— Paul Otchakovsky-Laurens

L’ Appel des odeurs

Ryoko Sekiguchi

Ryoko Sekiguchi a souvent écrit sur les cinq sens : l’audition dans La Voix sombre, le goût dans plusieurs ouvrages, comme Nagori ou 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent), comme sur l’éphémère et l’impalpable. Avec ce nouveau livre, elle fait de l’odeur une héroïne de roman. Si « l’odorat, constate Ryoko Sekiguchi, n’a que peu de place en Occident dans les productions de l’esprit, et rares sont les œuvres, littéraires ou philosophiques, qui y sont consacrées », l’odeur est pourtant l’extension de la présence, elle précède et poursuit une apparition. Elle nous offre surtout...

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La presse


Sentir, écrire

La mémoire des odeurs est située dans une partie très archaïque du cerveau et chaque souvenir olfactif ravivé produit une émotion sans pareille. Proust compare les odeurs à des âmes qui espèrent, à des fantômes prêts à se réincarner. Les odeurs sont vivantes, elles viennent vous visiter. Persistantes et immatérielles, elles sont des corps ambigus sur lesquels il est difficile de mettre des mots.

Ryoko Sekiguchi cherche dans l’écriture à retenir ce qui s’éloigne, les sensations volatiles, les odeurs, les saveurs, les voix qu’on n’entendra jamais plus. L’Appel des odeurs est un recueil aussi composite qu’un parfum, rassemblant fragments d’un « carnet d’odeurs » constitué de phrases glanées dans les conversations ou dans les livres, feuilles tombées, courtes fictions. Tous évoquent une histoire d’odeur ou de sensibilité aux parfums et s’efforcent de décrire des lieux et des situations par leur atmosphère olfactive.

« Quels murs ne s’imprègnent-ils pas de l’odeur de la production qu’ils accueillent ? Dans le corps d’un bâtiment, on manipule des matières qui se transforment, et les murs absorbent l’odeur de cette métamorphose. » Comme les Notes de chevet, de Sei Shônagon, la poétesse de cour dans le Japon médiéval, le « carnet d’odeurs » mêle réflexions et observations. La comparaison vient à l’esprit non parce qu’elles sont japonaises toutes deux, même si plus d’un millénaire les sépare, mais parce que les « choses qui font battre le cœur » ou les « choses qui font naître un doux souvenir du passé » de Sei Shônagon sont traversées de remarques olfactives : « Se coucher seule dans une chambre délicieusement parfumée », écrit Sei Shônagon ; « Un souvenir de feuilles de pêcher d’il y a cent ans », écrit Ryoko Sekiguchi.

Toutes les vies possibles sont imprégnées d’odeurs. Plusieurs des histoires de L’Appel des odeurs ont lieu au milieu des livres, dans une bibliothèque à Paris, une imprimerie à Téhéran, une librairie à Helsinki, dans les effluves de papier, d’encre et de colle à reliure. Les odeurs sont associées à des lieux mais aussi à des êtres et plusieurs courtes nouvelles sont des histoires d’amour : émotion subite ressentie dans un théâtre à Ferrare, un amour de loin où l’on rêve des odeurs de l’autre. Une femme ne met jamais le même parfum deux jours de suite, pour sentir qu’elle porte le présent de son corps ; une autre associe chaque musique qu’elle aime à un parfum différent.

Il y a aussi des histoires de perte d’odorat, affection qui porte le nom savant d’anosmie et qui s’est généralisée avec la pandémie de Covid-19. Elles peuvent être tragiques quand elles bouleversent l’univers entier d’un personnage de restaurateur ou de parfumeur. Sans leurs odeurs, les fleurs paraissent silencieuses, l’espace ne vibre plus. Mais toutes les odeurs ne sont pas délicieuses. Il y a aussi l’odeur de la guerre, du sang et de la décomposition, les senteurs qui révèlent brutalement l’absence de quelqu’un. On se demande ce que serait l’odeur de la tristesse, l’odeur du secret, l’odeur de l’irrattrapable, l’odeur de ce qu’on ne sentira jamais de son vivant, l’odeur de l’effacement, l’odeur de la disparition...

