— Paul Otchakovsky-Laurens

Les personnages de la pensée

Valère Novarina

« Nous sommes des animaux qui ne s’attendaient pas à avoir la parole », affirme Valère Novarina. Ce mystère est au coeur de son théâtre et du poème qui fait advenir des phrases intraduisibles comme « La lumière nuit ». Des mots qui mettent en mouvement la pensée et où apparaît vivement le rapport entre nous, le langage et l’espace : « Il n’existe pas de lieu neutre où s’affrontent les idées, les doctrines, les théories. Il n’y a pas de lieu de la pensée. Le langage s’incarne partout. » La pensée est une personne. De multiples personnages faits de la chair des mots. Intempestifs,...

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La presse

L’hymne à la joie de Valère Novarina


Au théâtre parisien de la Colline avant Villeurbanne et Thonon-les-Bains, l’écrivain franco-suisse offre avec « Les Personnages de la pensée » une épopée géniale, follement athlétique et farceuse.

Le cerveau de Valère Novarina est un cosmos et il vous y précipite. Au Théâtre de la Colline à Paris, cet auteur inclassable, lecteur de saint Augustin et admirateur de Louis de Funès, offre avec Les Personnages de la pensée (P.O.L) une cavale de trois heures et demie gamine et savante, farceuse et liturgique. Ses comédiens, géniaux - et on pèse ici cette épithète -, endossent cette langue comme le dompteur revêt son costume avant de pénétrer dans la cage aux fauves. Ils caressent son mystère, acèrent sa drôlerie, apprivoisent ses démons.
Mais qu’est-ce que ces Personnages de la pensée ? Une nouvelle épopée langagière comme Valère Novarina les affectionne depuis un demi-siècle. L’écrivain né à Genève n’est pas pour rien le fils d’une comédienne - Manon Trolliet - et d’un architecte, Maurice Novarina, qui a peuplé d’églises et de théâtres la Haute-Savoie. Son œuvre est une échelle branlante dressée vers le ciel, une enquête sur Dieu - qu’il ne se lasse pas de définir, convoquant à cette fin le marquis de Sade comme André Breton ou la mystique Madame Guyon. Mais elle est aussi l’estuaire de notre pré sent, de ses rhétoriques boursouflées qu’il détourne, de ses actualités funèbres qu’il allège.
Sortir du cadre, tel est son credo. Pas de psychologie chez l’auteur du Drame de la vie (Ed. P.O.L) où il engendrait 2587 personnages. Pas d’intrigue non plus. Au cachot, Aristote ! Mais des événements en cascade, le verbe déchaîné en action. Ses acteurs n’incarnent pas Scapin ou Hamlet, mais le verbe. Ils lui prêtent leur diaphragme, leur gosier, leur bouche. Ils deviennent la parole qui court à travers le temps. Voyez comment elle prend son élan ici. Un défilé, une manif : en guise de slogans, une demi-douzaine de protestataires lâchent des suites de nombres, un chapelet de chiffres. L’infini comme horizon révolutionnaire.


« Les chiffres sont l’excrément du temps »

