— Paul Otchakovsky-Laurens

Les papillons du bagne

Jean Rolin

Mais qu’est-ce qui a bien pu entraîner Jean Rolin en Guyane à la chasse aux papillons (du genre Morpho) ? Il était pourtant parti, en souvenir de sa mère, sur la Côte d’Azur, depuis Bandol jusqu’à Menton, suivre à pied les traces de l’écrivaine britannique Katherine Mansfield. Mais son périple devait s’interrompre brutalement à Hyères, sur les différents lieux du tournage de Pierrot le Fou de Godard. Dans son hôtel, en proie au découragement, alors qu’il zappait sur les chaînes de son téléviseur, il tombe sur le film Papillon, adapté du roman d’Henri Charrière par Franklin J. Schaffner. Et plus...

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La presse



15 battements d’ailes par seconde Jean Rolin et les papillons

Jean Rolin poursuit ses déambulations du monde entier au cœur du monde, d’un pied léger, toujours en surface, toujours un peu à côté, à travers de longs plans-séquences, adaptant sa prose aux courants et méandres qui font dériver sa silhouette. Il a naguère promené celle-ci sur les traces des chiens jaunes (Un chien mort après lui, 2009). Les oiseaux ont souvent guidé sa plume. Cette fois, comme dans la chanson de Brassens, le voilà parti à la chasse aux papillons. Le lecteur va devenir la Cendrillon qui, « ravie de quitter sa cage, met sa robe neuve et ses bottillons », et, « bras dessus bras dessous » avec l’auteur, rejoint « les frais bocages », comme dit la chanson. Mais pas tout de suite.

Au début des Papillons du bagne, Jean Rolin trouve dans sa bibliothèque un vieil exemplaire du Journal de Katherine Mansfield qui a dû appartenir à sa mère. L’écrivaine néo-zélandaise y écrit des choses qu’il aurait pu écrire, par exemple : « Aucun oiseau ne se perche sur un arbre plus fièrement qu’un pigeon. » On apprend, à cette occasion, que la mère de Jean Rolin a perdu un frère à la guerre et qu’un bon écrivain oublié, Luc Dietrich, l’auteur du Bonheur des tristes, tomba amoureux d’elle. Mansfield, qu’il cite beaucoup, est comme un papillon : elle change d’idée et d’opinion, au gré de ses états, comme l’insecte change sans cesse de trajectoire, avant de mourir. Et son journal et sa vie amènent Jean Rolin sur la Côte d’Azur, où elle a vécu un temps. Il décide d’arpenter à pied cette lumineuse province bétonnée. La tombe du frère de Tolstoï n’existe plus. Voici la villa où habitait Edith Wharton. Et voici, à la place du bistro où fut tournée une célèbre scène de Pierrot le Fou, « un établissement spécialisé, autant que l’on puisse en juger de l’extérieur, dans la vente ou la location de quads ou de jet-skis, deux outils également efficaces d’enlaidissement de la vie et de destruction de la planète ».

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Songe de Jacob

A un moment, l’écrivain sent qu’il se fourvoie et il le met en scène, non sans coquetterie. Nous sommes page 57 : « De nombreuses hypothèses ont circulé, dans les milieux autorisés, sur les raisons pour lesquelles, ce soir-là, de retour dans ma chambre de l’hôtel Ibis budget, avec vue oblique sur la pelouse vert fluo du stade Perruc, j’avais décidé de renoncer à mon projet de parcourir à pied la Côte d’Azur. » Ce renoncement a sans doute pris sa source, « si je puis dire, dans la vision que j’eus ce soir-là, en sorte de songe de Jacob, de la cohorte d’écrivains qui, depuis le début du XIXe siècle, et au moins jusqu’au milieu du siècle suivant, s’étaient pressés sur la Côte d’Azur, y compris parmi les plus grands. [...] Confronté à une telle profusion, mon projet me parut mesquin. » A la télé, il y a ce soir-là Papillon, le film. L’écrivain voit le bagnard joué par Dustin Hoffman « capturer des papillons du genre Morpho ». L’idée est attrapée, le livre peut s’envoler.