Dans le grand classique de l’histoire des sensibilités qu’est Le Miasme et la Jonquille (Aubier Montaigne, 1982), Alain Corbin explique que la modernité occidentale se caractérise par un certain silence olfactif. Au cours des XVIII et surtout XIXe siècles, avec le développement de l’hygiénisme, on s’emploie à faire taire les odeurs, surtout pestilentielles, avec lesquelles on vivait jusque-là. Dans les villes en particulier, la tolérance aux odeurs évolue et, aux odeurs puissantes, on se met à préférer les parfums discrets. On oublie alors quantité de senteurs et les mots pour les dire. On y fait moins attention. Les écrivains renouent dans la langue ce lien distendu. Ils inventent des orgues à parfums, trouvent des figures pour caractériser chaque odeur singulière (comme « l’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs »). Ils expriment la puissance mémorielle et émotive d’un parfum, inventent un homme sans odeur comme on avait imaginé une femme sans ombre.

Ryoko Sekiguchi va ainsi à la rencontre de ces « autres êtres » que sont les odeurs. Elle se tient dans ce lieu incertain, source d’émotions parfois très vives, comme le sont les saveurs, dont elle parle dans d’autres livres. Elle cherche l’odeur des fruits et des fleurs dans les tableaux, l’odeur des nuages lorsqu’elle lève les yeux vers le ciel. « Et si c’étaient les odeurs qui guidaient secrètement la vie des hommes ? », se demande-t-elle. Elle est attentive à leurs ondes quasi organiques, à leurs métamorphoses et à la perte, à peine palpable, de l’odeur des disparus. Elle invente un personnage qui, sur une île, enregistre toutes les odeurs : celles des herbes et des plantes, bien sûr, mais aussi celles des oiseaux et des vents, du soleil et de l’ombre, tant et si bien qu’à un moment ce sont ses mots qui commencent à sentir.

Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, le 16 février 2024



Ryoko Sekiguchi au bout du nez

Depuis 2003, la Japonaise de naissance Ryoko Sekiguchi écrit directement en français des livres délicats. On n’a pas oublié « Nagori », subtile variation sur la nostalgie du passage des saisons, la trace de ce qui n’est plus, la présence de ce qui reste. Ni « 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent) », fruit de sa résidence de quarante jours au Liban, où elle ne parle pas seulement de cuisine, ouvre maintes portes et accueille les nombreuses histoires des êtres qu’elle croise.

Des histoires, il y en a encore une multitude dans « L’Appel des odeurs », qui vient de paraître. Une belle manière de poursuivre sa réflexion sur les cinq sens. Après l’audition, le goût et l’impalpable, la voici qui se penche sur les odeurs en consignant dans son carnet ce qu’elle a pu entendre ou glaner. « Chacun sait que le libre arbitre ne définit pas seulement notre chemin de vie, où les hasards et les rencontres extérieures ont leur part. Et si c’était les odeurs qui guidaient secrètement les hommes ? » s’interroge l’écrivaine. En offrant ensuite à ses lectrices et lecteurs une promenade riche en surprises et en sensations.

Son voyage nous entraîne au musée de l’Orangerie, dans une galerie du Palais-Royal ou dans la salle de lecture de la Biblio- thèque nationale. Dans un théâtre de Ferrare, à la suite d’une jeune femme au caractère introverti. Entre Fribourg et Taïpei, où habitent deux amies qui partagent leurs rêves et les plats qu’elles y préparent. A Téhéran, où une fille évoque son père dont l’odeur du soir lui rappelle celle de la mer. Dans une maison à Spolète, en Ombrie, où une femme seule est rassurée par l’odeur d’un bouillon de tiges d’asperges sauvages qui servira au risotto du dîner. Dans une libraire d’Helsinki à la façade de pierre blanche où une visiteuse cherche « quelque chose sur la métamorphose » et se voit ouvrir une porte donnant sur deux étagères bien remplies...