La comédienne Agnès Sourdillon, pince-sans-rire comme un enfant philosophe, vous prévient : « Public, prends courage : la suite est nombreuse. » Les banquets de Novarina sont dispendieux, c’est leur grâce. « Personne » nom d’un locuteur – déclare : « Les chiffres disparaîtront. Les chiffres sont l’excrément du temps [...] » Déboule alors « le mort récidiviste » sur un chariot de morgue : « N’y a-t-il point quelque danger à contrefaire le mort ? / A quel âge dois-je quitter mon corps ? / Je m’éteins. Temps, achève-nous. » Deux répliques plus loin, Tire-La-Ridelle pro clame : « Mort à la mort ! »
Dans cet échange, l’ombre du Malade imaginaire de Molière. Et un fameux « Mort à la mort » qui est la devise de Valère Novarina. La suite est un florilège de son art, des morceaux déjà vus, mais rapprêtés. Devant une tribune défilent des grognards de la politique. Ils crachent leur discours mité : une langue de bois en copeaux. Plus tard, on assiste au retour de l’impayable « Raymond de la matière » alias Manuel Le Lièvre. II faut l’entendre déclarer, cravaté comme à la Sorbonne mais en culotte courte comme à l’école enfantine : « Mesdames et messieurs, je vous préviens d’emblée : je suis hostile aux choses, je suis un ennemi de la nature, un adversaire de Dieu [...] ».
Ce Manuel Le Lièvre est un athlète de la pataphysique. II est le texte transmuté en folie sous le regard-baïonnette de son assistante - Agnès Sourdillon -, il dévale le fleuve des théories, il est le coït de la langue et sa petite mort, il est bestial pour tout dire. Comme l’est plus tard Sylvain Levitte jouant « l’infini romancier », petit marquis des lettres parisiennes déroulant « les six cent cinquante-deux premières pages d’un roman dont je suis Tautricier. » II introduit les répliques définitives de Jean, Josette, Marie-Ghislaine etc. Dans votre fauteuil, vous jouissez de cette tentative d’épuisement du langage.


Une guide dans la jungle novarinienne

Souvent aussi, on est boule versé, tant Valère Novarina, secondé à la mise en scène par Céline Schaeffer, sait moduler à l’accordéon à pleurer. En apothéose, la merveilleuse Claire Sermonne, notre guide dans la jungle novarinienne, célèbre la parole comme principe élémentaire : elle est, pour l’auteur, la vie même par-delà l’humain.
Avec sa noblesse d’infante et sa robe de voyante, Claire Sermonne est « l’écrituriste ». Elle se faufile entre les toiles de Novarina qui modèlent l’espace comme pour cartographier un cratère originel. Elle donne la clé d’une œuvre où tout est joie, joie irréductible à une cause, comme l’énonce le philosophe Clément Rosset dans La Force majeure (Les Editions de Minuit). Ce théâtre est une digue contre le malheur. II est jubilation.


Alexandre Demidoff, Le Temps, 28 novembre 2023



Valère Novarina met le feu à la langue


Le metteur en scène livre, au Théâtre de la Colline, à Paris, un plaidoyer pour la souveraineté du verbe

Ce n’est pas un spectacle qui fera polémique. Pourtant il est, sur le plan politique, l’un des plus offensifs de cet automne théâtral parisien. De retour à La Colline où, en plus de vingt ans, il a créé six de ses textes, l’auteur metteur en scène Valère Novarina dépose sur le grand plateau un plaidoyer irrésistible pour la souveraineté de la langue. Agé de 81 ans, l’artiste est d’une insolence juvénile et d’une lucidité mordante. Au soir de la première, Les Personnages de la pensée (publié par ailleurs chez P.O.L, 288 pages, 18 euros) a allumé le feu dans les rangs du public.
Giclées de mots, précipités d’adjectifs, flux de néologismes, intrusions d’anglicismes, torrents de phrases, irruption de récits et de dialogues bien ordonnés dans des volées hagardes de patronymes inventés, de phonèmes trafiqués et de syntaxes démantibulées : depuis toujours, il n’y a qu’un dieu qui vaille sous la plume de Novarina, c’est le verbe. II est ici pris en charge par une bande de comédiens exceptionnels qui le font entendre avec un éclat remarquable.
Certains sont des vétérans de la tribu novarinienne, d’autres viennent d’être adoubés. C’est une panoplie de talents qui investit les planches, sans leader qui tienne la dragée haute à des seconds rôles ou des faire-valoir. Même le régisseur (Richard Pierre, rebaptisé « l’Ouvrier du drame ») a voix au chapitre. L’auteur voulait imaginer un parcours dynamique pour chacun. Des deux musiciens qui jouent en live aux dix comédiens, il a réussi son coup. Respect admiratif pour ces interprètes dont les corps véhiculent sportivement les pages d’un texte luxuriant. Transbahutée par les va-et-vient de la troupe, la parole se balade : elle se hisse au sommet d’estrades, de tabourets, d’escabeaux; elle profère depuis des pupitres improvisés ; elle se superpose aux toiles colorées signées par l’artiste.
Le décor est un atelier de peintre sans cesse reconfiguré dont le metteur en scène taquine les limites, histoire de montrer qu’aucune frontière tangible ne saurait contraindre sa verve poétique entre quatre murs. Les comédiens balancent des objets en coulisses. Une pièce de Jean Racine (Britannicus) tombe des cintres. Une fontaine de faux sang jaillit du parquet. Disposés l’un côté cour et l’autre côté jardin, un chien en stuc et une mobylette rouillée, qui figeaient, en préambule, la scénographie entre leurs masses inertes, sont dégagés des lieux. L’espace est un couloir latéral, vertical et profond où l’immobilité n’est pas de mise. L’air circule. Les propos également.