Après un détour fort utile par Juvisy, dans l’Essonne, où se déroule une importante foire entomologique, notre héros rejoint de lectures en portraits et de portraits en souvenirs la Guyane et les spectres du bagne de Saint-Laurent, effectivement enveloppés de papillon. Ils vont faire l’objet d’une longue visite au rythme de cet insecte, qui effectue 10 à 15 battements d’ailes par seconde et vole par saccades, imprévisibles, pour échapper aux prédateurs. Jean Rolin adopte la même technique : il vole de lieu en lieu et de personnage en personnage sans jamais se poser, pour que son récit échappe au lecteur qui chercherait à le clouer. On apprend beaucoup de choses sur les hommes qui ont fait et font de Cayenne ce qu’elle est ; sur les insectes qui continuent de la peupler, le bagne des Annamites, l’ambiance dans les cafés, le goût du fils de Khrouchtchev ou du frère de Marat pour les lépidoptères. On apprend comment un anaconda transforme un homme en saucisse pour pouvoir l’avaler, comment un célèbre naturaliste a prétendu voir dix mille crocodiles en exode, tel un peuple biblique. Les phrases se déposent comme du papier de soie sur les lieux, les situations, les bêtes, les hommes : « De retour à Palambala, j’ai été surpris par une averse qui fit se déployer juste sous mon balcon, d’un bord à l’autre du ravin, le plus petit arc-en-ciel que j’aie jamais eu l’occasion d’observer : un arc-en-ciel à mon usage exclusif, en quelque sorte. » Les livres de Jean Rolin créent de petits arcs-en-ciel à l’usage exclusif du lecteur. Ceux des Papillons du bagne se déploient d’un bord à l’autre d’un ravin creusé par la colonie pénitentiaire et la destruction écologique de la planète.

Les délaissés.

Il était presque inévitable qu’un tel livre finisse par un vol avec le chasseur de papillons Vladimir Nabokov. Celui-ci découvre en 1950, dans une lande couverte de pins de l’Etat de New York nommée Karner, un spécimen dont le nom vulgaire va devenir Karner blue. Le Karner blue témoigne parfois d’un goût original, que je ne suis pas loin de partager, pour ce qu’on pourrait désigner en français comme les « délaissés », telle la végétation des bords de route ou celle qui se développe sous les lignes électriques à haute tension. » Les récits de Jean Rolin font en effet la part belle aux délaissés, ceux qui vivent au bord des routes qu’il longe et traverse, ceux qui ont effectué une sortie ; vies hors-normes et hors-champ qui se développent en marge et à discrétion, assez souvent sous les lignes à haute tension d’une guerre, d’une frontière, d’une crise, d’une zone urbaine, là où règne une certaine liberté, une certaine menace, un certain oubli.

Les chenilles du Karner blue se nourrissent volontiers de lupins vivaces, « dont Nabokov soulignait l’abondance sur le site de Karner, et qui se révèle d’autant plus difficile à protéger qu’il lui faut, pour prospérer, que le terrain sur lequel il se développe soit régulièrement éclairci par des incendies... » « Eteins les lupins ! Des jours plus durs approchent », écrivait l’Autrichienne Ingeborg Bachmann. Les lupins de Karner ont aujourd’hui disparu, la plupart des pins également, et la suite de l’histoire, la voici : l’espérance de vie de ce papillon « n’excède pas quelques jours, et l’avenir de l’espèce, classé depuis 1992 comme "en voie de disparition", est menacé par divers facteurs, dont les principaux sont la fragmentation ou la suppression de son habitat ».

La littérature ne sera peut-être bientôt plus rien d’autre que ça : l’inventaire intime, scientifique, politique et poétique de tout ce qui disparaît. Jean Rolin sait comme personne moucher les chandelles vouées à s’éteindre. Aucune brûlure, aucune trace de suie sur les doigts. En Guyane, il n’a croisé qu’un seul mammifère sauvage, un pian, autrement dit un opossum à oreilles noires. Allongé sur le bord d’une route, il était mort.

Philippe Lançon, Libération, le 09 mars 2024



Des papillons et des hommes

L’auteur raconte ses pérégrinations en Guyane, sur les traces des collectionneurs de papillons

Les lecteurs de Jean Rolin connaissent le goût pour les animaux (au-delà des oiseaux) de l’auteur d’Un chien mort après lui ou de L’Homme qui a vu l’ours (remarquable recueil de chroniques et de reportages paru en 2006) et ils ne seront guère surpris par le titre de son nouveau récit : Les Papillons du bagne. Toutefois, avant de se rendre en Guyane à la recherche des liens inattendus entre ces insectes et l’ancienne colonie pénale, ce sont les prémices d’un autre livre que l’on découvre dans les soixante premières pages.

En effet, Jean Rolin décide de parcourir à pied la Côte d’Azur, de Bandol à Toulon, en passant par la Villa Noailles à Hyères, sur les traces de Katherine Mansfield jusqu’à ce que la profusion d’écrivains ayant vécu ou séjourné dans la région ne le fasse renoncer à son projet. C’est d’ailleurs l’un d’eux, Vladimir Nabokov (passionné par « la chasse et l’étude des lépidoptères »), qui va servir de fil rouge à la nouvelle quête de Rolin, dont le véritable déclencheur fut la vision du film Papillon de Franklin J. Schaffner, d’après le roman d’Henri Charrière, où les forçats s’efforcent de capturer des papillons afin de les remettre à un agent de l’administration pénitentiaire...

