— Paul Otchakovsky-Laurens

Providence

Olivier Cadiot

Olivier Cadiot a rencontré un jour William Burroughs. Burroughs s’est approché de lui et lui a mis la main sur l’épaule. Young man, lui a-t-il dit – il attendait la suite avec impatience – mais le brouhaha autour d’eux et son accent si particulier ont fait disparaître les phrases qui suivirent dans un tunnel noir. Olivier Cadiot n’a rien compris. Plus tard, il lui est arrivé de se dire que sa vie aurait peut-être été modifiée ; il aurait pu suivre les précieux conseils d’un maître. Cette anecdote est l’un des points de départ de Providence
On y verra, en quatre récits, des personnages en conflit avec leurs...

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La presse

Sur Providence, un article du blog de Charles Robinson


http://charles-robinson.blogspot.fr/


Providence. Objet littéraire non identifié


Des personnages qui changent de sexe ou se révoltent contre leur auteur. Chez Cadiot, tout est permis.


« Que faire ? Un roman ? Au moins, avec un roman, on est libre. Et ça rassemble tout. Si on est en morceaux. » Est-il donc en morceaux, celui qui écrit ces lignes à la page 202 d’un livre imprévisible ? Un livre qui enchaîne les aventures littéraires extravagantes – un personnage vient y hurler sa rage quand son auteur l’abandonne, un autre plus célèbre (le Lucien de Rubempré de Balzac) se métamorphose en femme – et les expériences artistiques limites – découper du papier pour faire de la poésie ou ne prendre que des photos floues... Un livre qui se moque d’avoir un sujet, une intrigue comme on dit, mais les explore à sa façon tous et toutes : de Darwin à Dieu. « Faut arrêter les livres, ma petite, c’est vieillot », clament justement à Lucienne de Rubempré, dans une scène décoiffante, deux vieilles mécènes jumelles hystériques et snobs. Ou encore, « vous racontez des histoires beaucoup trop loin de nous. C’est trop province ».Depuis près de trente ans qu’Olivier Cadiot s’exerce en littérature, passe situations et phrases au fouet de son imaginaire, navigue de théâtre en poésie, ses histoires, souvent hilarantes, n’ont, elles, rien de « provincial ». Ce sont des « folies », à l’image de ces pavillons sans véritable emploi que les aristocrates aimaient à faire bâtir dans leurs parcs, au xviiie siècle. Pas nécessaires ni essentielles, et vitales quand même. Parce qu’elles délient le lecteur sous leur insouciance apparente, le font errer, s’agacer, se révolter parfois contre ces chapitres sans queue ni tête ; et finalement y trouver sa liberté de penser, sa liberté intérieure. Comme par un invraisemblable nettoyage de cerveau. Rien qu’avec « Des mots en forme de choses, des phrases dont on entend juste la courbe »... « Ça fait des visages, poursuit Cadiot. C’est beau. » C’est vrai.


Fabienne Pascaud, Télérama, décembre 2014


«Je fais un livre d’abord et j’écris dedans ensuite»


Olivier Cadiot sur «Providence»


