— Paul Otchakovsky-Laurens

À l’Œil Nu

Alice Roland

« Nous avons montré nos culs.
Nous avons trouvé que c’était un excellent métier, meilleur que tous ceux qu’on nous avait recommandés.
Nous avons vu quantité de corps, ceux des hommes et les nôtres, face à face dans l’espace feutré d’un sex-show. C’était très instructif, et pas seulement du point de vue anatomique : surgissaient des questions morales, sentimentales, politiques et même métaphysiques. Des questions sérieuses, en somme – plus sérieuses que nous.
Qui, nous ? Quelques strip-teaseuses réunies là, témoins des jours fastes ou médiocres d’une fabrique...

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Traductions

Italie : Clichy

La presse

Le sex-show retrouvé


Viviana Boudu avait choisi de considérer son travail sous un angle purement documentaire (sous le nom de Vénus, elle était strip-teaseuse à L’OEil nu, un sex-show situé à la périphérie, coincé entre deux bâtiments abritant des bureaux). Comme toutes les employées, pour permettre à des hommes de se masturber, elle a dansé seule, mimé des relations lesbiennes, exhibé ses orifices, joué les mères Fouettard. Elle a fait " ce que beaucoup de femmes rêvent de faire tout en le détestant et que beaucoup d’hommes rêvent de voir tout en le méprisant ". Quelques années plus tard, elle demande à d’anciennes collègues un témoignage sur la manière dont chacune a vécu cette période de sa vie, ce qu’y a représenté le sex-show.


Voilà la fiction proposée par Alice Roland dans un roman aussi intelligent que sensible qui, à la fois Mémoires, reportage, confession et journal intime, joue à traverser les catégories. Victoria se souvient de la clientèle, Samantha dresse un inventaire des lieux et du mobilier. Jane, en ballerine professionnelle (" vulgaire du bas et lyrique du haut "), explique pourquoi le strip-tease est " la quintessence du spectacle ". Miranda livre la lettre bouleversante adressée un jour à l’homme de sa vie. Il souffrait de la voir travailler à L’OEil nu : " Je le fais, lui écrit-elle, pour sortir de l’état de domestication, de la vie domestique. Parce que j’ai passé six mois à la maison, au chômage, à attendre d’être moins étrangère, moins immigrée, acceptable, quoi, à attendre que des gens veuillent bien de moi pour travailler. " Niagara, elle, est devenue strip-teaseuse pour rejoindre son amante. Leur couple se délitait déjà, comme tant d’autres. Au moment du show lesbien avec elle, elle a senti la différence immense entre faire l’amour avec une femme et le faire en obéissant à la grammaire des hommes, à la conception qu’ils s’en font, à leur fantasmatique. Bettina, elle, s’est souvenue de ces " demi-putes admirant le nouveau-né de l’une d’elles ".


Un roman sur l’entreprise


Ainsi les témoignages se succèdent et se complètent, le lieu du travail se construit avec sa camaraderie et ses petitesses, ses plaisirs et ses rivalités. Car, quoiqu’il n’y soit question que de sexe, ce roman, nullement destiné à être lu d’une seule main, est avant tout un roman sur l’entreprise, les collègues, les relations hiérarchiques, les négociations avec la clientèle et une suite passionnante de -réflexions sur les rapports entre sexe et travail. C’est-à-dire sur le travail tout court. Alice Roland fait habilement tourner la caméra autour de ce lieu mystérieux qu’est le sex-show - au centre -duquel trône le souverain cul - et où se joue quelque chose de fondamental, à " la conjonction du désir et de l’argent, de l’individualisme et de la libido de masse ".C’est par ailleurs un roman étrangement nostalgique, un livre sur la fin des choses. Les clients avaient changé (le Pr Vagina, qui, assis sur sa chaise pliante, venait observer les clitoris de très près, n’était plus ce qu’il avait été), les filles étaient devenues des " modèles ", l’inventaire de Samantha s’apparentait à un acte de décès. Puis le pavillon qui abritait A l’OEil nu est tombé en ruine, celles qui y ont travaillé ressemblent aux " derniers locuteurs d’une langue mourante ". A l’heure d’Internet et des réseaux sociaux, le beau roman d’Alice Roland fait vivre cet établissement disparu comme une résurgence des temps anciens.
D’où l’urgence de le lire.
Les écrivains Agnès Desarthe, Camille -Laurens, Pierre Lemaitre et le sociologue Luc -Boltanski tiennent ici à tour de rôle une chronique.



Pierre Lemaitre (écrivain) Le Monde du Livre Mars 2015


Vidéolecture


Alice Roland, À l’Œil Nu, Alice Roland lit quelques pages de ''A l'oeil nu'' octobre 2014