— Paul Otchakovsky-Laurens

Il ne faut rien dire

Marielle Hubert

Comment raconter le trauma silencieux d’une mère et ses conséquences sur la vie de sa fille ? En pénétrant par la fiction et l’autofiction dans l’histoire familiale. En revendiquant sa « présence » alors même que la narratrice n’était pas encore née et que sa propre mère n’était qu’une enfant. « J’ai décidé de ne pas laisser le silence triompher, explique Marielle Hubert. J’ai décidé de parler. J’ai inventé Sylvette (ma mère) et tout ce que je ne sais pas de son histoire : son monstrueux père Armand, et Simone, sa mère complice et passive. Leur folie commune. Fabriquer des...

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La presse

« Une histoire qui tienne enfin debout », un article de Roger-Yves Roche, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.



« Marielle Hubert : dans le trou des fantômes », un article de Jeanne Jacob, à retrouver sur la page de Zone critique.



« Marielle Hubert : "Mon projet était de bâtir un roman sur ce à quoi peut ressembler l’amour mère-fille : impossible, déraisonnable et gigantesque." », un article de Johan Faerber, à retrouver sur la page de Collateral.



Hymne à la mort

Normalement, on aime sa mère. Mais les histoires normales ne sont pas intéressantes. Ici surgit Marielle Hubert, au chevet de sa génitrice atteinte d’un cancer généralisé, et qui ne veut pas mourir. Alors la fille joue son va-tout : remontant le fil du passé qui ne passe pas, elle mène l’enquête pour sonder son envie scandaleuse que le cancer gagne, percer à jour l’origine du désamour. Ses outils seront la lucidité extrême – « J’ai arrêté d’aimer Sylvette quand j’ai compris que mon amour pour elle était immédiatement redistribué à toute une cohorte de fantômes qui ne la quittait jamais. » – et l’épigénétique, soit la façon dont les plaies de nos ancêtres éraflent l’hérédité. À cette nuance près que chez Hubert, comme chez Lacan, les cicatrices seront à chercher du côté des mots, non de l’ADN. Les pages les plus vertigineuses de ce roman-cri anticipent de deux générations l’origine de l’être : « Je suis un projet que personne n’a encore fait dans un des ovaires de Sylvette qui se trouve dans le ventre de Simone. Nous sommes gigognes. »

Qu’est-il tombé, dans le trou béant du passé ? En bonne dramaturge, sinon en bonne victime, la narratrice fait durer le mystère, frôlant le cratère, se concentrant sur les symptômes de l’innommable. Arc-boutée pour cela sur cette vérité chère à Marceline Loridan-Ivens, selon laquelle on garde toute sa vie l’âge de son trauma. Celui de Sylvette advint à 5 ans, en 1950. Sa fille Marielle sera donc élevée par une mère-fille de 5 ans, accrochée à elle comme un ogre mangeur d’enfants. Et le cancer annoncé de réveiller cet enfant-douleur, aussi excusable qu’haïssable. Les mots de Hubert brûlent : « Les survivants sont des monstres : la douleur chez eux est convertie en métal vivant. » Ou encore : « Personne ne survit impunément. Les victimes ne peuvent pas s’empêcher de s’essuyer sur les autres. » Le pire crime de la mère, cependant, sera moins sa blessure que l’énergie qu’elle aura consacrée à la nier, persistant dans « une vie de fable » digne des Mensonges d’un père à son fils fredonnés par Reggiani. Jusqu’à rendre sa fille folle – mais folle de vérité. C’est-à-dire : écrivaine. Lorsqu’à l’article de la mort, Sylvette pavane : « à part le cancer, je suis en bonne santé », et répète : « Il ne faut rien dire », Marielle pense : « Il faut tout dire. » Et fait ce livre sidérant.

Arthur Dreyfus, Philosophie Magazine, mars 2024



Croire au noir

Deux ans après Ceux du noir, Marielle Hubert persiste en signant un deuxième récit âpre et perturbant sur la mère et l’enfance incurable de celle-ci, Il ne faut rien dire.