Odeur de la neige

Ici, on entendra encore parler d’un homme qui se parfumait même le soir avant d’aller au lit ou d’une cuisinière découvrant que « le froid sent. La neige a une odeur, une nuit d’hiver aussi ». Dans ces pages étonnantes et touchantes à la fois, Ryoko Sekiguchi se montre une conteuse qui s’attache à saisir la fragilité et l’éphémère. Les effets que les odeurs peuvent avoir sur nous, ce vers quoi elles nous ramènent parfois. Collage envoûtant, labyrinthe lumineux aux nombreuses galeries, « L’Appel des odeurs » surprend, séduit et appelle bien des questions.

Alexande Fillon, Les Echos, le 27 février 2024



Enquête au pays des mots odorants

Addicte aux sensations olfactives, une femme met en récit ce que lui dicte son imagination.

Existe-t-il des carnets d’odeurs, en dehors des notes des professionnels du vin ou du parfum? Ryoko Sekiguchi, en tout cas, nous propose une personne qui en tenait un. Pas dans un but utilitaire mais, depuis l’enfance, comme on note ce qu’on aime ou déteste, ce qu’on voudrait faire, elle note les odeurs qui ont été remarquées dans sa jour née. Puis les « mots odorants trouvés dans les livres, ou les passages consacrés aux odeurs ».

Peu à peu, cela se muait en addiction. Elle écrivait « tout ce qui lui passe par les narines », avec des mots « qui n’existaient que pour elle ». Mais est-elle dépendante des odeurs ou des mots qu’elle met sur elles. Et la question, étonnamment, s’inverse. Et si c’étaient les mots qui suscitaient les odeurs ? Si « elle se mettait à imaginer l’odeur là où on ne la sentait pas » ? Se met alors en place un étrange mécanisme qui de l’invention des odeurs conduit à l’invention des histoires, comme si ses mots « imprégnés de particules olfactives (...) appelaient les odeurs qui appelaient les mots qui l’appelaient elle. »

De l’asperge de Manet à la tête de mouton de Goya

Naissent alors des fictions, organisées selon des lieux. Une bibliothèque, le jardin des Tuileries, Ferrare, Téhéran, la cuisine d’un grand restaurant, le Palais Royal, trois fois, un lit, deux fois, et dans bien d’autres endroits, le Japon, ou encore une étagère et, bien sûr, « un lieu incertain ». Les récits mettent en scène des femmes visitant tous les rapports que l’on peut avoir à l’odorat, et à certains objets privilégiés. Odeurs des livres, des bibliothèques, odeurs suscitées par la peinture, l’Asperge de Manet, la Nature morte à la tête de mouton de Goya, les Nymphéas de Monet. Mais elle décrit aussi des épiphanies olfactives, dans un théâtre à Ferrare, ou des correspondances entre deux femmes séparées, communiquant magiquement par ce qu’elles sentent. Du portrait odorant au journal des parfums, des remontées vers l’enfance jusqu’à un itinéraire embaumé préparé par une femme pour son amant, Ryoko Sekiguchi décline les infinies variations de ces possibles sensoriels. En font partie la perte de l’odorat ou des expériences tragiques comme la guerre, évoquée hors de la fiction. Le texte propose ainsi, entre les récits, notes documentaires, réflexions, des questions saugrenues – « l’ombre a-t-elle une odeur ? » – qui, au-delà de la surprise, incitent le lecteur à mettre en marche son imagination pour peupler son monde d’un sens nouveau.

A. N.,l’Humanité, le 22 février 2024



« "L’appel des odeurs" – Pulsation du temps », un article de Marie Viguier, à retrouver sur la page de Maze.