Ce serait le grand théâtre du monde. Mais avec une ouverture sur la forêt en fond de scène, alors, comme à Bussang. Un endroit où vivre et (donc) se perdre, un peu obscur, lieu de randonnée. Parfois on considère le paysage dans son ensemble, d’autres fois on focalise sur une phrase, un mot, un rapprochement inopiné. Puis on reparcourt Providence en entier à nouveau et les lieux ont changé : tel personnage qui faisait du bruit semble parler depuis un autre bord, des détails qui étaient flous sautent soudain au visage.On soupçonne le texte d’avoir changé entre nos relectures. Peut-être que c’est un psilo géant et qu’on est dedans. Il avance par flux et par sauts, totalement continu par l’écriture mais aussi partout à la fois, cubiste : «Système simple : tout dire et dans n’importe quel sens. On coupe mieux une forêt en commençant par n’importe quel arbre.» Prudence cependant, ce n’est pas le narrateur qui parle ainsi, mais son personnage, qui a décidé, dans le premier texte de ce livre qui en compte quatre (tous liés, ou plutôt ligués), de s’en prendre à son auteur. Ce premier texte (ou chapitre souterrain) s’intitule «Quel lac aimons-nous» et dans le dernier, «Providence» (du nom de la ville américaine, peut-être), on apprend que «lac» signifierait «dépression - au sens large».Providence serait alors un livre de déflation, ou de downgrading, lo-fi, plein et agité de faibles intensités, voire de déperditions. Au bout du dernier «chapitre», le personnage a perdu le langage, il ne comprend plus rien et tant mieux car «aussi triste que de perdre des choses, pensais-je pendant ce repas interminable - aussi triste, ce serait de les retrouver éternellement semblables au milieu d’une ville changeante.» Entre-temps, à force de ne plus rien comprendre, on peut précisément entendre plein de choses. Le deuxième texte, «Comment expliquer la peinture à un lièvre mort» (un titre emprunté à une performance de Beuys) serait, par exemple, une réflexion sur la modernité, le poème, ce que c’est qu’écrire, mais sous forme de question, en dégageant des clairières pour voir ce qu’il y aurait s’il n’y avait pas ce qui est là : «C’est un curieux choix que d’ouvrir un chemin fermé devant vous qui est derrière - non, c’est le contraire.» Quant au troisième texte, une version féminine d’Illusions perdues de Balzac, avec Lucien en jeune fille, on y entendra, si l’on veut, «les petits cris des êtres perdus dans leur parole» et l’on palpera cette angoisse idiote mais vraie à la faveur d’un jeu de mots : «J’arrive trop tard dans le capitalisme tardif.» Avec tout ça, comme les mots «machine à écrire» et «marguerite» (la pièce arachnoïde munie des caractères d’impression, en plus de Duras) sont obsédants dans Providence, on a voulu demander à Olivier Cadiot comment il avait écrit ce livre. Et comme il était au fin fond du Sud-Ouest, on a recueilli ses réponses lors d’un tchat de deux heures, jeudi dernier.Le livre commence par une lettre de rupture Providence a-t-il pour objet un changement, une coupure dans le flux ?Il m’est arrivé quelque chose d’étrange, un jour je me suis rendu compte que j’avais perdu mon narrateur. Le «personnage» que j’envoyais en mission depuis plusieurs livres avait disparu. Il est vrai que dans le dernier, Un mage en été, le héros se retrouve explosé dans la nature. Pour tromper l’angoisse, j’ai imaginé au début de ce livre qu’il pouvait s’adresser à moi et me régler mon compte. C’était une bonne manière de rester ensemble. Et puis, sans doute, je voulais aussi changer des choses, ralentir le rythme. Dans les précédents livres, par exemple, il y avait pas mal de blanc, j’ai cru longtemps qu’ils reposaient le lecteur, faisant une petite plage ou une ardoise magique pour reprendre la lecture la tête fraîche. Mais les blancs ne sont jamais neutres. Trop profonds, ou trop légers, trop intimidants ou trop formels. Et surtout, ils donnent une fausse piste : que tout se vaut, que tout se juxtapose, comme une série de diapositives. Là, j’ai aimé travailler les enchaînements, j’ai voulu éclaircir les ellipses. Je voulais aussi faire un livre moins «oral». Produire les mêmes effets sonores et visuels mais avec d’autres moyens. Plus romanesques ? Je ne sais plus quel mot employer. Ce sont des questions techniques, mais c’est essentiel, c’est dehors que ça change et qu’il y a des ruptures, et la littérature doit bouger pour suivre, prédire et imaginer. C’est le vieux sens du mot «providence».Le romanesque, c’est la question du personnage ? On a le sentiment que quelque chose ici cherche à prendre corps...Là, il m’a fallu quatre corps, quatre avatars pour avancer. Et pour pouvoir le faire dans tous les sens à la fois. Le plus excitant, c’est de voir que ces quatre têtes découvrent quelquefois les mêmes choses en avançant, ont les mêmes sensations, les mêmes idées, mais par des chemins différents. Comme si on retrouvait le même objet posé dans quatre maisons. Je fais des reconstitutions de scènes qui n’existent pas, chaque détail «vrai» vient se greffer. Je pars de choses vues que je travaille comme des lieux communs pour ensuite les faire redescendre sur terre. Ecrire, c’est de la sculpture, ça ne se fait pas à plat, et pour donner du volume, il faut patiemment ajouter à un mannequin des éléments venus de toute part, l’habiller de milliers de paroles entendues. Ça finira par faire un corps.A un moment l’auteur est devenu un crâne, un point de vue vide...Ce pauvre auteur est devenu une anamorphose. Il faut se mettre à la bonne place pour le voir apparaître dans le tableau. Il n’y avait plus de narrateur, faisons disparaître l’auteur. C’est amusant, j’espère, pour le lecteur. Même s’il n’y a pas d’énigmes dans ce livre, on peut