratés et les pas ratés. Sauf que son « pas raté » à lui, c’est une couronne dans le « parti du mal », des chiens enragés, des desperados, des honnis. Son « pas raté » c’est la fréquentation des diables et non celle des saints. C’est s’acoquiner avec les Karadzic, parader avec les Jirinovski, mépriser les Soljenitsyne, les œcuméniques Sakharov et Rostropovitch. C’est aller là où ça chauffe, où les places ne sont pas encore prises et où personne ne veut être tiré d’affaire.

« Les Serbes raisonnables se désolent de la folle croisade où les entraîne Milosevic […] mais ces Serbes raisonnables, Édouard ne les connaît pas et ne désire pas les connaître. Ce qu’il veut, c’est la guerre. » La guerre comme salut. La guerre qu’il finit par faire, comme un personnage du théâtre de l’absurde, dans un cul-de-sac oublié du monde, duquel personne ne sort, où personne ne va, ne comprend qui se bat contre qui, et qui porta le nom furtif de République serbe de Krajina.

Ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur d’avoir tout au long de ces pages, avec une écriture d’une précision lumineuse (et constamment retenue), tenté de « déplier » les complexités de l’histoire de cette fin de siècle. Carrère, qui assume d’emblée un penchant pédagogique, éclaire certains événements d’une façon pointue et presque burlesque. Le final de l’Union soviétique, la sortie de scène de Gorbatchev, l’épisode qui conduit à la réélection de Boris Eltsine, entre l’oligarque Berezovski et le financier américain Soros, en sont des illustrations parmi d’autres.

Il faut dire qu’avec Limonov, et cela bien au-delà des engagements et des lieux où se déploie son héros, Carrère est chez lui. Il est en Russie. À Manhattan ou à Sarajevo, il reste en Russie. C’est de ce sol qu’il tire son inspiration la plus audacieuse et la plus libre. En exergue d’une œuvre de magistrale ambiguïté, il a osé cette citation de Vladimir Poutine : « Celui qui veut restaurer le communisme n’a pas de tête. Celui qui ne le regrette pas n’a pas de cœur. » À quoi on peut ajouter : celui qui n’entend pas ces mots n’entend rien au peuple russe.

On pense à Tchekhov, aux nostalgies violentes et irrationnelles de ses personnages. « Joue-nous quelque chose de triste », dit le docteur Dymov dans La Cigale. Quand les Russes parlent d’eux-mêmes, ils finissent par jouer une musique qui fait pleurer. Emmanuel Carrère traduit ces sons amenuisés, ce regret confus d’un temps « où les maisons étaient bien tenues et où un petit garçon pouvait regarder son grand-père avec admiration parce qu’il avait été le meilleur tractoriste de son kolkhoze ». Il traduit la rage de ceux qui ne sont plus personne dans cet empire désormais ouvert à tous vents, écartelés entre « le Popov ordinaire » et « l’enculé qui ne pense qu’au fric », il parle de ceux qui sont « loin », à des verstes de là où ça se passe, dans les cités « où la vie est tragiquement éloignée de la vraie vie », comme il l’avait déjà fait, magnifiquement, dans son documentaire Retour à Kotelnitch (2009), au point qu’on peut y voir, encore, dans ce récit ébouriffant, une ode aux paumés de la province russe.

Édouard Veniaminovitch Limonov a été l’un d’eux. Comme Poutine. Des petites frappes, enclines au déraillement, et qui se rêvaient rois, ont traversé un monde qui s’effondre. L’un est devenu « patron ». Acteur majeur d’un jeu nouveau. L’autre, un héros de roman d’aventures. L’écrivain refuse de l’abandonner en vaincu, il voudrait lui trouver une belle fin. Qui est une chose absolument fantaisiste. Comme si on pouvait finir en beauté.

Yasmina Reza, Le Monde des livres, 2 septembre 2011.

Limonov par Carrère

C’est un des événements de la rentrée : Emmanuel Carrère signe un époustouflant portrait de l’écrivain mercenaire Édouard Limonov, fanatique national-bolchevik et bête noire de la nouvelle Russie.