L’Appel des Odeurs

Il y a neuf ans, Ryoko Sekiguchi faisait paraître la Voix sombre (P.O.L), un court essai-poème en prose sur les répondeurs téléphoniques, les disques, le nécrophone d’Edison et tout ce que l’enregistrement des voix fabrique de fiction : car nous sommes absentés du monde où ces voix d’êtres chers ou inconnus, comme par sorcellerie, demeurent. Avec l’Appel des odeurs, il s’agit d’explorer une trace vivante et fugace laissée par l’humain : « L’odeur a ceci de distinct que c’est une présence qui visite ». L’opposé de la hantise des voix mortes. Outre une série de récits, le livre comporte un journal de réflexions personnelles, de notes sur des événements olfactifs et de citations : « Certains sont incapables de prendre les transports en commun, au risque de faire un malaise à cause de l’odeur des autres. D’autres pensent qu’ils puent alors qu’il n’en est rien. » Ainsi le texte avance-t-il, par observations, questionnements, anosmie due au Covid, fertilisation interculturelle (avec le Japon natal de la poétesse, en particulier). On croise aussi bien l’artiste conceptuel On Kawara que la « hyène d’Auschwitz » Irma Grese, qui s’aspergeait des parfums. Confisqués à ses victimes. Souvent les incipits ouvrent d’intrigants chapitres : « "Je ne peux plus te sentir", lui avait un jour annoncé son père » (page 77) ou « Un beau jour, on lui avait offert une forêt » (page 213). En note de fond, les ombres d’Orphée et d’Eurydice ne cessent de passer et repasser : « Quelle serait l’odeur de l’irrattrapable ?

É.L, Libération, le 09 mars 2024



« Odeur, mon beau souci », un article de Claude Grimal, à retrouver sur la page de la En attendant Nadeau.



L’Impératrice des sens

Poétesse, traductrice, et surtout écrivaine à l’érudition et à la sensibilité merveilleuses, la plus singulière des Japonaises de Paris nous a ouvert les portes de son antre où des milliers de livres montent la garde, entre flacons de parfum, enceintes de mélomanes, patchwork de tapis et épices maison.

« Ne précisez pas où j’habite dans votre article ! » Ryoko Sekiguchi tient à son anonymat, menacé un temps par quelques Annie Wilkes échappées de Misery. L’autrice provoque, bien malgré elle, de fanatiques passions dues à la certitude de ces âmes perturbées que ses histoires sont des emprunts à leurs propres existences. Nous l’avons donc rencontrée quelque part à Paris, dans un immeuble des années 1970 comme expulsé de la fonte des glaces d’une partie de mon enfance. Porte vitrée, odeurs familières de l’entrée, ascenseur vintage... Me voici dans le vestibule où m’accueille un extraordinaire manteau noir quadrillé de lignes jaunes, au sommet duquel trône un chapeau printanier. Ce majordome invisible me fait comprendre que je dois me déchausser, comme l’élémentaire usage de courtoisie le veut au pays du Soleil-Levant. J’acquiesce, sous le regard amusé (et sans doute soulagé) de la maîtresse de maison. Qu’il est doux de fouler en chaussettes le sol de l’unique pièce recouvert d’hypnotiques tapis afghans (et autres origines). Sur la table basse, une théière dans laquelle infusent quelques feuilles d’oolong « délicatement sucrées naturellement », et trois petits bols en guise de bienvenue, pour ses visiteurs.

Révélation : le véritable palais de Tokyo se trouve non pas avenue du Président-Wilson mais ici, dans ces quelques mètres carrés, où vit, écrit et songe la plus étonnante des Japonaises de Paris, dans ce cocon aux murs habillés de milliers de livres. « Cockpit », me reprend mon hôtesse, vive, amusante, espiègle, partant parfois d’un grand éclat de rire aussi sonore que contagieux, voyant dans son studio à la large baie vitrée une sorte d’aéronef magique à bord duquel elle entreprend à intervalles réguliers de longs périples d’écriture. L’image aérienne va bien avec son prénom : Ryoko ne signifie-t-il pas « brise » ? C’est, en effet, là, à sa table de travail sise près du balcon terrasse, que cette exploratrice des sens concocte, ou devrait-on dire mitonne, ses étonnantes créations littéraires aux parfums très « rolandbarthésiens », et dans lesquelles elle tente de cerner au plus près, en français, ce qui donne de la couleur et du sel à l’existence, qu’il s’agisse de la voix, du goût ou, aujourd’hui, de l’odeur (en attendant, présume-t-on, le toucher et la vue). Ryoko Sekiguchi a répondu à « l’appel des odeurs » (titre de son nouvel ouvrage), à la suite de la perte totale de l’odorat pendant le premier confinement. Une pathologie appelée « anosmie » et qui l’a traumatisée : « Je ne savais plus si j’existais vraiment parce que je ne sentais plus ma propre odeur corporelle. J’avais l’impression d’être devenue un truc en carton à deux dimensions ! » Aujourd’hui « guérie », Ryoko Sekiguchi rattrape le temps perdu avec ce livre au charme indescriptible, s’embarquant comme traqueuse d’odeurs, parfois mystérieuses. Peut-on embrasser une odeur, se demande la poétesse de Shinjuku. Mais encore : l’ombre a-t-elle une odeur? Et aussi : quelle serait l’odeur du fantasme ? Autant de réflexions à la légèreté profonde de haïkus millénaires.