aussi découvrir des petites portes insoupçonnées, comme si un lieu avait une autre issue, ou un objet un double fond. Si on accepte de voir les livres en volume, il peut se passer des choses curieuses.La question de l’âge, de la vieillesse, est récurrente...Les livres, c’est fait pour ça, non ? Pour faire un micmac temporel. Mon ancien narrateur était en pleine forme, toujours présent, toujours au présent. Hyperactif, disponible, avalant tout. Sans âge. L’homme qui valait 3 milliards. Là, je voulais expérimenter ce que ça pourrait être de vieillir en accéléré : un jeune homme devient une vieille dame, une jeune fille grandit à vue d’-il, un photographe perd la tête. Même s’il y a aussi des figures éternelles : un narrateur conservé dans la vraie vie des livres ou un écrivain cryolisé par un collectionneur cupide.Est-ce que «Providence» entre dans une sorte de plan général de votre oeuvre, est-il écrit en fonction des livres qui précèdent ?Tout est prévu d’avance par un plan - sauf que le plan est vide. C’est une expérience très désagréable. Tout est prêt pour construire le pont, et au moment de commencer les travaux, on ne sait plus à quoi ressemble un pont. Pourtant toutes les études sont faites. J’aime passer du temps dans cet état si spécial. Ce n’est qu’à la fin que les choses se répondent et s’articulent. Si j’avais organisé le livre dès le début avec une composition raisonnée, il n’y aurait pas de rapprochements et de surprises sincères. On peut espérer en retour provoquer de petits chocs émotionnels.Il est beaucoup question du langage et de l’usage politique du langage : c’est une partie du comique...A force d’assembler des parlers, des expressions, des monstruosités entendues, tout le monde finit par reconnaître quelque chose qu’il n’a jamais vu. Ce bizarre familier permet sans doute de faire entendre des voix cachées dans les paroles et de faire entendre leur violence. Le comique permet d’accélérer la chose, il monte le son et intensifie les couleurs.On retrouve pas mal d’enquiquineurs dans «Providence» C’est une figure importante pour vous, l’importun ?Disons que si mes narrateurs parlent beaucoup tout seuls, il me faut en face des gens qui parlent très fort et très mal. Dans ce livre, il y a moins de tyrans que d’habitude, on respire. Mais le type du train est particulièrement pénible. Je parle un moment de «text boarding», un supplice spécial. Ça permet, par contraste, de faire des plages de silence.Est-ce que la question «qu’écrire ?» est plus, ou autrement, mise en avant que les autres fois ?Sans doute, mais de manière non théorique. A force de ressasser des questions, elles deviennent assez opaques. Et les problèmes littéraires deviennent nébuleux. C’est très bien, on peut se balader dedans comme dans un conte. Après tout, la littérature n’est pas un sujet moins intéressant que le quotidien d’un commissariat new-yorkais, les aventures d’un baleinier, la vie brisée d’une ex-femme de président ou la conversion subite du FN à un islamisme radical. Tout est intéressant si on plonge dans les détails concrets. Pouvez-vous détailler la boîte à outils de Providence ? Les phases, les objets par lesquels l’écriture est passée ?J’ai pris pas mal de temps, parce que j’avais en magasin des choses souvent inconciliables. Et, comme je ne voulais pas construire un super-récit, j’ai ouvert plus loin chacune des boîtes et déplié des scènes qui sans doute dans les précédents livres auraient été traitées plus brièvement. Ce qui est le plus frappant c’est de voir pendant si longtemps son texte à plat, désactivé. Il faut repasser dedans une fois vraiment. Pour que ça parle. C’est le seul vrai moment «d’écriture» que j’ai au cours des années de préparatifs. C’est assez bref. C’est peut-être comme au cinéma, j’écris les décors et la lumière, je place des transparences. Tout est écrit, mais ça n’existe pas. Je fais un livre d’abord et j’écris dedans ensuite. Pour qu’un texte devienne lisible, il faut que l’auteur soit le premier cobaye. Comme les gens qui se font piquer par une araignée pour trouver un vaccin.
Providence, c’est un titre de Resnais. On croise aussi Balzac, Beuys, Aby Warburg, Il y a beaucoup d’invités...Vous avez reconnu Warburg, je l’avais bien déguisé pourtant. Mais il n’y a pas que des stars, on rencontre aussi des gardes forestiers agressifs et des jumelles milliardaires. Pour Balzac, cela faisait un moment que je voulais réduire Illusions perdues, comme on peut jouer du Wagner au piano. Il se trouve que j’avais un arrière-grand-oncle, assez mauvais auteur dramatique, qui l’avait rencontré et prétendait, parce qu’il venait d’Angoulême, être le modèle de Lucien de Rubempré. Autofiction radicale ! De Resnais, je me souvenais du dernier plan de Providence, une longue boucle passant dans le ciel qui fait changer presque de saison, à la fois en accéléré et au ralenti.«Il vaut mieux écrire bien des idées vides, que mal des choses complexes. C’est indéniable.» Vous pouvez commenter ?Cette phrase ironique arrive au moment où ce «personnage» commence à comprendre qu’on peut voir plusieurs choses en même temps, en l’occurrence un mur et les fossiles qui le composent, mais c’est là où il perd le fil. C’est dommage, au moment où l’on trouve la solution formidable, où l’on se dit que l’on peut rapprocher des choses inconciliables, tout s’éteint.On a l’impression souvent que vos livres «finissent mal»...En général ils se terminent très bien. Celui-ci ne se termine pas, puisque vous pouvez imaginer que le début commence à la fin. Et puis voilà quatre manières de ne pas finir et rester en l’air. Dans une drôle de position. On meurt aussi au paradis. Ils sont tous encadrés pour l’éternité comme des enluminures.


