— Paul Otchakovsky-Laurens

La Centrale

Prix du Livre France Culture Télérama 2010

Elisabeth Filhol

« Quelques missions ponctuelles pour des travaux routiniers d’entretien, mais surtout, une fois par an, à l’arrêt de tranche, les grandes manoeuvres, le raz-de-marée humain. De partout, de toutes les frontières de l’hexagone, et même des pays limitrophes, de Belgique, de Suisse ou d’Espagne, les ouvriers affluent. Comme à rebours de la propagation d’une onde, ils avancent. Par cercles concentriques de diamètre décroissant. Le premier cercle, le deuxième cercle… Le dernier cercle. Derrière les grilles et l’enceinte en béton du bâtiment réacteur, le point P à atteindre, rendu inaccessible pour des raisons de sécurité, dans la...

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Traductions

Allemagne : Nautilus Verlag | Espagne (castillan) : Anagrama | Italie : Fazi | Suède : Sekwa

La presse




Au cœur du réacteur


Dans un premier roman surprenant, Élisabeth Filhol décrit le quotidien d’ouvriers intérimaires dans le nucléaire. Une vie calquée sur le rythme des centrales, entre danger, solitude et précarité


Ce sont les ouvriers de l’invisible. Ils se glissent au cœur des centrales nucléaires, vivant au rythme des embauches saisonnières et des trois-huit quotidiens, faisant le sale boulot pour de maigres salaires, côtoyant en permanence le risque et la précarité. Ils sont plusieurs milliers à sillonner la France ou les pays limitrophes en quête d’un nouveau contrat : peuple nomade que soudent les inquiétudes, le goût de la marge et la mise en commun des repas et des frais de logement. Une seule obsession : « la gestion de la dose », comprendre « vingt millisieverts », la quantité maximale de radiations supportable par homme et par an.

À chaque intervention, les hommes d’une même équipe se répartissent une parcelle de l’ensemble, chacun travaillant quelques minutes, tenue de scaphandrier sur le dos, avant de ressortir et laisser sa place au suivant. Dépassé le seuil critique, ils se trouveraient hors circuit pour plusieurs mois ou, pire, irradiés. Les auvents des mobile homes bruissent d’histoires de blocages psychologiques ou de forfaits sur le terrain, de ces récits de trahison, chacun pointant celui qui a craqué en redoutant d’être pointé un jour.

Ils sont soudeurs, robinetiers, mécaniciens, électriciens ou ouvriers non qualifiés. Ils vivent le plus souvent entre camarades dans des caravanes, mais aussi parfois en famille. Ils se déplacent de site en site (la France compte dix-neuf centrales), au gré des « arrêts de tranche », ces interruptions régulières du fonctionnement des réacteurs, pour permettre l’accès aux zones normalement confinées, le remplacement du combustible usé, les inspections de contrôle et les travaux de maintenance. « Quels sont vos projets ? Je lui dis, en avril le Blayais, et en mai Tricastin. »

Élisabeth Filhol a choisi ces hommes (les femmes sont plus rares à suivre le même itinéraire) pour sujet de son étonnant premier livre. À travers le regard d’un jeune ouvrier et grâce au récit de ses souvenirs, elle va décrire de l’intérieur l’univers de « la centrale » (nom qu’on donne ailleurs aux centres de rétention). Un véritable corps vivant, avec sa présence massive, fascinante et effrayante, ses niveaux de sécurité, son jargon professionnel, ses codes… Le personnage, dont le meilleur ami, Loïc, a jeté l’éponge un an plus tôt, vient d’être victime d’un incident. Il attend le diagnostic ; pour lui, le couperet est-il plutôt celui de la santé ou de l’arrêt de travail forcé ? « Chair à neutrons. Viande à rem. On double l’effectif pour les trois semaines que dure un arrêt de tranche. Le rem, c’est l’ancienne unité, dans l’ancien système. Aujourd’hui le sievert. Ce que chacun vient vendre c’est ça, vingt millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. Et les corps peuvent s’empiler en première ligne, il semble que la réserve soit inépuisable. J’ai eu mon heure. J’ai été celui qu’on entraîne à l’arrière du front. » Cette guerre se mène en silence, dans l’illusion de liberté que donne l’imprévu de la route et les agences d’intérim. « Nomade, ce n’est pas l’exploration continue de nouvelles terres, c’est une façon d’être en boucle, mais alors sur un territoire suffisamment vaste. »