En 1983, Emmanuel Carrère, alors journaliste à Télérama, invite l’auteur de Journal d’un raté dans l’émission qu’il anime sur une radio libre. Moulé dans un tee-shirt noir, Édouard Limonov a les biceps et la coupe en brosse d’un para. Un para qui, de retour des États-Unis où il a couché alternativement avec des femmes et des hommes, fréquente le Palace dans une vareuse d’officier de l’Armée rouge, et va bientôt devenir la vedette de L’Idiot international, le journal de Jean-Edern Hallier.

Une vingtaine d’années après cette première rencontre, Emmanuel Carrère retrouve à Moscou, lors d’une manifestation anti-Poutine, Édouard Limonov, qui ne l’a pas oublié. Entre-temps, le premier est devenu l’écrivain de L’Adversaire et d’Un roman russe et le second, le chef rouge-brun du Parti national-bolchevik, qui parade volontiers avec Le Pen. L’un connaît un grand succès littéraire et suscite l’admiration. L’autre a connu la prison et suscite une réprobation sourde. À Carrère, une bibliographie exemplaire. À Limonov, une longue liste de crimes et délits (dont le mitraillage de Sarajevo avec les Serbes de Bosnie, le trafic d’armes et la tentative de coup d’État au Kazakhstan.)

Qu’est-ce qui a donc poussé Emmanuel Carrère à consacrer un livre de près de 500 pages à un tel allumé, un tel illuminé ? La passion croissante du fils d’Hélène Carrère d’Encausse pour ses origines russes, sans doute, et pour l’histoire folle d’un « Empire éclaté ». Mais plus encore la conviction qu’il tenait, avec Limonov, un vrai personnage de roman dostoïevskien.

Enquêtant de Moscou à New York en passant par Paris, il fait le portrait tantôt fascinant, tantôt repoussant, mais jamais indifférent, d’Édouard Savenko, alias Limonov (le mariage de limon, citron, et limonka, grenade). « Voyou », « barbare », « chef de gang », « supercaïd », un peu « Jack London », un peu « Barry Lyndon », Carrère multiplie, comme en vain, les qualificatifs pour tenter de définir celui qui fut successivement bandit raté en Ukraine, plusieurs fois suicidé, débauché et sodomisé à New York, ultrabranché à Paris, armé contre les « traîtres » Gorbatchev et Eltsine, tête brûlée dans les Balkans, incarcéré à Lefortovo, surnommé « Ben Laden », et qui n’a pas plié.

En littérature comme en art, le portrait n’est jamais qu’un autoportrait fantasmé et différé. C’est aussi la manière dont l’auteur de D’autres vies que la mienne se projette dans ce néopunk nationaliste vomissant la bien-pensance occidentale qui fait le prix de ce livre audacieux et passionnant.

Carrère ne stigmatise ici son enfance bourgeoise gouvernée par une mère impériale, son adolescence de dandy droitier, sa jeunesse conformiste à Sciences-Po, son hermétisme à la poésie, sa vie si bien rangée et si peu aventureuse que pour mieux exalter la folie et le fanatisme de celui dont il prétend ignorer s’il est un héros ou un salaud, mais dont il jalouse, en secret, l’orageux destin de pirate moderne.

Jérôme Garcin, Le Nouvel Observateur, 4 septembre 2011.

L’événement Carrère

Sulfureux. De la vie de l’écrivain Édouard Limonov, Emmanuel Carrère a fait un roman d’aventures.

À une époque où plus personne ou presque ne connaît le nom de Lermontov, il est peu probable que celui de Limonov dise grand-chose à grand monde. Sauf à ceux qui frayèrent avec la bande de Jean-Edern Hallier au mitan des années 80 ou à d’autres, qui se baignèrent un jour avec de jeunes écrivains de Nijni Novgorod qui n’avaient à la bouche que son nom – ainsi que le goulot de quelques bouteilles de vodka bien glacée. Limonov est aujourd’hui le titre d’un roman d’Emmanuel Carrère, comme Malcolm X et JFK ont été, au cinéma, les titres de films de Spike Lee ou d’Oliver Stone. Pourtant, contrairement à Malcolm X ou John Fitzgerald Kennedy, l’écrivain Édouard Limonov est toujours vivant. Il n’a pas non plus leur portée politique, même s’il est, depuis quelques années, opposant à Poutine. Que lui vaut donc cet honneur ?
Précisément, il est vivant. Pas seulement cliniquement : il vit vraiment, bien que cela le conduise à nager dans des eaux idéologiques souvent boueuses. Né en Ukraine en 1943, ce François Villon de l’ère postcommuniste a connu toutes les soifs et toutes les poires, commis tous les coups d’éclat et tous les dérapages. Poète et voyou à Kharkov, clochard puis maître d’hôtel de milliardaire à New York, icône des lettres à Paris, « frère » d’armes – à deux reprises – de l’ordure Arkan dans les Balkans, Limonov est aussi le chef du Parti national-bolchevique au sinistre blason.