Eric Loret, Libération, janvier 2015


Une méthode de survie


L’écriture d’Olivier Cadiot enregistre ces faits infimes qui forment pourtant le tissu din de nos vies sous l’ordinaire des jours.


L’écrivain serait un illuminé, un rêveur s’appliquant à retranscire du mieux qu’il peut les songes de son imagination folle et qui croit dynamiter le réel en lançant dans le ciel des conceptions idéales ses fusées d’artifices. Eh bien non, nullement, pas du tout. L’ambition secrète de tout écrivain est de mettre au point une méthode et d’écrire un manuel. Un manuel de sagesse, un manuel d’esthétique, un manuel de survie. Nous avons ainsi les auteurs édifiants, dont les livres sont plutôt des leçons, ou ceux qui complotent une révolution des esprits. La plupart, très généreusement, souhaitant faire profiter de leur savoir, de leur expérience ou de leur pénétration la pauvre humanité démunie. Quelques-uns pourtant ont une visée plus modeste et plus radicale. Leurs livres sont des machines célibataires, pour reprendre la définition que Marcel Duchamps donnait à son Grand Verre. Celles-ci fonctionnent mais leur finalité reste très incertaine. Ce sont des méthodes infaillibles qui ne servent à rien.Et qui, de ce fait, nous sont d’une grande utilité : s’y montr eà nu la mécanique aberrante de tout système né de l’homme. Pour autant, il ne s’agit pas toujours d’en dénoncer l’ingénuosité arbitraire. On peut aimer aussi ce jeu de construction, ses engrenages, ses enchaînements, cet emballement paralogique à l’oeuvre par exemple dans Locus Solus de Raymond Roussel (1914). Il n’y a pas de cela également chez Olivier Cadiot. Son premier livre ne s’intitulait pas pour rien L’Art poétic’ (1988). L’art y sera, mais aussi la lingerie de sa posture, le détounrement de ses flux et de ses influx, toute son emphase gonflée à l’hélium.