Roman social, La Centrale captive et interpelle, traversée de bout en bout par une tension difficile à apaiser, telle une cocotte-minute au bord de l’explosion. Au-delà des questions de la gestion industrielle de l’énergie nucléaire, de l’écologie, de la réduction toujours plus grande des coûts, et au-delà d’un possible engagement politique (qui jamais ne sourd exagérément de ces pages), la grande pertinence du projet d’Elisabeth Filhol est de chercher à comprendre non seulement le fonctionnement propre de cet univers méconnu, mais aussi le sens de ces choix difficiles et risqués. Que viennent-ils chercher là, ces hommes ? Quelle est leur vie personnelle, quelles sont leurs motivations ? Où puisent-ils la force de cet engagement total que le poste requiert ? « Vous connaissez les gestes. Des gestes simples que vous refaites mentalement, on vous l’a dit, la difficulté n’est pas dans le geste. » Et derrière tout cela le spectre de l’accident, toujours possible malgré les normes strictes, comme celui de 1986 près de Tchernobyl, en Ukraine, dont l’auteur fait le récit bref et glaçant, minute par minute.

Pour chacun d’eux, il sera difficile de s’arracher à l’emprise qu’exerce la centrale sur leur quotidien, leur passé, leur avenir. Et ce, bien au-delà d’un périmètre géographique qui serait sa zone d’influence. Très judicieusement, la romancière évoque la notion de « sas », à l’intérieur du complexe même, dans les procédures de travail et de sécurité. Mais aussi à l’extérieur, en arrivant ou en retournant vers la normalité, au café ou sur le parking. Ce « besoin d’une zone tampon » figurant une nécessaire décontamination, non chimique, mais morale, comme si les deux mondes ne pouvaient se penser ni se vivre ensemble.


Sabine Audrerie, La Croix, 7 janvier 2010



Chair à neutrons


Le quotidien des techniciens itinérants dans l’univers froid et anxiogène des centrales nucléaires. Un premier roman précis, à hauteur d’homme.


Elle est un peu comme le Moloch de la Bible. Ou comme l’usine divinisée du Metropolis de Fritz Lang qui dévore ses ouvriers. Un dieu et un monstre à la fois, sans affect, énorme et froid, imperturbable, « impénétrable, indestructible ». Un corps de béton gris dans lequel sommeille « une énergie colossale, contenue, tout est là, dans un confinement qui ne demande qu’à être rompu pour donner toute sa mesure ». Elle, c’est « la centrale »  entendez, plus précisément, centrale nucléaire, et même CNPE, Centre nucléaire de production d’électricité ; non seulement décor, mais objet, voire sujet, de ce premier roman remarquable. Pleinement ancré dans le monde contemporain. D’une construction faussement simple  de fait, très savamment architecturée, disloquant notamment la chronologie de façon troublante. D’un bout à l’autre fermement conduit par Elisabeth Filhol, dont la phrase élastique, volontiers longue et jalonnée d’incises dès lors qu’elle s’emploie à patiemment et rigoureusement exposer ou décrire  un paysage naturel ou industriel, une situation, un rêve, sait aussi se faire courte et nerveuse lorsqu’il s’agit d’épouser les pensées, les désarrois, l’anxiété ou l’effroi de ses personnages.

Il n’y a là pas d’ambiguïté : c’est à leurs côtés que se tient l’écrivain. Dans le camp des hommes  et non dans celui, sans âme et sans coeur, de la centrale. Au plus près donc de Yann, le narrateur du roman, jeune homme qui, de mars à octobre, avec des milliers d’autres comme lui intérimaires et précaires, traverse la France, d’une centrale nucléaire à une autre  il y en a dix-neuf en tout, pour accomplir son travail de maintenance des réacteurs. Outre Yann, on croisera aussi Loïc, Jean-Pierre, Bernard, d’autres encore... Les uns accomplissant leur tâche avec raison et componction  d’autres mus davantage par le goût du risque, une dépendance à l’adrénaline. Quoi qu’il en soit, composant tous ensemble une fratrie masculine, itinérante, hiérarchisée mais solidaire, « chair à neutrons » unie par sa mission commune, par aussi la conscience du danger, de la menace omniprésente de l’irradiation, de la surexposition – menace qui, au fil du roman, ne cesse imperceptiblement de s’amplifier et de s’intensifier.

