— Paul Otchakovsky-Laurens

Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra

Jean-Jacques Viton

Comme son titre l’indique assez ce nouveau livre de Jean-Jacques Viton est un constat désolé, un genre d’adieu à un monde qui n’a pas tenu ses promesses. Et pourtant, au long de ces pages, sont disposées toutes les raisons, tous les mots qui pouvaient justifier sinon l’espoir, au moins l’étonnement devant la réalité, sa richesse, son mystère inépuisable, ses rencontres. Le texte est scindé en petits blocs, on dirait des poèmes, ce sont des poèmes, mais aussi un texte qui se suit et d’où toute « poésie », il faut entendre tout lyrisme déplacé, est exclue. La poésie est ici suscitée par les rapprochements,...

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La presse

Fusées Viton


Le poète signe un livre de grande sante impressionnant, focus acéré sur la capacité du poème prose à être une pièce de résistance à la dévastation du monde.


Avec plus de quarante livres à son actif, Jean-Jacques Viton s’amuse toujours à miner ses informations biographiques de coquetteries burlesques. Elles font sourire, tant l’humour pince-sans-rire s’allie à l’esprit dadaïste. Par exemple, il se fait naître en 1933, date vérifiable, et mourir, lui, le bien vivant à I’oeil de Sioux, en 1620, à Paris. Les deux précisions ne servent rien, peut-être ouvrent-elles seulement la délicatesse d’une pudeur que Viton a face à la mort elle-même, face à « ce qui vogue en naufrage dans les ruisseaux un dégout où / parfois on accepte les déchets » , et a ce qu’un siècle bien traverse laisse d’histoires illisibles, de hontes, de sidérations, comme de rages infectées. Souvent glissée entre deux vers, voire entre deux phrases de sa prose coupée, comme c’est le cas des rectangles de son nouveau grand livre. Cette histoire n’est plus la nôtre mais à qui la voudra, la pudeur de Viton, proche de l’impassibilité d’un Buster Keaton, infuse et allège le pessimisme lucide a quoi ses livres s’affrontent, relevant patiemment autant ce qui effondre le monde sur lui-même que les minuscules et fragiles accès a ses éclats de joies survivantes. Aussi faut-il entendre, parmi les décombres, ce « j’ai été un peu simpliste comme toujours c’est pénible / tributaire de l’espace page pas de rapport bien précis / la peur du faux que tout ce qui avait été écrit jusque-là / ne corresponde en rien avec le rythme décide et donne » qui ouvre la voix d’un fantôme. Traces bien rares, qu’il faut percevoir entre deux interstices de malheur, mais qui font, comme la voûte du ciel et le noir lointain de sa résonance, le bruissement des feuillages, le clignotement des lucioles, les accentuations des voix étrangères. Et, peut-être l’horizon irréductible d’une volonté de les protéger et de les accueillir.


Ces traces viennent rappeler au journalier de L’Enfer de Dante, au travers de lucioles, toute la scintillante vivifiante des vieux récits, des boucliers graves, des légendes, alors qu’il les voit apparaître dans un remblai et ouvrir, pour lui, terrassé de fatigue, l’autre trame qui, infiniment, déploie le monde. Légende contre légende, du journalier au sous-prolétaire qui rentre épuisé dans ce que l’on appelle son habitation (son Algeco), Jean Jacques Viton parie pour Cette histoire qui n’est plus la nôtre afin que celle-ci devienne le possible du poème. Ce qui revient à nous retournera alors à qui le voudra, l’histoire étant le fagot inéluctable qu’il nous faudra aussi regarder et traverser, voire interroger.


N’importe quel paragraphe serré des proses rythmées dures de Viton, dans leurs variations, leurs collages, leurs entrecroisements et leurs disjonctions, donne l’exemple de ce déport : « mais se dégager de la longue route de mort ce qui compte c’est de ne pas compter regarder le ciel/serre sans un pli et quelques fleurs sans nom », ou encore ceci, qui forme son endurance, « penser à tout ça sous un bougainvillier noter dans le cahier / de notes le vent ne souffle pas sans raison Busana Vecchia détruite en 1888 », « chaque matin choisir ce qui va conduire le jour / longue piste les cloisons extérieures et intérieures sont vides (...) rêver du pré des sons noter les jours ». Le nouage des phrases de Viton, aussi savant que glissé vers une simplicité (apparente) effective, s’offre au lecteur comme a sa propre adresse enfouie : « la nuit descend de plus en plus vite ce n’est pas une erreur / les jetées ne reçoivent plus les promeneuses sans but / disons qu’un choc a été reçu a défait les amarres /pour quitter cet endroit il faut franchir les quais / rejoindre les rives quitter le port traverser les ruines / on restera à regarder le sillage des remorqueurs / à surveiller les barques qui passent sans but le port ».


Suspendue à sa presque chute, tombée vers on ne sait quoi, la page suivante poursuit un même sujet hypothétique, et pose la question : « peut-on oublier son propre nom d’un seul coup » comme dans la passe d’un seul coup de dé « pourrait-on le retrouver du regard sur un mur » dans le même coup de poignet et faire main basse sur le hasard ? Bien sûr que non. Mais ce à quoi le livre de Viton répond forme la voie d’une insubordination non entendue, par quoi surgissent les soulèvements de pensées sensibles, fusées jetées dans l’évidence d’un vide, explosives, colorées, puis noirs et blancs contrastés, coupant l’espace, le ciel, l’horizon...


Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, janvier 2017.


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La mort de Jean-Jacques Viton

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