— Paul Otchakovsky-Laurens

220 satoris mortels

François Matton

220 satoris mortels : un livre qui serait l’envers de toute histoire. Pas de personnage identifiable, pas de narrateur, pas de récit linéaire. Et pourtant : des visages, des corps, des situations, des moments de crise, du désir, et même du suspens (que se passe-t-il au juste ? chance ou malchance ? dans quel sens tourne le vent ? comment cela va-t-il se finir ?). Des instants se succèdent qui sont autant de basculements dans l’espace indistinct qui se tient à l’arrière-plan de toute histoire.


 

Succession de micro expériences verticales, moments de repos infini ou d’angoisse, collection d’instants charnières où le temps et...

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La presse

La joie de n’être rien



Il existe trois façons d’expérimenter l’état de fantôme. Mourir est la première d’entre elles, mais la transformation n’est pas systématique et lorsqu’elle se produit, bien rarement donc, vous vous retrouvez condamné à hanter des ruines en compagnie de hiboux et de chauves-souris ou des relais et châteaux entièrement rénovés dont l’isolation phonique (laine de bois et mousse alvéolaire) rend inaudibles dans les chambres les plaintes lugubres que vous poussez au grenier. Deuxième façon, sans perte humaine celle-ci, il suffit de se couvrir d’un drap percé de deux trous pour les yeux et de fixer à sa cheville un boulet de liège teinté au brou de noix, mais alors Zorro, Spiderman et Sigmund Freud sont aussi de la partie et, comme vous aurez oublié de prévoir un orifice au niveau de la bouche, vous endurerez surtout la malédiction de la soif au milieu de fêtards avinés.

Non, il n’existe en vérité qu’une seule façon d’expérimenter l’état de fantôme et nous la connaissons tous, même si elle ne dépend pas de notre volonté. Bien au contraire, puisque l’opération a lieu précisément dans ces moments où nous décrochons. Notre pied quitte le rail et notre cheveu se détache de la caténaire ; le monde poursuit sa course sans nous. Nous sommes comme hors circuit et cependant hyper-conscients, presque extralucides. Ces épiphanies favorisées par notre subite sidération, François Matton les appelle « satoris », empruntant le mot au bouddhisme (où il désigne l’état d’éveil de Bouddha) comme nous lui avons emprunté déjà « zen » ou « nirvana », non sans approximation sans doute, mais avec reconnaissance, car notre lexique est surtout pourvu en articles et substantifs SM. Voici la définition du satori selon François Matton : « Une suspension du cours des choses. Une suspension du sens de tout. Vertige. Une perte de soi pour une présence de tout. […] Événement sans réel contenu […], trouée soudaine dans le tissu serré de l’existence. »

220 satoris mortels est le recueil des expériences de l’auteur en la matière. Or celles-ci bien souvent recoupent les nôtres, de même que nous verrions tous les mêmes calamars géants si nous plongions tour à tour à vingt mille lieues sous les mers. Ce livre unique en son genre relate cependant une aventure commune. J’ajoute qu’il ne ressemble en rien à ces compilations de rêves que certains écrivains paresseux nous infligent, ne réussissant vraiment à nous communiquer que leurs bâillements (puis il faut encore siffler pour faire cesser leurs ronflements).

Arrêt sur image », nous dit aussi François Matton de ce phénomène, et comme il est avant tout un dessinateur surdoué –  de ceux qui ne peuvent rater un dessin, quand bien même le voudraient-ils : il y a encore un paon qui fait la roue dans leur gribouillis –, il les saisit dans son encre, ces images. Ce sont des natures mortes, des paysages, des animaux, des vanités ou encore des nus dignes d’Egon Schiele. À qui sait enfanter de telles créatures d’un trait de plume, se dit-on, la nécessité d’entortiller celui-ci pour former des lettres doit sembler moins impérieuse !

Et pourtant, les phrases lapidaires et manuscrites qui accompagnent les dessins sont puisées dans le même encrier. Il s’agit à chaque fois de contextualiser précisément l’expérience : «  Quand on ne sait pas du tout ce qu’on comptait faire il y a à peine un instant » (dessin : un escalier qui monte ou qui descend, allez savoir) ; «  Quand on croyait avoir touché le fond mais qu’on découvre qu’il reste de la marge   (un visage rongé de barbe et de souci) ; "« Quand on est si loin de chez soi qu’on a fini par l’oublier » (un âne non moins familier qu’exotique) ; « Quand c’est plus qu’il n’en faut pour notre bonheur » (une botte d’asperges qui fait la paire avec celle de Manet) ; ou : « Quand c’est une première et qu’elle ne déçoit pas  » (un hippopotame).

Car si la légende parfois redouble le dessin, souvent elle s’inscrit en décalage avec celui-ci et l’histoire reste à inventer. C’est à cet instant que le lecteur intervient. Ce rébus ou cette énigme lui est destiné et nul doute alors qu’il croira y lire des épisodes de son petit roman familial, la relation de ses amours, de ses échecs, de ses triomphes. Le satori vous dépouille d’abord de tous vos attributs : «  Oui, vous êtes là, mais ce n’est pas vraiment vous. […] Plus d’âge, plus de sexe, plus de profession, plus de souvenirs. Plus grand-chose. » Et l’on pense alors à Pessoa : « Elle est douce comme de l’eau qui court / La sensation de n’être pas quelqu’un. »

Chaque page du livre tient, pour rester en Asie, à la fois de l’estampe et du haïku. Tout du long s’esquisse en creux une sorte d’autobiographie universelle. Il y a le jouet d’enfant et la tête de mort, « l’effroi, même, carrément. Il faut dire que vous êtes au bord de ce qui ressemble à un abîme. ». La référence au bouddhisme se justifie alors. François Matton nous propose 220 petits exercices spirituels, où le moi se dissout. La singularité de notre relation au monde relève tout à coup de l’anecdote triviale, d’une présomption risible ; dissonance qui brise l’harmonie, laquelle nous est donnée dans ces moments de grâce où nous jouissons de « cet avant-goût de la joie de n’être rien. ».


Éric Chevillard, Le Monde, 22 février 2013

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François Matton, 220 satoris mortels, François Matton lit quelques uns de ses 220 satoris mortels janvier 2013

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