Extrême précision documentaire et narration très incarnée : Elisabeth Filhol tient ces deux fils, les suit l’un et l’autre, les croise et les tisse, pour former un tissu romanesque extrêmement original et convaincant. La minutie froide, radicale, presque envoûtante des développements techniques et scientifiques, qui sont comme autant de plongées hyperéalistes dans le monde de l’industrie nucléaire ou dans celui, infiniment petit et anxiogène, de l’atome et de la fission, participe pleinement du dispositif narratif de La Centrale. Confrontant la fragilité des hommes à la froideur, la complexité, l’inaccessibilité, mais aussi la séduction puissante de la technologie. Interrogeant, sans militantisme mais avec beaucoup d’humanité, la validité du sacrifice que le monde moderne exige de l’homme.


Nathalie Crom, Télérama, 6 janvier 2010



Main-d’œuvre en fission


Elisabeth Filhol raconte les ouvriers du nucléaire.


Comment regardera-t-on une « usine nucléaire » après avoir lu la Centrale ? Mille fois plus angoissé qu’avant. Tout le monde a vu, en vrai ou en photo, les énormes cheminées qui, par temps clair, laissent échapper d’épais nuages de vapeur, aperçus de loin, car les sites nucléaires sont inaccessibles pour d’évidentes raisons de sécurité. Nul n’ignore ce danger irréel et monstrueux, propre, silencieux, imperceptible et néanmoins omniprésent. La Centrale est un roman sur ce danger, un roman terrifiant qui ne raconte pourtant pas les « risques du nucléaire » en général, comme le ferait un livre documentaire écologiste, ou simplement scientifique. La Centrale s’intéresse aux hommes et rares femmes employés, ou plus exactement maltraités : la vie et le travail des sous-traitants du nucléaire, cette main-d’œuvre qui fait l’affaire d’EDF puisque, s’agissant d’intérimaires, elle n’est pas responsable des irradiations trop fortes et donc possiblement fatales. La Centrale est un premier roman et il est époustouflant.

Rien apparemment ne prédisposait Elisabeth Filhol à l’écriture. Après des études de gestion, son expérience professionnelle s’accomplit en milieu industriel : audit, gestion de trésorerie, analyse financière et conseil. Et voilà qu’à 44 ans Elisabeth Filhol démontre qu’elle est une écrivain, mais aussi qu’elle est plus préoccupée des hommes au labeur que de prospérité économique. Son style tient dans une minutie extraordinaire pour décrire les gestes et les humeurs de ces quasi-extraterrestres, saisonniers dans les centrales de France, qui connaissent le calendrier des grandes manœuvres – travaux de réfection ou de maintenance d’un bâtiment, nettoyage d’une piscine de réacteur – et affluent, en mobile home, de Belgique, de Suisse ou d’Espagne. Elle raconte Loïc et ses compagnons de road-movie qui jonglent avec la précarité comme jadis la famille Joad et les milliers de fermiers victimes de la Grande Dépression.


Danger.


Il y a dans la Centrale quelque chose qui évoque les Raisins de la Colère. Mais si les agriculteurs de Steinbeck n’ont pas d’autres choix que de louer leurs bras à n’importe quel prix, les ouvriers d’Elisabeth Filhol, pour échapper au chômage, ont pris, eux, la décision insensée de se mettre en danger. Condition assurée de trouver du travail certes, mais aussi chez la plupart un jeu de trompe-la-mort qui les entraîne à toujours rempiler, à aller d’une centrale à une autre, malgré les « doses » radioactives avalées. Certains – rares – calent. « Il se tient au bord de la piscine, vide. Il regarde les hommes en bas. A genoux, avec brosse et serpillière, ils nettoient la dalle, des hommes en combinaison blanche comme lui et heaume ventilé chargés de résorber la contamination ; après être descendus, ils se sont mis au travail, quelques mètres carrés chacun, dans le décompte des surfaces comme dans le calcul des doses, cette dose collective théorique à répartir entre les intervenants, il suffit que l’un d’entre eux manque à l’appel, soit une unité au dénominateur, et le compte n’y est plus.» Bernard craque, alors que, à « l’entraînement, ils ont vu un gars solide […] Il ne peut pas descendre. Il sait qu’il ne pourra pas le faire. Il ne le sait pas à la manière d’un bipède doué de parole et raisonnable, mais d’instinct […]. Les gars de la première vague ont eu leur dose. Maintenant c’est à eux de jouer, lui Bernard et ses collègues qui attendent le début de l’intervention habillés comme lui en tenue de Mururoa »


Erreurs.