L’étrange et la fantaisie

Direction donc la Guyane, et Saint-Laurent-du-Maroni, coin de France équinoxiale qui abonde en « spécimens de plusieurs espèces du genre Morpho ». Là-bas, plus d’un siècle auparavant, Eugène Le Moult, officiant au service des travaux pénitentiaires, employa des bagnards (et même des évadés), chargés de chasser pour lui d’innombrables morphos, lui assurant une solide fortune et la gloire. Devenu l’un des plus grands naturalistes français, « l’inventeur de cette association du bagne et des papillons » recevra dans son cabinet entomologique de la rue Duméril, à Paris, des personnalités diverses telles qu’Ernst Jünger ou Sergueï Khrouchtchev (fils de Nikita).

En compagnie de Jean Rolin, on croise ainsi des personnages, d’hier et d’aujourd’hui, qui semblent surgir des albums de Tintin. L’étrange et la fantaisie s’invitent. Sous sa plume, la foire de Juvisy qui chaque année réunit « le gratin des collectionneurs de papillons et des commerçants spécialisés de toute l’Europe, et même de plus loin » – devient durant quelques pages le centre du monde. Il y a toujours des surprises dans les pérégrinations de l’écrivain, à l’instar de la rencontre avec les Hmongs de Guyane, qui forment la quasi-totalité de la population de la ville de Cacao.

Humour d’officier anglais

Comme d’habitude, l’humour d’officier anglais de Jean Rolin fait mouche. L’érudition se teinte de cocasse. Des battements de cœur se font entendre à travers les battements d’ailes. Au fil de longues phrases fluides et mélodieuses, le récit déploie ses tours, ses détours, ses savoureuses digressions. Si la chasse aux papillons est souvent perçue « comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés », elle témoigne ici de l’esprit d’enfance d’un écrivain âgé de 74 ans. Quant à Nabokov, dont la description, dans Autres rivages, d’un spécimen rare participa aux efforts pour le protéger, le biographe allemand de l’auteur de Lolita écrivit : « Ce pourrait être le seul cas dans lequel un papillon a retiré un avantage de la littérature. » En l’occurrence, on peut renverser le compliment. Grâce au livre de Rolin, la littérature retire à son tour un avantage des papillons.

Christian Authier, Le Figaro littéraire, le 07 mars 2024



Morpho Type

Jean Rolin part sur les traces de papillons dans la forêt amazonienne. En chemin, il croisera le souvenir de bagnards, d’entomologistes mais aussi de l’histoire coloniale.

Faux départ. Pour Les papillons du bagne, l’idée première de Jean Rolin ne devait rien ni aux prisons ni aux lépidoptères. Tout plutôt à sa mère, dont il s’agissait de suivre les traces de jeunesse quelque part vers la Côte d’Azur. Et partant (puisque partir est presque toujours l’énergie qui, chez l’auteur d’Ormuzou du Traquet kurde, précède et justifie l’écriture), de documenter les séjours en ces lieux de Katherine Mansfield vers la fin de sa courte vie. Mauvaise pioche. Tout ceci, les visiteurs illustres de la Riviera, de Bandol à Menton, est déjà su, trop connu. Rolin en prend acte dans la solitude d’une chambre d’hôtel impersonnelle alors que, sur le téléviseur, il regarde d’un œil torve puis de plus en plus intéressé, l’adaptation à grand spectacle que fit Hollywood du Papillon d’Henri Charrière. Et en fait d’azur, celui de la côte du même nom devient dans l’esprit de l’écrivain plutôt celui des ailes des immenses morphos, papillons qui pullulent le long des forêts pas si vierges et tropicales d’Amérique centrale et d’Amérique du Sud, et notamment de Guyane. Le livre, cette fois-ci, est là. Lectures, rencontres et voyages vont contribuer à son écriture. Pour ce qui est de le lire, c’est un enchantement de promenades folâtres, de liberté de ton, d’érudition, d’humour. De style, en fait. Chemin faisant, l’auteur croise bien sûr le saint patron des écrivains entomologistes, Vladimir Nabokov, quelques doux dingues pas piqués des hannetons (en l’occurrence, plutôt des papillons) et surtout, l’histoire cruelle et édifiante des bagnes, des bagnards et du commerce des morphos qu’ils pratiquèrent, essentiellement pour le plus grand profit de leurs geôliers. Il n’est pas interdit, incite à penser Rolin, de donner à tout ceci le nom odieux de colonialisme. Il n’assène rien, par ailleurs. Pas vraiment son genre. Il accompagne son lecteur plutôt – précisons d’ailleurs qu’il n’est nul besoin de considérer l’entomologie comme le plus noble des savoirs pour goûter pleinement au charme puissant de ce livre. Histoire, géopolitique, guerres, prisons, tout cela sous sa plume, c’est un peu la même chose. Et c’est très bien comme ça.