Drôle d’adresse au lecteur à l’orée d’un livre que celle- ci : Il ne faut rien dire ! Plusieurs voix se battent dans ce titre, celle de la menace, celle de la peur, celle du défi aussi. C’est en tout cas, à l’heure d’après #MeToo, une injonction qui semble aller à contre-courant des témoignages qui se sont multipliés dans la presse (à propos de Matzneff, PPDA, Depardieu, tant d’autres) et dans les librairies (entre autres La Familia grande, de Camille Kouchner, Le Consentement, de Vanessa Springora et tout récemment, Notre silence nous a laissées seules, de l’actrice Judith Chemla). De violences, plurielles, il sera bien question dans le nouveau récit que publie Marielle Hubert. Mais, comme l’écrit la narratrice de ce texte autobiographique, « Je ne peux pas parler du trou noir directement. Je n’y vois rien. » Après Ceux du noir (2022), qui relatait une expérience d’enfermement dans une grotte, lorsqu’elle était enfant, elle poursuit son exploration des gouffres intérieurs. Tout l’enjeu (et l’intérêt) littéraire consistera non seulement à arriver à pouvoir dire enfin ne serait-ce qu’une phrase simple énonçant les violences subies – phrase qui arrivera dans le livre, mais qu’on ne reproduira pas ici –, mais surtout à donner une épaisseur à l’empêchement autour de cette phrase, puisque cette phrase, ce n’est pas l’écrivaine qui aurait dû la dire mais sa mère.

Pour parvenir à ce travail de l’écriture, Marielle Hubert commence par la fin : « Sylvette est mourante depuis des mois, presque des années. » Tout en relatant ce présent en sursis de la mère et les relations conflictuelles qui en découlent, l’auteure tente de remonter le temps, jusqu’en 1945, l’année de naissance de Sylvette, et de réinventer les aïeux, Simone, qu’elle n’a connu que comme grand-mère « à la voix geignarde qui confondait tous les mots qu’elle prononçait dans une soupe chantante qui n’intéressait personne » et Armand, le grand-père inconnu et surtout « interdit », qu’il faut imaginer à partir de racontars très lacunaires. Cette simplicité apparente du récit, alternant les périodes pour s’efforcer de suturer l’origine et la fin, masque un livre gigogne, qui donne le vertige au lecteur. Ainsi la narratrice doit composer à partir de silences, de dénis en série, et de ses propres souvenirs approximatifs ; elle doit aussi faire avec l’adulte qu’elle est devenue, mère à son tour, et l’enfant que sa mère a été et est restée. Ce désordre des temps et des générations, toute personne qui a vécu la déchéance d’un proche, pourra le reconnaître ; mais dans Il ne faut rien dire, il est à son comble. Sylvette n’est pas atteinte de la maladie d’Alzheimer ni d’une paranoïa banale, elle est toujours restée ce que la narratrice appelle « l’enfant-Sylvette », coincée dans l’année de ses 5 ans.

Dans un retournement à la fois bouleversant et dérangeant, il s’agit pour l’auteure à la fois d’enfanter en quelque sorte sa mère et de la désincarcérer de son enfance. Cette mission impossible est rendue par un « mentir-vrai » – entre récit de souvenir et fiction vraisemblable – et par un style incisif, impitoyable, à l’égard de sa famille comme des gens « normaux » choqués par son manque d’amour filial, mais aussi parfois tendre et même à l’occasion drôle. Il ne faut rien dire est un livre énergique de douleur et surtout de colère à l’égard d’une « survivante » et de l’injonction sociale à la « résilience ». À propos de l’enfant-victime éternelle, la narratrice écrit que c’est un « monstre », contre lequel ses « meilleures armes (...) étaient sans aucun doute le pessimisme forcené, l’esprit critique, le choix de conversations compliquées, les analyses politiques sévères, tout un arsenal pour envoyer à l’enfant le message qu’il n’avait plus sa place dans mes préoccupations. » et les discussions sur le sexe, ajoute-t-elle plus loin. Au sujet de la résilience, elle consacre quelques pages virulentes ; en réalité, tout son récit constitue une critique acérée de cette notion et une démonstration que le traumatisme se transmet aux descendants. Quand Pierre Bourdieu parlait de « connaissance par corps » et Annie Ernaux à sa suite de « preuve par corps » pour évoquer ce que la classe et les inégalités sociales font à nos corps, il faudrait reprendre ces notions pour évoquer l’héritage des violences. De sa mère mais aussi de son grand-père, la narratrice a hérité, et toute sa vie en est marquée, jusqu’à l’obsession : « Sylvette est mon métier. »