Dérivation métaphorique

Nostalgique de Staline, il a pourtant été salué par la vertueuse Anna Politkovskaïa. Rêvant – et l’écrivant – de passer les ouvriers à la mitrailleuse, il a été néanmoins pris pour partenaire de jeu par le champion de l’opposition démocratique, Gary Kasparov. Sa vie « est intéressante ». C’est lui-même qui le dit (voir notre interview), et il est pour une fois modeste. Car il est peut-être le seul, comme Carrère le note page 34, à pouvoir remarquer que les lavabos en acier brossé de la prison d’Engels, sur la Volga, sont les mêmes que ceux d’un célèbre hôtel design de Manhattan. « Il s’est demandé, écrit Carrère, s’il existait beaucoup d’autres hommes au monde dont l’expérience incluait des univers aussi variés que celui d’un prisonnier de droit commun dans un camp de travaux forcés et celui de l’écrivain branché évoluant dans un décor de Philippe Starck. » Sa vie n’est pas intéressante : sa vie est un roman, il fallait bien qu’un romancier s’empare de sa vie. À quoi ça sert d’inventer quand on a devant soi la synthèse, version destroy, des trois mousquetaires réunis ? C’est du caviar.
Emmanuel Carrère, pour une fois, s’efface presque devant cette autre vie que la sienne : c’est encore plus fort. Déroulant le tapis déchiré de la vie d’Édouard le dingue, il en fait un pur roman d’aventures autant qu’une traversée de l’histoire russe. On ne lâche pas, tant c’est écrit sec et cru, avec des phrases d’une densité rapide, gorgées de détails explosifs. Limonov, rappelons-le, est un pseudonyme tiré du mot russe limon, qui signifie « citron » et, par dérivation métaphorique, « grenade » (limonka). Le récit de son enfance ukrainienne, sa haine de la famille et sa théorie du « Capitaine Lévitine » (le type qui, dans la vie, vous passe toujours devant alors que vous êtes meilleur) valent leur pesant de koulibiac. Sa tranche de vie new-yorkaise est savoureuse et salée : Le poète russe préfère les grands nègres, son premier livre, aurait pu être signé Henry Millov. « Ennuyeux et pornographique », dira l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse, à laquelle Limonov osa envoyer un exemplaire ainsi dédicacé : « Pour Carrère d’Encausse, du Johnny Rotten de la littérature. » No future pour Limonov ? On sait qu’il veut se présenter contre Poutine en 2012. Le roman vrai de Carrère va, lui, remporter tous les suffrages.