Olivier Mony, LH Magazine, mars 2024



Une invitation au voyage

Avec « Les Papillons du bagne », Jean Rolin signe un récit mêlant histoire coloniale et littérature

Les lecteurs de Jean Rolin le savent depuis belle lurette, l’écrivain voyageur a la bougeotte. L’auteur de « La ligne de front » et de « L’organisation » se trouve ainsi fréquemment inspiré d’un « désir irrépressible d’aller y voir ». Il peut donc prendre un train, un matin tôt, afin de partir visiter une serre à papillons. Ou s’en aller arpenter la Côte d’Azur, autrefois appelée Riviera, avec en tête un projet qu’il finira par abandonner. Notre homme pratique avec une rare aisance l’art du tricotage. De l’emboîtage et du récit de fil en aiguille. Ici, on pourra l’entendre relater sa surprise de découvrir en sa possession une édition tronquée du « Journal » de Katherine Mansfield. Ou de raviver le souvenir sa mère qui avait inspiré des « sentiments assez vifs » à Luc Dietrich et avait publié, sous le pseudonyme d’Agathe Lemonnier, une nouvelle dans une éphémère revue littéraire.

Flegme et précision

Il est tout aussi agréable de l’écouter évoquer les lieux de tournage de « Pierrot le Fou » que les mémoires de Vladimir Nabokov. Un fameux amateur des lépidoptères auxquels Rolin s’intéresse aujourd’hui de près à son tour. En prenant la route sur les traces des morpho, papillons qu’il verra, au fur et à mesure de ses recherches, aussi bien épinglés en boîte que dans leur élément naturel. Accompagnons-le donc au Muséum d’histoire naturelle ou dans une foire aux insectes à Juvisy. Lorsqu’il traverse l’Oyapock de la rive guyanaise à la rive brésilienne sans croiser le moindre crocodile. Ou encore quand il évoque la figure d’Eugène Le Moult, entomologiste visité dans son cabinet du XIII arrondissement par Ernst Jünger un jour d’août 1942. À chaque fois, Jean Rolin ne se dépare jamais de son flegme et de sa précision, croquant les êtres, les lieux et les situations avec un même esprit. L’air de la Guyane lui semble avoir été particulièrement stimulant si l’on en juge par le plaisir pris à la lecture de ses réjouissants « Papillons du bagne ».

Alexandre Fillon,Sud Ouest, le 10 mars 2024



Sous l’effet des papillons

Le nouveau livre de Jean Rolin, Les Papillons du bagne, devait consister en une exploration à pied de la Côte d’Azur, sur les traces de Katherine Mansfield qui séjourna à Bandol. Les premières pages s’y déroulent d’ailleurs, jusqu’à ce que Rolin s’avise que la Riviera n’est pas un si bon sujet. Tombé par hasard sur Papillon, le film de Schaffner d’après Henri Charrière, il décide d’enquêter plutôt sur ce thème hautement farfelu, les papillons de Guyane - et ce virage constitue un des excellents gags de ce récit qui n’en manque pas, des gags à la Rolin, flegmatiques, déceptifs, anglais. Le voici donc parti pour Juvisy où se tient chaque année une bourse aux insectes, puis en Guyane sur les pas de Charrière et d’Eugène Le Moult, lépidoptériste qui fit fortune en vendant en Europe les papillons capturés par des bagnards évadés. On peut lire ce texte exotique par intérêt pour les papillons, ou pour le bagne, mais aussi parce qu’on goûte l’humour à froid de Rolin, souvent basé sur le principe du soufflé qui retombe, comme dans cette phrase exemplaire : « Si on m’interrogeait aujourd’hui sur le trajet que je fis le lundi 24 octobre, à bord d’un taxi collectif, entre Cayenne et Saint-Laurent-du-Maroni, je n’aurais rien de particulier à en dire. »

Bernard Quiriny, Lire Magazine, mars 2024



Les Papillons du bagne

Le romancier nous mène en Guyane pour une chasse aux papillons, où l’on croise bagnards, entomologistes... et Nabokov. D’une plume virtuose et drôle.