Elisabeth Filhol n’ignore rien de ce qui « est à l’œuvre au cœur du réacteur ».« En salle de contrôle, un agent appuie sur le frein. Deux, puis quatre, puis huit neutrons libérés, et la réaction s’emballe. L’idée, n’en laisser libre qu’un seul et absorber les autres. Le nucléaire civil, c’est ça. Le ronronnement d’une chaudière. Un neutron, une fission. Une fission, un neutron. »Le récit qu’elle tire de la catastrophe de Tchernobyl, minute après minute, se lit comme un polar. Au commencement, ce vendredi 25 avril 1986, « un arrêt ordinaire pour travaux de maintenance de la tranche numéro quatre à la centrale Lénine sur les rives de la rivière Pripyat en Ukraine ». La fin, on la connaît. Mais on découvre, interdit, les sommes de petites erreurs humaines qui y ont conduit. Les approximations, les messages mal transmis, les ordres « contraires à la procédure » stupidement passés par les chefs aux opérateurs qui savent et pourtant obéissent. Car, en nucléaire comme en toute chose, obéir ou désobéir reste finalement la seule question qui vaille d’être posée.


Béatrice Valleys, Libération, jeudi 7 janvier 2010.



Au cœur de la centrale


Ce premier roman plonge dans l’univers du nucléaire mais va bien au-delà, notamment grâce à son écriture.


Une silencieuse variation en blanc, évoluant entre deux vides très dangereux, avec parfois des angles gris ou des à-plats de métal. Au coeur de la variation, s’expose une large et profonde tache bleue, aquatique. Tel pourrait être ce beau premier roman d’Élisabeth Filhol (née en 1965), entre Mondrian et Malevitch, carré blanc sur fond blanc. Le récit se déroule à Chinon (Indre-et-Loire) puis au Blayais (Gironde). Il ne quitte toutefois jamais la " centrale ", l’une des dix-neuf centrales nucléaires françaises en activité. Car le centrale n’a ni lieu ni paysage : c’est un unique labyrinthe qui s’étend de site en site.
Où qu’ils se trouvent, au nord comme au sud, les ingénieurs et les ouvriers évoluent en moines-soldats muets d’une abbaye de sas et de passages où tout n’est que norme et procédure. Ils portent combinaisons ou scaphandres, munis d’outils précis et de compteurs. Les réacteurs eux-mêmes ne produisent qu’un sourd sifflement imperceptible. Au coeur de cette liturgie : la piscine d’eau borée qu’on emploie avant de décharger et recharger les assemblages d’uranium. C’est pourquoi le bleu est la vraie couleur du nucléaire.
Le narrateur de La Centrale n’appartient pas à l’élite des statutaires mais à l’ordre mineur des " prestataires " employés par les sous-traitants d’EDF. C’est un homme de blanc et de silence, lui aussi. Comme ses compagnons, il parcourt la France d’un site à l’autre pour les « arrêts de tranche » et la maintenance des réacteurs. Il a subi une contamination supérieure aux seuils fixés par le principe de précaution, à la suite d’un geste qu’un comité analyse minutieusement afin de perfectionner encore la sécurité. Commence alors, pour lui, un temps de vide à la recherche d’un emploi dans les zones non dangereuses des centrales. Après, si le taux redevient normal, il pourra passer à nouveau les sas.


Sentiment d’injustice et révolte personnelle rapidement réprimés


En attendant, l’homme se découvre un corps, celui qu’on ne cesse d’évaluer. Sans quitter sa réserve, il raconte ses chefs d’équipe ou ses compagnons ; quelques drames parfois ; des engagements héroïques, également. Comme au couvent, comme à l’armée. Le récit se clôt par la description froide et raisonnable de la catastrophe de Tchernobyl telle qu’on la dissèque dans les cours de formation : le répertoire complet des fautes à ne pas commettre, dont la lecture est, chez Élisabeth Filhol, d’autant plus saisissante.