Débord des minutes

Le verbe est roi dans une représentation dont la durée (trois heures trente entrecoupées d’un entracte) est en elle-même un défi aux fatigues de fin de journée. Mais cette longueur (plus vivement ressentie en première partie, ce qui dissuade à tort quelques spectateurs de rester jusqu’au bout) travaille pour l’auteur. II a besoin du débord des minutes pour nettoyer les cerveaux de ce qui les parasite et contre quoi il s’insurge : une langue efficace au service d’une communication réductrice. Le formatage des esprits est dans sa ligne de mire.
On n’est ainsi pas près d’oublier la solution préconisée pour régler la question du genre. Plutôt que de trancher entre neutre, masculin et féminin, Valère Novarina propose de remplacer les voyellespar le son « u ». « Et tu veru que nu purviendru purfutement u nu cuprendre », prophétise, lors d’une séquence hilarante, l’excellent Manuel Le Lièvre. Des scènes de cette nature, subtiles, parodiques et caustiques, le texte n’en manque pas. Elles surgissent au dé botté et font souffler sur les poncifs et leurs faciles raccourcis le vent ironique de la critique.
L’artiste vit dans son siècle. II en déplore le peu de spiritualité. II en regrette le matérialisme forcené. II le fait savoir lors d’épisodes ciselés qui ne nomment jamais frontalement les sujets mais les décalent vers la métaphore, la caricature ou la parabole. Qu’ils abordent la question du genre, de la foi, de la lutte des classes, de la novlangue, des progrès de la science et de la technologie, ces règlements de comptes sont pour les acteurs des plages de jeu rêvées. Mais le plus souvent, dans ce spectacle, la langue n’est au service que d’elle-même. Elle ne raconte aucune histoire, ne milite pour aucune autre cause que son infinie capacité à transformer les voyelles et consonnes en une partition que déchiffrent les acteurs.


Articulation facétieuse

Lorsque le son l’emporte sur le sens, il n’y a plus rien à comprendre : « Que l’univers poursuive hors de nous sa propre logique ! », s’exclame un personnage baptisé « l’Enfant mordant le sol seul contre tous ». Exit la raison et le normatif. La jubilation atteint des sommets lors d’un monologue du comédien Sylvain Levitte qui, dans le rôle de « l’Infini Romancier », empile les uns derrière les autres des propos elliptiques dont l’articulation facétieuse (au passé simple qui plus est) est un exercice de grande virtuosité.
Le spectacle n’est pas toujours aussi gratifiant. II arrive que l’ennui et l’agacement guettent devant une représentation un brin narcissique : au fond, pourrait-on chipoter, une langue s’autocélèbre devant les toiles mêmes du maître de cérémonie. C’est vrai. Mais le miracle a lieu. Cette langue, qui ne sert en apparence à rien parce qu’elle n’a pas l’utilité marchande d’un bien matériel, qui oppose à la maigreur d’éléments de langage la profusion de son vocabulaire, qui liquide les formules toutes faites pour leur substituer l’abondance de son imaginaire, qui refuse d’être appauvrie et domestiquée, est un outil d’émancipation et une arme de résistance. C’est en ce sens que ce spectacle est l’un des plus politiquement offensifs de cet automne parisien. « La parole ne nomme pas, elle appelle », conclut un des personnages.


Joëlle Gayot, Le Monde, 11 novembre 2023


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