Un livre peut en cacher un autre. En promettre ou en susciter un autre – qu’on n’attendait pas. Emboîtant le pas de Jean Rolin, aux premières pages des Papillons du bagne, c’est sur la Côte d’Azur qu’on se retrouve, à arpenter en compagnie de l’écrivain la route côtière – ou, pour mieux dire, la voie ferrée – qui va de Bandol à Menton, à l’ombre des chênes verts. Le voyage n’est pas sans un vague dessein : la lecture du Journal de Katherine Mansfield, dans un exemplaire datant des années 1930 ayant sans doute jadis appartenu à sa mère, a donné à Jean Rolin l’idée d’aller promener sa longue silhouette de marcheur invétéré sur cette Riviera française où l’autrice néo-zélandaise, atteinte de tuberculose, vint à plusieurs reprises réchauffer son corps dolent. Notons par ailleurs qu’entre la vie de Mansfield et celle de sa propre mère, Jean Rolin relève avec délicatesse quelques points d’adhérence engageants. Alors, allions-nous lire, mâtinée d’une esquisse de récit familial, une ode à ce qu’on appelait naguère le Midi de la France ? Eh bien non. Il aura suffi d’un présage – deux grands chats noirs aux yeux jaunes qui hantent le cimetière d’Hyères et du visionnage inopiné, dans une chambre d’hôtel, de Papillon, le film de Franklin J. Schaffner adapté des Mémoires du bagnard Henri Charrière, pour que la « tentative d’épuisement de la Côte d’Azur » envisagée s’arrête tout net, et que Jean Rolin se retrouve en Guyane. Et nous avec!

Dans une scène du film de Schaffner, on voit Steve McQueen et Dustin Hoffman lancés dans une chasse aux papillons. Des papillons aux ailes d’un bleu métallique, « du genre Morpho », précise Jean Rolin, qui ajoute : « Or le lien que cette séquence faisait apparaître entre le bagne, soit la quintessence de la violence et du "vice" [...], et la chasse aux papillons, que le public se représente plutôt comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés, ce lien ainsi révélé excita ma curiosité au point de m’inspirer un désir irrépressible d’y aller voir. » La relation de ce voyage, on s’en doute, est minutieuse et drolatique.

On y apprend le véritable commerce de papillons auquel participèrent longtemps bagnards et administration pénitentiaire ; on y apprend le prix – de 4 euros à plusieurs milliers – auquel se vendent, morts ou vifs, les pauvres papillons victimes des chatoiements irrésistibles de leurs ailes ; on y croise Nabokov, des aventuriers, des bestioles plus ou moins ragoûtantes, et nombre d’entomologistes d’aujourd’hui et d’hier tel Eugène Le Moult, dont la collection d’insectes, au mitan du XXe siècle, avoisinait les sept millions de spécimens. Surtout, on se laisse guider, balader, draper, captiver par la phrase de Jean Rolin, en la matière plus virtuose que jamais.

Nathalie Crom, Télérama, le 16 mars 2024



Jean Rolin, passionnément papillonnant

Voici l’écrivain, toujours en mouvement, filet littéraire en main, qui poursuit lépidoptères et digressions

On connaît l’ « effet papillon » de la théorie du chaos : un battement d’ailes de lépidoptère au Brésil provoquerait une tornade au Texas. C’est une variante qu’expérimente Jean Rolin au début de l’année 2022 : la découverte du film Papillon (de Franklin J. Schaffner, 1973), une nuit, à Hyères (Var), dans une chambre « de l’hôtel Ibis Budget, avec vue oblique sur la pelouse vert fluo du stade Perruc », l’amène à réviser entièrement un projet de livre, et le projette à l’autre bout du monde, tout près du Brésil.

L’écrivain renonce en effet à arpenter à pied la Côte d’Azur, de Bandol à Menton, afin d’y vérifier si « cette vieille Riviera » mérite d’être « traitée d’affreuse », comme s’y employait, un siècle et des palanquées de constructions monstrueuses plus tôt, l’écrivaine néo- zélandaise Katherine Mansfield (1888- 1923) dans son Journal. La scène où les personnages de bagnards à Cayenne, incarnés par les acteurs Dustin Hoffman et Steve McQueen, « s’efforcent de capturer des papillons de style morpho, avant de les remettre à un agent pénitentiaire », le frappe : « Le lien que cette séquence faisait apparaître entre le bagne, soit la quintessence de la violence et du "vice" pour parler un langage d’époque, et la chasse aux papillons, que le public se représente plutôt comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés, ce lien ainsi révélé excita ma curiosité au point de m’inspirer un désir irrépressible d’y aller voir. »

A l’automne suivant, on retrouve donc en Guyane l’auteur du Pont de Bezons et de La Traversée de Bondoufle (P.O.L, 2020 et 2022), à des milliers de kilomètres de la région parisienne arpentée dans ces deux derniers livres. Non sans qu’un détour l’ait tout de même amené à passer par la gare de Garancières-La Queue (Yvelines), à la découverte d’une serre mimant la forêt tropicale « avec des moyens limités », et à Juvisy-sur-Orge (Essonne) et sa foire spécialisée dans les papillons. Les dernières pages des Papillons du bagne l’entraîneront dans l’Etat de New York, sur les traces de Vladimir Nabokov (1899-1977), le plus célèbre des écrivains lépidoptéristes.