Formée à Paris-Dauphine, travaillant en milieu industriel, celle-ci fait preuve de grandes qualités d’écriture. Elle sait également, par petites touches, évoquer le sentiment d’injustice et la révolte personnelle rapidement réprimés par son personnage : soit par autodiscipline soit par nécessité – il ne veut pas perdre son travail.
La complexité des conséquences d’une gestion économique toujours plus stricte s’exprime là aussi par quelques scènes brèves entraperçues ou des répliques surprises au vol. Une réussite.


Jean-Maurice de Montremy, Le Journal du Dimanche, 10 janvier 2010



Chair à neutrons : pour quelques millisieverts


Très maîtrisé, le premier roman d’Élisabeth Filhol plonge au cœur des réacteurs, dans le monde angoissant et fraternel des précaires de l’énergie, des nomades de l’irradiation.


Elle est là. Qu’on la devine de loin sous les nuages de vapeur blanche, qu’elle apparaisse soudain derrière les roseaux, elle s’impose d’emblée. On n’y arrive pas par hasard, à la centrale. Chinon, Tricastin ou Blayais, à quelques détails près elles sont identiques. Interchangeables aussi sont les DATR : « directement affectés aux travaux sous rayonnements ». Salariés d’EDF ou d’Areva, ou employés par des sous-traitants, voire intérimaires, comme Yann, dès qu’un « arrêt de tranche » est annoncé, ils convergent vers elle « comme à rebours de la propagation d’une onde ». La centrale impose son espace. Sur cent cinquante hectares, des bâtiments réglementairement espacés, des enceintes, des sas. Tout se structure autour du centre inaccessible, le coeur, le point chaud du réacteur où naît l’énergie : codes de couleur, de la froideur du bleu et du vert au jaune et au rouge qui signalent les zones chaudes. Un arc-en-ciel en phase avec l’adrénaline des hommes du nucléaire. Elle impose aussi son temps, qui ne connaît qu’un rythme, celui de l’érosion de la « dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants » : vingt millisieverts. Un capital qu’il faut préserver coûte que coûte pour pouvoir travailler toute l’année. « Gérer ses doses », c’est la préoccupation des DATR, « chair à neutrons », « viande à rem », à la merci d’un « point chaud », d’un incident. C’est ce qui est arrivé à Yann, le narrateur : lors d’une intervention, il voit une pièce qui n’aurait pas dû être là. Le temps de la prendre en main, le dosimètre s’emballe. Il va probablement être mis sur la touche. C’est ce moment-là que choisit Élisabeth Filhol pour nous embarquer dans cette franc-maçonnerie des travailleurs du nucléaire. Derrière l’histoire de Yann, il y en a bien d’autres. Ceux qui se shootent à l’adrénaline, ceux qui arrêtent, ceux qui refusent dès la première fois, et ceux qui deviennent des anciens, experts, rassurants, amicaux, combatifs. « EDF encaisse les profits vous encaissez les doses. » On parle de formations raccourcies, de précarité, de stress, de suicides. « Et l’homme, quel est son point de rupture ? » On se serre les coudes, partage les mobile homes dans les campings, et le soir, sous les auvents des caravanes, ces nomades de l’énergie réinventent un mode de vie. Sans effets, d’une belle écriture calme et grave, ce premier roman épatant de maîtrise d’Élisabeth Filhol nous invite à cette plongée en eau lourde, dans ce monde dont la devise pourrait être technicité, précarité, fraternité.


Alain Nicolas, l’Humanité, 15 janvier 2010



Irradiations


À chaque nouveau contrat , la question du logement se pose. Un vrai casse-tête. Ces travailleurs sont des intérimaires, engagés pour des travaux quasi routiniers. Mais à la précarité s’ajoute le stress, le risque de contamination quand le dosimètre s’emballe. Un peu de fatigue, un manque de vigilance et c’est l’irradiation maximale, l’impossibilité de reprendre le travail les jours suivants. Ils se sentent presque en faute, les jambes flageolantes et la tête explosée. C’est par milliers qu’ils se rendent dans les dix-neufs centrales nucléaires françaises, se déplacent de Chinon au Blayais, obtiennent le job plutôt facilement, après une formation théorique de quelques jours et un entraînement sur le simulateur. Mais le premier matin où la centrale apparaît « en vrai », elle leur semble impénétrable, indestructible, séduisante.
Élisabeth Filhol nous immerge dan ces existences où le quotidien et le danger se mettent en ménage. Son écriture est tendue comme la menace qui plane ne permanence sur ces lieux mystérieux où tout peut basculer. Car il y a les morts , les fissures, les irradiations, mais également les syndicats, le bar d’en face, le badge magnétique qui permet de passer en zone contrôlée et de devenir quelqu’un d’autre. Avec un talent sûr, un ton faussement mesuré, la romancière évite l’emphase et l’empathie, choisit la description clinique, les phrases courtes, comme pressées par le temps. La bête semble tapie dans l’ombre, prête à bondir pour tuer, se répandre insidieusement dans le ciel bleu, les eaux de source. Ce premier roman nous fait magnifiquement sentir l’attirance et la répulsion de tous ces hommes pour la centrale, vivante, dévoreuse mais sensuelle comme une femme qu’ils veulent pénétrer.