Christophe Ono-dit-Biot ,Le Point, septembre 2011

Emmanuel Carrère Édouard le Terrible

De la Russie, on dit du mal ou on ne dit rien. Cet adage, quelques écrivains français le combattent. Emmanuel Carrère en fait partie. Comme Patrick Besson, son tropisme slave a en partie pour origine ses gènes familiaux. Mais aussi la certitude que le pays de Tolstoï, Dostoïveski et Prilepine est un territoire aux ressources infiniment romanesques. Dans quel autre pays aurait pu naître, vivre et lutter un personnage comme Édouard Limonov ? Inconnu du grand public malgré quelques livres, des articles plein de bruit et de fureur dans L’Idiot international et des clichés de lui en infréquentable compagnie (Le Pen, Bob Denard, Arkan), son parcours est celui d’un adepte des zigzags idéologiques, géographiques et sexuels.
En Ukraine, où il est né Édouard Savenko, il a grandi lunettes sur le nez et cran d’arrêt en poche, s’est tranché les veines, a été enfermé en asile, s’est fait poète avant de s’octroyer un patronyme explosif (« limonka » : la grenade, en russe). À Moscou, qu’il a gagnée en 1967, il a séduit la maîtresse d’un apparatchik, enchaîné les zapoï, ces marathons d’ivrognerie que tout slavophile digne de ce nom connaît et pratique, traîné avec les écrivains antisoviétiques. Comme Soljenitsyne, qui le méprisait, il a quitté l’URSS en 1974 pour les États-Unis. À New York, le dissident a dragué une femme riche qui l’a abandonné comme un chien, vécu dans la rue, vendu son corps (Le poète russe préfère les grands nègres est le titre d’un de ses meilleurs livres) et est devenu le majordome d’un milliardaire avant de partir tenter sa (mal)chance en France, où des éditeurs avaient le bon goût de traduire ses livres. Début des années heureuses : le jour, avec Muray, Nabe et Jean-Edern Hallier, on dit ou on écrit du mal de Mitterrand, de Tapie et de l’abbé Pierre ; la nuit, on boit et on baise au Palace. Années 1990 : l’URSS s’effondre, Limonov part – comme le fiancé d’Anna Karenine – se battre en Serbie contre le mahométan et l’oustachi croate, rentre en Russie, où il fonde le Parti national-bolchevique et invente une nouvelle couleur : le rouge-brun. Avec ses fidèles nasbols, mi-d’Annunzio (pour le lyrisme) mi-baron Ungern (pour l’appel de la steppe), il fomente un putsch contre « le tyran Poutine » depuis une cabane de l’Altaï, où les forces spéciales viennent l’arrêter. Direction la case prison, d’où il ressort apaisé psychiquement mais plus antipoutinien que jamais.
À destin exceptionnel, livre exceptionnel. Carrère signe là un éblouissant récit biographique aux faux airs de miroir déformant. De son sujet derrière lequel il s’écarte élégamment, il se tient à distance idéale : empathique mais pas trop. Brisant avec une patience de psychopathe les clichés médiatiques que Limonov et son pays suscitent en France, il enchante, amuse, convainc, bouleverse et raconte, l’air de rien, les quarante dernières années du monde. Celui d’Édouard le Terrible. Mais aussi le sien. Le nôtre.

J.-C. Buisson,Le Figaro Magazine, 2011

Limonov, c’est une trajectoire vive, une comète, qui traverse la fin du XXe siècle et le début du XXIe ; une flèche acérée qui crève les uns après les autres des écrans de papier, passant d’un univers à l’autre, pour atteindre on ne sait pas très bien quelle cible. Peut-être le « nirvana ». Emmanuel Carrère pense que son héros Édouard Limonov l’a atteint un jour en prison. Il y a dans Limonov une quête permanente d’intensité qui habite à la fois le personnage et celui qui écrit. Emmanuel Carrère suit Édouard Limonov depuis l’Ukraine, où il naît en 1943, jusqu’aux protestations anti-Poutine auxquelles il participe aujourd’hui à Moscou. L’homme est (un peu) connu pour plusieurs raisons en Europe de l’Ouest. Il a été, dans les années 1980, un écrivain dandy à Paris où il débarque de New York ; puis, à la consternation de ses amis parisiens, on le voit dans les guerres des Balkans aux côtés de Radovan Karadzic, leader des Serbes de Bosnie ou, pire, d’Arkan, milicien de sinistre mémoire. On le retrouve, en Russie, fondateur d’une revue qui mêle idéologie d’extrême droite et culture underground, et d’un parti du même tonneau. Voilà pour un profil rapide. Pas simple.
Et en effet, « c’est plus compliqué que ça », précise, à plusieurs reprises, Emmanuel Carrère. Tellement compliqué et tellement intéressant qu’il faut neuf chapitres – comme autant de vies – pour raconter le personnage. Ce faisant, Emmanuel Carrère déroule l’histoire de la Russie, de l’Europe de l’Est, les convulsions qui agitent le pays depuis 1989, l’incroyable sauvagerie qui l’habite. En creux, il parle aussi de lui, de nous, d’une Europe de l’Ouest bien calée dans son train-train, qui observe avec fascination et crainte le voisin russe. Emmanuel Carrère, c’est la force de ce livre, ne recule pas devant les questions qu’avivent les choix de son personnage. Au contraire, il va de l’avant dans la gêne, la tension, le scandale, l’inconfort, avec une méticulosité d’enquêteur scrupuleux ; allant, comme il le fait toujours, jusqu’à s’ausculter lui-même, chemin faisant.
Malgré la richesse de son sujet, ce qui fait qu’on ne lâche plus ce livre une fois ouvert – c’est son écriture, sans fioritures, puissante, ferme, claire et belle.