Si la scène du film de Schaffner l’a emporté par sa manière de « faire apparaître » un lien, c’est peut-être parce que « faire apparaître des liens » - entre hier et aujourd’hui, entre la périphérie et le centre, entre les animaux et les humains, entre le très proche et le très lointain, éventuellement entre Katherine Mansfield et sa propre mère - est une tâche que semble s’être fixée l’écriture de Jean Rolin.

Armé de la longueur somptueuse de ses phrases, de ses euphémismes délicats et de son goût pour les incises qui se font passer pour des digressions, il peut attraper simultanément une multitude de choses dans ses filets. Des portraits d’entomologistes professionnels ou amateurs et les grands événements du monde qui se produisent, tandis qu’ils observent leurs insectes favoris ; les souvenirs de voyages anciens, la description de celui d’aujourd’hui et des destins tragiques de sous-mariniers ; le récit d’un vol de papillons nommés « Chinois verts » et la catastrophe vers laquelle l’humanité semble se précipiter... Les débuts des chapitres du livre, tenant lieu de transition, témoignent de sa manière de tenir un fil entre les personnages, les époques, les scènes, les lectures, sans jamais se départir de la placidité goguenarde qui est sa marque de fabrique. Dans chaque phrase, on assiste à une joute entre son sens de la méticulosité et son ironique distance. Cet affrontement discret contribue à rendre passionnant tout ce sur quoi Jean Rolin nous fait la faveur de poser son regard.

Raphaëlle Leyris, Le Monde des Livres, le 22 mars 2024



Un si beau bleu

Dans la jungle guyanaise, Jean Rolin nous entraîne sur les traces de bagnards en fuite qui capturaient des papillons prisés des collectionneurs

Son écriture est un filet à papillons : phrases longues, proustiennes, comme des lassos, rets tendus pour capturer le réel. Journaliste puis romancier, Jean Rolin parcourt le monde tout en se défendant d’être un écrivain voyageur. Il arpente, à pied le plus souvent (il n’a pas de permis de conduire), les marges, les zones périphériques, ce qui n’est pas visité par les masses de touristes, que ce soit dans le littoral français, la périphérie de Paris, le Pacifique ou l’Afrique (Le Pont de Bezons, La Traversée de Bondoufle ou Le Traquet kurde, chez P.O.L).

Jean Rolin évite de parler de lui-même, sauf pour se mettre en scène, discrètement, dans ses enquêtes, poser un point de vue, un œil. Il hume aussi bien les lieux et tout ce qui traduit le contemporain que le passé et la littérature. Visiter un paysage l’amène à évoquer ceux qui en ont parlé avant lui, à se mouvoir aussi bien dans le concret que le symbolique. Bref, il s’agit d’« épuiser » un lieu, en explorant toutes ses strates. Ses notations sont précises, humoristiques parfois, sans jugement, apparemment nonchalantes mais obstinées, comme s’il fallait explorer le monde entier, et toutes les bibliothèques.

Cette fois, un volume du Journal de Katherine Mansfield retrouvé dans sa bibliothèque, et qui avait appartenu à sa mère, le lance dans une exploration de la Côte d’Azur. Le début du roman raconte la filature de Mansfield à Bandol, où elle a séjourné en 1915. Quelles traces a-t-elle laissées ? Le romancier projette de se rendre à pied de Bandol à Menton, dernier lieu de « villégiature azuréenne » de Mansfield.

Mais c’est un autre azur, un autre bleu, électrique, qui va l’occuper ensuite, celui des ailes de papillon, les « morphos ». En effet, de D. H. Lawrence à Thomas Mann, trop d’écrivains célèbres ont séjourné et écrit sur la Riviera ; Rolin prend peur face à ce « pullulement ». Il ne se sent pas libre, ce territoire est déjà pris.