Christine Ferniot, Lire, février 2010



Sous-traitants du nucléaire


Voici sans doute le plus saisissant premier roman de récente mémoire. Élisabeth Filhol, dont on sait juste qu’elle a vu le jour en 1965 à Mende (Lozère) et vit à Angers, fait une entrée spectaculaire en littérature avec La Centrale.


On y découvrira un décor rarement usité dans la fiction contemporaine, celui de l’industrie nucléaire et de ses centrales – il en existe 19 sur notre territoire qui « alimentent le réseau afin que tout un chacun puisse consommer, sans rationnement, sans même y penser, d’un simple geste ». Un monde de silence et de crainte où plane sans cesse le risque de surexposition aux radiations, où la catastrophe de Tchernobyl reste gravée dans les esprits.

Le roman d’Élisabeth Filhol se déroule dans des installations plantées au milieu de no man’s lands à l’écart des villes afin de limiter l’impact en cas d’accident. Le narrateur, Yann, fait partie des agents de maintenance des employés de sociétés prestataires qui se déplacent d’un site à l’autre aux quatre coins de la France. Pour ça, il a suivi une formation technique et théorique, s’est entraîné préalablement autour d’un simulateur dans un « chantier école » sur les rives de la Gironde, dans le Blayais.


Hors circuit


Matricule en tenue de cosmonaute, Yann opère dans une centrale où trois salariés se sont suicidés à quelques mois d’écart. Lui est là pour trois à quatre semaines, on appelle cela un « arrêt de tranche », chargé d’intervenir à l’ouverture des générateurs de vapeur. Yann loge dans une caravane posée sur un camping, en colocation avec un certain Jean-Yves, qui travaille de nuit. Problème, Yann a atteint la dose, dépassé le quota d’irradiation, les 20 millisieverts autorisés au cours d’une année, il risque d’être mis hors circuit...
L’écriture d’Élisabeth Filhol est nette, précise, elle saisit parfaitement des êtres sédentaires et solitaires évoluant comme ils peuvent, toujours au bord de la rupture, dans un monde mécanique et froid. Le résultat donne un texte totalement singulier qui se révèle à la fois intense, dérangeant et hypnotique.


Alexandre Fillon, Sud-Ouest, 17 janvier 2010



Les soldats de l’atome


Des ouvriers sont envoyés à la mort dans une centrale nucléaire. Un premier roman à couper le souffle sur le monde du travail dans ce qu’il a de plus extrême.


Quand ils ne se ridiculisent pas dans des clips, les membres du gouvernement travaillent à « changer le monde » pour le rendre meilleur. Ainsi Xavier Darcos, ministre du Travail. Alerté par la vague de suicide chez France Télécom, il a aussitôt pris la mesure qui s’imposait : créer le " prix du roman d’entreprise ", décerné à un écrivain « qui aura su aborder la question de l’homme dans le monde du travail ». And the winner wasLes Heures souterraines, livre plutôt fade de Delphine de Vignan sur le harcèlement moral. Éspérons seulement que le très beau roman d’Elisabeth Filhol, La Centrale, ne sera pas à son tour gratifié d’une récompense aussi grotesque : cette plongée au coeur de l’industrie nucléaire, oeuvre littéraire d’une justesse et d’une intelligence rares, ne mérite aucunement d’être affublé d’une estampille aussi ridicule que déplacée.
Ce monde de l’entreprise, l’auteur, qui a réalisé des missions d’audit, le connaît de l’intérieur. Pour autant, Elisabeth Filhol ne signe pas un témoignage, encore moins un document. La Centrale, son premier livre, est un roman à part entière. Il dépeint avec âpreté les conditions de travail et de vie des intérimaires affectés au nettoyage des réacteurs des centrales, « ces trimardeurs du nucléaires », comme les a baptisés Catherine Pozzo di Borgo, qui leur a consacré un documentaire l’année dernière. Travailleurs « Kleenex », ces ouvriers nomades vont de centrale en centrale, vivent dans des mobile-homes et se retrouvent au chômage dès qu’ils ont atteint la dose de radioactivité admissible. « Ce que chacun vient vendre, c’est ça, vingt millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. »