Éléonore Sulser,Le Temps, septembre 2011

Emmanuel Carrère et son personnage de roman russe

Après deux récits très forts, Emmanuel Carrère choisit la veine biographique et raconte la vie de l’écrivain sulfureux Édouard Limonov, embrassant l’histoire d’une Russie avec laquelle il tisse de longue date un lien personnel.

Il aurait pu s’appeler Un mauvais sujet, formule parfaite à laquelle avait dans un premier temps pensé Emmanuel Carrère, mais le livre porte le non moins adéquat et percutant titre Limonov, du pseudonyme que s’est choisi dans les années 1970 son sujet, son personnage, en référence au piquant du citron et au mot « grenade » en russe (celle qu’on dégoupille et qui explose).
Après deux livres très différents qui prenaient aussi la forme du récit personnel, Emmanuel Carrère a décidé de tisser une enquête biographique en s’emparant d’un destin pas ordinaire, celui de l’écrivain à la réputation agitée Édouard Limonov. Enquête essentiellement appuyée sur les livres autobiographiques de ce dernier, qui recomposent son parcours, de son enfance misérable en Ukraine à son engagement politique en Russie dans les années 2000 en passant par New York, Saint-Germain-des-Prés et Vukovar en 1991, lors de son engagement auprès des Serbes.
Carrère l’avait croisé, à Paris, dans les années 1980, porté par une bande de francs-tireurs aux idées contradictoires pourvu qu’elles fussent provocatrices, fédérée autour de la revue L’Idiot international de Jean-Edern Hallier.

Remonter l’histoire de l’ex-URSS

Il l’a revu à Moscou, aux débuts des années 2000, toujours agitateur, au sein du parti national-bolchevique cette fois, « Drougaïa Rossia » (« l’Autre Russie »), qu’il avait fondé pour battre Poutine aux élections de 2008 et qui lui valut la prison pour « terrorisme ». Un parti extrémiste vu de ce côté de l’ex-rideau de fer, mais soutenu par bon nombre de Russes aspirant à la démocratie, parmi lesquels la journaliste Anna Politkovskaïa.
Parti pour un reportage, saisi par la ferveur populaire et la singularité de la trajectoire de Limonov, Carrère revient avec une idée de livre. Cette figure va lui permettre de remonter l’histoire du XXe siècle, en particulier celle, fascinante, de l’ex-URSS dont Limonov et son parcours heurté et épris de gloire sont une étrange métaphore.
Mené lui-même par un lien fort et ancien à la Russie, à la fois familial et littéraire, Emmanuel Carrère cerne l’évolution subreptice des mentalités et des opinions.

Un tendre et un larbin

Il s’amuse aussi à croiser les points de vue de Limonov à celles de sa mère, la soviétologue Hélène Carrère d’Encausse, comme dans cette anecdote : saisissant dans la bibliothèque maternelle un exemplaire de Journal d’un raté signé du « Johnny Rotten de la littérature » : « J’ai souri en pensant que l’auteur de cette dédicace devait aussi peu savoir qui était ‘‘Carrère d’Encausse’’, à qui son éditeur lui avait enjoint d’envoyer le livre, que ma mère savait qui était Johnny Rotten. » Sur Gorbatchev aussi, sur lequel les deux se rejoignent.
Carrère enchaîne les scènes et les anecdotes, des bas-fonds de l’underground moscovite puis new-yorkais aux rencontres féminines heureuses ou malheureuses de son anti-héros, mêlant empathie et distance, comme il s’efforce à décrire et comprendre sa propre démarche.
Sujet bien moins fédérateur que ceux de ses précédents livres duquel Carrère triomphe avec une facilité dont on ne doute pas qu’elle n’est qu’apparente. On sent chez lui une tendresse pour la candeur qui se déploie parfois dans ce destin enragé vers la notoriété, jusqu’à faire le larbin quand c’était nécessaire : « Il se tenait, devant lui, comme le moujik qui, tout en servant le barine, attend son heure et, quand cette heure sera venue, entrera par la grande porte dans la belle demeure pleine d’objets d’arts, violera sa femme, jettera le barine à terre et le rouera de coups de pieds en riant de triomphe. » Roi du crime, idole mondaine, rock star ou poète maudit, peu importait au fond l’uniforme.

Sabine Audrerie,La Croix, septembre 2011.

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