Enfants sages et vieux cinglés

Alors il bifurque : à Hyères, dans sa chambre d’hôtel, il zappe sur son poste de télévision et tombe sur le film Papillon de Franklin J. Schaffner (1973), dans lequel deux bagnards campés par Dustin Hoffman et Steve McQueen tentent d’attraper des papillons pour soudoyer un agent de l’administration et recouvrer la liberté. C’est le déclenchement du livre : « Le lien que cette séquence faisait apparaître entre le bagne, soit la quintessence du « vice », pour parler un langage de l’époque, et la chasse aux papillons, que le public se représente plutôt comme un loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés, ce lien ainsi révélé excita ma curiosité au point de m’inspirer un désir irrépressible d’y aller voir. »

Direction la Guyane française, sur les traces du naturaliste Eugène Le Moult, qui mit sur pied un commerce prospère, ou plutôt faudrait-il dire un trafic, de papillons. Des bagnards libérés ou en fuite capturaient les insectes et découpaient leurs ailes pour réaliser des images décoratives destinées aux intérieurs bourgeois : paysages romantiques et lunaires, intérieurs de basilique, odalisques étendues au bord de l’eau... C’est la « ruée vers le papillon » qui attire et fait vivoter dans des conditions atroces une cour des Miracles coloniale faite de réprouvés et d’exilés aux confins du territoire français, tels des centaines de détenus indochinois.

Chimère littéraire

Les insectes qui se monnaient le plus cher auprès des collectionneurs sont les hermaphrodites ou gynandromorphes – très rares, que des chasseurs mal intentionnés n’hésitent pas à fabriquer de toutes pièces, collant, ni vu ni connu, deux ailes mâles sur un exemplaire femelle. Le Moult précise dans ses écrits que pour que l’opération soit presque impossible à détecter, il faut qu’elle soit effectuée alors que les animaux sont encore vivants. Lorsque Le Moult vendra sa collection, en 1935, à Paris, elle comptera sept millions d’insectes dont un million et demi de papillons...

Jean Rolin lui aussi opère des greffes entre les genres journalistique, historique et romanesque. Mais sa chimère, elle, est bel et bien vivante. Ce ne sont pas tant les insectes qu’il aime attraper que les chasseurs de papillons eux-mêmes, qu’il croque en quelques pages savoureuses, du naturaliste britannique Alfred Russel Wallace, au XIXe siècle, à l’écrivain Nabokov (dont la collection se trouve à Lausanne). Avec élégance, son écriture papillonne, se gardant de conclure, et le roman s’achève dans un vol d’Urania leilus ou « Chinois vert », et le souvenir des chasses de Nabokov en 1950. Rolin part de détails apparemment anodins – le battement d’une aile de papillon – pour évoquer le macrocosme, la géopolitique, la littérature, la vie...

Julien Burri, Le Temps, le 23 mars 2024



Jean Rolin à la chasse aux papillons

De Katherine Mansfield sur la Côte d’Azur à Henri Charrière en Guyane, il n’y avait qu’un pas : « Les papillons du bagne ».

On a beau le savoir, on ne s’y habitue pas et Jean Rolin, coutumier des chemins de traverse, nous étonne une fois encore avec Les papillons du bagne, un récit qui le conduit, volontariste, vers la Côte d’Azur avant de l’en détourner au profit d’une tout autre destination, la Guyane.

Il lui faut peu de choses pour lui donner envie d’aller voir ailleurs s’il n’y est pas. Ou s’il n’y a pas des oiseaux, d’autres genres d’animaux, jusqu’aux papillons, à observer. Ici, le point de départ est une édition du Journal de Katherine Mansfield. L’écrivaine néo-zélandaise, après une escapade début 1915 dans la « zone des armées » pour retrouver son amant, Francis Carco, suivie par la mort de son frère, s’installe à Bandol à la fin de l’année. Elle y restera un an, y reviendra plus tard, témoignant dans son Journal des sentiments contradictoires que lui inspirent la France et les Français.

Katherine Mansfield souhaitant que « cette affreuse vieille Riviera s’anéantisse dans la mer », Jean Rolin décide, au début de 2022, d’aller voir sur place si les lieux méritent de tels vœux et « de parcourir la Côte d’Azur, à pied dans toute la mesure du possible, depuis Bandol, le lieu de la première villégiature azuréenne de Katherine Mansfield, jusqu’à Menton, celui de son dernier séjour ».

« Loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés »

Fidèle à une méthode éprouvée qui fait de lui un des voyageurs les plus sensibles de la littérature française aujourd’hui, il arpente les lieux, cherche les détails, note ses impressions – impression mitigée pour la Côte d’Azur qui, ajoutée à un trop grand nombre d’écrivains, et parmi les plus grands, qui s’y sont pressés, le conduit à renoncer à son projet.

Mais pourquoi la Guyane ? Parce que, découragé, devant la télé de sa chambre d’un hôtel Ibis, il tombe sur le film Papillon, adapté du livre d’Henri Charrière. Deux détenus y font la chasse au papillon (« du genre Morpho », précise- t-il) pour « les remettre à un agent de l’administration pénitentiaire ». Ce « loisir d’enfants sages ou de vieux cinglés » (et parmi eux Nabokov) dans le contexte du bagne, il n’en fallait pas davantage pour lui « inspirer un désir irrépressible d’y aller voir ».