À la recherche des odeurs disparues

Cette spécialiste de l’histoire de la gastronomie affirme avec force « préférer perdre une jambe que l’odorat ». Dans L’Appel des odeurs, il est tout aussi question de celle de la disparition que de celle d’une ombre, de celle du lait caillé ou pourquoi pas la senteur du secret. Archiviste de l’éphémère et de l’impalpable, Ryoko Sekiguchi navigue sans cesse comme un peintre le ferait, entre abstraction et figuration. « Le tsunami du Japon et les conséquences écologiques dramatiques avec l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima de mars 2011 ont fait disparaître pour toujours un riche patrimoine culinaire et olfactif. On peut compter le nombre de morts, de bâtiments détruits, mais on ne pourra jamais comptabiliser le nombre d’odeurs de plats disparus à jamais. Seuls les mots peuvent tenter d’en ressusciter la magie. La littérature a cela de fabuleux qu’elle parvient à restituer ce qui théoriquement ne peut l’être. C’est à cette époque que j’ai décidé de délaisser la poésie pour la prose en plaçant la cuisine au centre de mon travail. » Je contemple un petit tabouret posé sagement dans un coin en attente d’un hypothétique visiteur : « Je l’ai acheté en Afghanistan, comme le tapis que vous regardiez en arrivant. C’était lors d’un voyage avec Atiq Rahimi dont j’ai été la traductrice du français au japonais pour deux de ses romans, Syngué sabour. Pierre de patience et Terre et Cendres. »

Soudain, Ryoko me présente un flacon de poudre de curry japonais qu’elle a mise au point avec le célèbre chef cuisinier Olivier Roellinger. Nous voici transportés dans des senteurs de coriandre, de fenouil, de fenugrec, de poivre, de soja, d’épices diverses et, cerise sur le gâteau, d’algues de Bretagne. L’étiquette signe une renommée presque égale à celle de sa signature littéraire : Poudre Curry Japonais (par Ryoko Sekiguchi). « Tenez, c’est pour vous ! » J’emporterai ainsi un peu de l’odeur de mon hôtesse. Installée en France depuis une vingtaine d’années, celle qui aime se définir comme poétesse et traductrice fut aussi, parce qu’il faut bien vivre, journaliste gastronomique et touristique pour des médias japonais. Ryoko en a conservé la fréquentation admirative de quelques dieux culinaires de l’Hexagone « Ah! Pierre Gagnaire! Quel grand homme! » me lance- t-elle alors que je feuillette un imposant ouvrage du chef multi-étoilé. Lui faisant face, sur le mur opposé, dans un espace aménagé entre deux rayonnages tel un petit autel dispensant quiétude et sérénité, quelques belles pièces à la rusticité de bon aloi : coupelles, bols et pichets rapportés de divers endroits de la Terre. Sur l’une des étagères, le verso d’une carte postale interpelle le regard. Je m’approche, avec son accord : sa correspondante, Annette Messager, y compare la photographie à la taxidermie. On a le droit de trouver l’image banale et de ne pas être toujours d’accord avec les grandes artistes. Taxidermie... cela m’évoque, par un curieux rapprochement d’images, le frigo d’Issei Sagawa, le Japo- nais cannibale qui logeait rue Erlanger à quelques numéros de chez moi, alors que j’étais étudiant. Ryoko n’en revient pas.