Récit à la première personne, La Centrale fait entendre la voix de l’un de ces invisibles. Une voix blanche et anonyme qui expose avec une précision implacable, presque technique, l’existence précaire de cette « chair à neutrons ». les phrases courtes, dépouillées et limpides, racontent l’itinérance, les longs trajets en voiture, la vie en communauté forcée dans les campings, la pression, la peur qui gagne parfois face au danger.
« Effectivement, c’est dangereux, mais il faut bien le faire, et quand on accepte ce genre de contrat, des missions on en trouve partout », lâche le narrateur, dont le discours est empreint d’une résolution à la fois pragmatique et mélancolique. Mais certains craquent, désertent. Comme Bernard, pourtant « un gars solide », qui, tétanisé, se révèle incapable de descendre dans le sarcophage en béton : « c’est un engagement massif de tout le corps contre la volonté, si tant est que la volonté, depuis qu’il est entré ici, ait eu son mot à dire. » Car voilà, tous ces vacataires sont là parce qu’ils n’ont pas le choix. C’est risquer sa peau, livrer son corps au rayonnements, ou pointer à Pôle emploi. Les techniciens se rendent sur leur lieu de travail comme les soldats vont au front, parce qu’ils y sont acculés. Ainsi est d’ailleurs évoquée l’arrivée d’une équipe qui vient prendre la relève : « comme en première ligne à la sortie des tranchées, celui qui tombe est remplacé immédiatement. » Entre ces hommes, compagnons d’un nouveau genre, s’instaure une solidarité pudique, souvent taiseuse, loin des démonstrations de fraternité virile.
Cette solidarité s’avère vitale dans une entreprise dont la déshumanisation frappe brutalement dès les premières pages du livre, qui s’ouvre sur un décompte morbide. Trois salariés se sont suicidés au cours des trois derniers mois ; « trois frères d’armes, tous trois victime de la centrale et tombés sur le même front. » Bien sûr, on pense immédiatement à France Télécom et à la question de la souffrance au travail qui a alimenté les débats de cet automne. La Centrale se fait en effet l’écho glacé de cette réalité sociale déjà abordée au cinéma (Ressources humaines de Laurent Cantet, Violences des échanges en milieu tempéré de Jean-Marc Moutout ou encore Sauf le respect que je vous dois de Fabienne Godet), mais jamais de façon aussi saisissante en littérature.
Le roman d’Elisabeth Filhol n’est évidemment pas la meilleure publicité qui soit pour Areva, mais n’a rien à voir avec un simple brûlot antinucléaire. Ce qui fait de La Centrale un texte aussi fort, c’est qu’il vaut comme métaphore d’un système qui érigé le précariat en norme et qui, sous la pression économique et la recherche du moindre coût comme sous l’effet de radiations, a muté en machine à broyer ses employés. Filhol rend compte de ce processus en opérant tout au long du livre un glissement sémantique subtil. La centrale acquiert les qualités d’un organisme vivant avec l’eau de la Loire qui « coule dans ses veines » ; elle semble se nourrir de ceux qu’elle exploite, pompant leur énergie vitale pour les réduire à de simples mécaniques, des hommes « maintenus sous pression artificiellement, qui se fissurent à leur tour » comme s’opère la fission des atomes d’uranium. Un contamination irréversible : « on pourra marcher autant qu’on veut, respirer à pleins poumons, ça ne se nettoie pas. » Pas plus que l’on ne se débarrasse du trouble engendré par La Centrale.


Élisabeth Philippe, Les Inrockuptibles, 13 janvier 2010


Et aussi

La Centrale d'Elisabeth Filhol, Prix France Culture Télérama.

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Son

Elisabeth Filhol, La Centrale , Elisabeth Filhol avec Arnaud Laporte - Tout arrive - France Culture 25 mars 2010