Voilà donc pourquoi la boussole s’affole et l’aventure prend une autre tournure, moins littéraire, bien que les livres abondent (et que Nabokov, évidemment, apparaisse dès l’épigraphe puis de nombreuses autres fois ensuite). Nous sommes sur le terrain, un terrain de forêts, de rivières capricieuses, d’insectes peu avenants qui zonzonnent, vrombissent et piquent. Et de papillons, puisque tel est le prétexte du voyage.

Jean Rolin prend plaisir à faire son érudit, à parler – c’était avant de modifier son projet – de « tadornes de Belon » pour égarer les non-spécialistes avant de rattraper tout de suite le lecteur par la main en précisant, entre parenthèses : « des canards ». Ah! L’auteur est facétieux.

Facétieux aussi quand il commente le livre de l’autoproclamé grand spécialiste des fameux morphos – sur lesquels on saura tout une fois ce livre-ci refermé – Eugène Le Moult, qui avait monté un trafic impliquant des bagnards, main-d’œuvre peu coûteuse, et lui rapportant gros. Il se moque finement des affirmations du chasseur de papillons professionnel, note les exagérations, les faits douteux, parfois plus que douteux, égratigne les certitudes affichées dans un texte autobiographique destiné à valoriser son auteur...

Vous nous direz peut-être : on s’en fout, des morphos. Objection recevable, d’autant qu’en fait, nous aussi. Mais c’est dans la manière qu’a Jean Rolin de raconter son périple, ses impasses, ses bons et ses mauvais moments, qu’il nous réjouit. Et qu’il nous réjouira encore par la suite, quel que soit le sujet qu’il aborde.

Pierre Maury, Le Soir, le 23 mars 2024



Minute, papillon !

« Personne ne vous croira », affirmait le comité du tourisme de la Guyane il y a une vingtaine d’années. Cette publicité-là méritait d’être crue. Car outre qu’il revendique une flore et une faune dont la diversité et les proportions défient l’entendement, le plus vaste de nos départements (un sixième de la France métropolitaine) est aussi une réserve d’histoires plus dingues les unes que les autres. Il était donc logique que la Guyane attire, un jour, Jean Rolin. L’écrivain-ornithologue du « Traquet kurde » en a évidemment profité pour contempler des ibis rouges, mais s’il est parti faire un tour dans le Far West français, c’est pour une autre espèce ailée : les papillons. Et un autre genre d’oiseau: les individus qui se consacrent au plaisir, à première vue bien innocent, de chasser les « morphos ».

L’idée de chasser à son tour ces chasseurs-là est née chez Rolin alors qu’il venait de « renoncer au projet de parcourir à pied la Côte d’Azur » sur les traces de Katherine Mansfield. Dans un hôtel Ibis, il est tombé sur le fameux film « Papillon », où Dustin Hoffman et Steve McQueen tentent de s’évader du bagne. Le film a fait son effet (papillon, bien sûr) : Rolin a lu Nabokov et toutes sortes de proses plus ou moins scientifiques sur les morphos ; il s’est rendu à la foire de Juvisy, qui est aux amateurs d’entomologie ce que Davos est aux patrons du CAC 40 ; il a démasqué un « tueur d’insectes », Eugène Le Moult, qui fit fortune dans l’entre- deux-guerres en employant des forçats à capturer des papillons. Il a fini par arpenter lui-même les rives de l’Oyapock, les abords de Saint-Laurent-du-Maroni, le sentier Molokoï à Cacao. A l’arrivée, son livre n’est pas qu’un récit de voyage plein de gags désenchantés, de poésie topographique et de lépidoptères colorés. C’est aussi une enquête drôlement savante sur un trafic parfois très lucratif. Avec des détails qui dépassent ce qu’on peut imaginer, mais l’écriture de Jean Rolin est si libre, et si fine, qu’il faut le lire pour le croire.

Grégoire Leménager, Le Nouvel Obs, le 04 avril 2024



« Cela relève d’une autre histoire », un article de Philippe Artières, à retrouver sur la page de En Attendant Nadeau.


Agenda

Lundi 6 mai à 19h
Jean Rolin à la Maison de la poésie (Paris)

Maison de la poésie

Passage Molière
157, rue Saint-Martin
75003 Paris

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Et aussi

Jean Rolin Prix de la Langue Française

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Jean Rolin prix Joseph Kessel 2021

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Vidéolecture


Jean Rolin, Les papillons du bagne, Les Papillons du bagne, Jean Rolin