Un parfum de musique

Mais déjà mes yeux virevoltent d’un mur à l’autre : que signifie cette multitude de mangas alignés sur plusieurs rayonnages comme de bons petits soldats au garde-à-vous ? Est-elle elle-même une otaku (« fan », entre autres, de mangas en japonais) gravement atteinte ? Non, il s’agit tout simplement des originaux nippons à ses traductions « alimentaires » dans sa langue d’adoption. Alimentaires... nous n’en sortons pas. Ou alors par les senteurs : voici, eux aussi sagement alignés, des flacons de parfum, certains qu’elle aime à la folie, tel Après l’incendie, de Philippe Di Méo, créé, m’explique-t-elle, après le ravage par les flammes de l’entrepôt de cet artisan parfumeur de renom. À sa demande, je hume ledit parfum sans y déceler la moindre odeur de feu. Début d’anosmie ? Pour cette fille d’une directrice d’école de cuisine et d’un père cadre dans une boîte d’aménagements de bureaux, nul parfum n’égale celles d’un passé aboli, les odeurs d’encre et de papier du grand-père éditeur... Ryoko me montre alors une photo touchante comme échappée d’un film d’Ozu : sa grand-mère bien-aimée au beau regard réservé.

Une délicate musique baroque s’échappe en nappes délicates des énormes enceintes rouges, signant une mélomanie intense. Ryoko m’apprend qu’elle choisit soigneusement deux CD de musique classique, d’opéras de préférence, avant de se mettre à un nouvel ouvrage. Ces deux élus seront ses compagnons de jour et de nuit lors des périodes d’écriture. Personne d’autre pour la bercer jusqu’au point final. Le prochain livre sera consacré à Venise, sur le même mode érudit, curieux et gourmand que son ouvrage sur Beyrouth joliment intitulé 961 heures à Beyrouth (et 321 plats qui les accompagnent). Puisse-t-elle y capter les présences vocales de Casanova et du Tintoret, deux Vénitiens d’une certaine envergure. Nul doute qu’elle y parvienne : n’avait-elle pas coorganisé le dîner Fantasma avec des fantômes lors de son séjour à la Villa Médicis ? « Je me demandais de quels objets nous aurions besoin si nous souhaitions inviter à dîner nos chers disparus. » Ryoko avait ainsi imaginé un diffuseur de parfum de truffes capable d’embaumer indéfiniment une pièce meublée, ses occupants vivants et leurs invités fantômes...

Dans La Voix sombre, un autre de ses livres, une jeune femme doucement excentrique, comme peuvent l’être les personnes douées de sortilèges, s’interroge autour de la voix des disparus, la seule chose qui nous reste d’eux. « La voix est la seule partie du corps qu’on ne peut, qu’on ne puisse pas enterrer. » Ne reconnaît-on pas un écrivain, digne de ce nom, à sa voix? Aucun doute en ce qui la concerne. Pour les besoins d’un portrait, elle s’assoit maintenant sur son patchwork de tapis. Dans le mouvement, sa robe de soie fluide semble être une anémone de mer ondulant au gré des courants. Elle regarde maintenant vers la baie vitrée. Le ciel a-t-il une odeur ?

Fabrice Gaignault, Lire Magazine, mars 2024


Agenda

30 avril
Ryoko Sekiguchi à la librairie Ombres Blanches (Toulouse)

librairie Ombres Blanches

50 rue Gambetta

31000 Toulouse

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Du vendredi 24 au dimanche 26 mai 2024
Neige Sinno, Marie Darrieussecq, Arthur Dreyfus, Ryoko Sekiguchi, Marielle Hubert au Festival Oh Les beaux Jours à Marseille

Le festival Oh les beaux jours ! est produit par l’association
Des livres comme des idées.

3, cours Joseph Thierry
13001 Marseille
France

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Et aussi

Ryoko Sekiguchi, invitée d'honneur du Salon du Livre de Paris

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Vidéolecture


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