Marielle Hubert suit dans son livre une trajectoire d’écriture inverse à celle de Neige Sinno, à laquelle on ne manquera pas de la comparer. Neige Sinno, victime directe de son beau-père, entamait Triste tigre, également paru chez P.O.L, par un « Portrait de mon violeur » pour ensuite tenter de circonscrire le crime d’inceste par tous les angles possibles, et envisager les différents récits et analyses qu’on peut en faire. L’auteure d’Il ne faut rien dire, elle, tente d’approcher à rebours ce qui s’est passé et n’a jamais été ni reconnu, ni jugé en procès. Elle suggère entre les lignes le trauma, rend sensibles ses répercussions ; elle n’éclaire pas son lecteur par des analyses, elle l’éprouve, lui fait deviner, le confronte, sans pour autant chercher à l’accabler. Mais Triste tigre et Il ne faut rien dire se rejoignent et se complètent quand Neige Sinno écrit « Nous défaisons la trame du silence de nos petites mains. », et quand Marielle Hubert déclare au dos de son livre « j’écris pour faire mourir ma mère en paix » ; les deux écrivaines ne proclament pas leur croyance en la toute-puissance de la littérature mais en l’émancipation qu’elle permet, malgré tout. Il ne faut rien dire n’est qu’un livre, mais aussi, on le souhaite, une délivrance, pour elle – pour les lecteurs à venir.

Chloé Brendlé, Le Matricule des Anges, février 2024



Combattre la mer gelée

Marielle Hubert voudrait faire mourir sa mère qu’un cancer incurable condamne. Pour l’aider à partir, elle écrit « Il ne faut rien dire », la fin d’un silence hérité depuis bien avant sa naissance.

On ne peut pas tuer les fantômes. Il faut d’abord leur donner chair. Quand on les laisse prendre le pouvoir sur les souvenirs qui nous habitent, il arrive qu’ils nécrosent, qu’ils métastasent. Sylvette, la mère de Marielle Hubert, est atteinte d’un cancer. Au début d’Il ne faut rien dire, elle pèse 35 kg et refuse son diagnostic. Elle ne veut pas mourir. A la fin du roman, la balance affiche 31. Sa fille, l’autrice, l’aurait-elle délestée d’un récit trop lourd à porter ?

« Un être d’amour total qui m’offrait tout son temps et tout son stock de gentillesse » : pendant longtemps, Marielle Hubert a voué à sa mère une affection démesurée, à la hauteur de celle que lui portait Sylvette. Leur relation est exclusive et fusionnelle, à peine dérangée par la présence épisodique de son père colérique. En grandissant, la fille comprend que quelque chose pose problème dans le comporte- ment gémellaire de cette femme, « petite fille merveilleuse déguisée en adulte ». Elle la quitte pour s’en protéger, car elle sait que son « amour pour elle était immédiatement redistribué à toute une cohorte de fantômes qui ne la quittait jamais et qu’elle n’avait pas décidé de quitter non plus ».

Deux guerres mondiales

Pour mettre fin à cette mort qui n’en finit pas de rôder, Marielle Hubert prend la parole. Au trou noir que sa mère combat en silence depuis l’âge de 5 ans, elle oppose une reconstitution familiale sur plusieurs générations. La grand-mère Simone, mal mariée au grand-père Armand, accouche de Sylvette en 1950. Armand boîte, la polio est passée par là. Les deux guerres mondiales aussi, laissant derrière elles leurs wagons de syndromes post-traumatiques. Armand boit, frappe, viole. Son sadisme aurait dû tuer Sylvette. Elle a préféré survivre, adoptant toutes les stratégies dont les victimes s’entourent pour tenir le mal à distance : « je ne savais pas que les survivants sont des monstres : des monstres de force, de volonté, de résistance. » Pour absorber l’atrocité, Sylvette se fige dans l’enfant abusée qu’elle a été, l’entourant de fables merveilleuses, de « questions naïves », de joies démesurées, de déni permanent.

Kafka disait qu’un livre « doit être la hache qui brise la mer gelée en nous ». Marielle Hubert l’a pris au mot, littéralement. Il ne faut rien dire est un cri aiguisé qui décapite une nuit muette de soixante- dix ans ; le récit d’un témoin qui s’avance à la page pour pouvoir tourner la suivante.

Salomé Kiner, Le Temps, le 17 février 2024

Agenda

Du samedi 11 au dimanche 12 mai
Marielle Hubert au Banquet du livre de l'Abbaye de Lagrasse

Abbaye médiévale de Lagrasse

4, rive gauche

11220 Lagrasse

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Mercredi 15 mai
Marielle Hubert à la Librairie La Tête Ailleurs

Librairie La Tête Ailleurs
42, rue Folie Méricourt
75011 Paris

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Du vendredi 24 au dimanche 26 mai 2024
Neige Sinno, Marie Darrieussecq, Arthur Dreyfus, Ryoko Sekiguchi, Marielle Hubert au Festival Oh Les beaux Jours à Marseille

Le festival Oh les beaux jours ! est produit par l’association
Des livres comme des idées.

3, cours Joseph Thierry
13001 Marseille
France

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Vidéolecture


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