Ce n’est pas pour rien non plus que Robinson est le personnage fétiche de l’auteur, présent dans trois de ses livres dont le très grisant Retour définitif et durable de l’être aimé (2002). Courant d’air frais dans la littérature, toutes fenêtres ouvertes, injection de vitamines à haute dose, ce livre revigore, régénère, ragaillardit, tout comme la lecture d’Arno Schmidt décape si bien le cervelet qu’elle nous dérouille aussi les jambes. Robinson donc est l’homme seul, le survivant, qui n’a plus que son astuce, et quelques notions vagues de compétences humaines acquises pour se bricoler dans la langue d’abord un monde habitable. Il doit être inventif à chaque instant sous peine de périr, de faim ou d’ennui. Or nous retrouvons ce Robinson dans le premier des quatres récits qui composent le nouveau livre d’Olivier Cadiot, Providence.Mais quelque chose a changé. La phrase de l’écrivain, cette phrase nerveuse, réactive comme un fil éléctrique dénudé vous effleuriez un genou du sujet, vous receviez son pied dans la figure, cette phrase, donc, s’est à l’évidence réconciliée avec la "syntaxe incorruptible de la langue française" (Rivarol), elle est plus ample, plus lente, comme domptée par les forces de l’ordre de la grammaire qui aura donc eu cette fois encore le dernier mot. Incontestablement, le génie virevoltant de Cadiot y laisse quelques plumes. Mais il est vrai que le propos est réflexif, voire autobiographique, de ce livre imposait sans doute une écriture moins effervescente, trépidante ou vibratoire et mieux armée pour la démonstration.Car Robinson également a changé. Dans "quel lac aimons-nous", le premier récit, le voici qui apostrophe l’écrivain : " Tu m’as abandonné, disons plutôt congédié, je ne te servais plus à rien (...). Mais tu n’étais le maître qu’en ma présence. Sans moi tu es un homme ordinaire (...). Sans moi tu es tout seul, et un homme seul ne vaut rien du tout." La révolte du personnage contre son créateur est un lieux commun romanesque, mais Olivier Cadiot en fait le sujet d’un véritable drame. Incapable d’animer son personnage, l’écrivain est renvoyé à son impuissance créatrice et à sa déréliction de simple mortel : "Monsieur a voulu jouer l’adulte (...). Et maintenant tout t’arrive en vrai (...). Tu resteras à terre sans prendre aucune vague." Et, plus loin, Robinson lui lance encore : "A ton tour d’être dans une île déserte."Le deuxième récit, "Comment expliquer la peinture à un lièvre mort", est sans doute le plus excitant. On y retrouve, pour rester avec Duchamp, la sensibilité extrême de cette écriture aux inframinces : elle enregistre comme le ferait un électrocardiogramme - un éléctroencephalogramme aussi bien - ces faits infimes, quasi imperceptibles, qui forment pournat le tissu fin de nos vies sous l’ordinaire des jours. Comment repérer, par exemple, ces moments de l’existence "où on est le plus quelque chose", le plus malheureux ou le plus heureux, le plus rapide, le plus adroit.Dans ces récits spéculatifs transparaissent aussi les incertitudes d’un écrivain qui n’ignore pas que vivre consiste souvent à perdre ses illusions. A défaut de l’euphorie stylistique qui caractésait auparavant ses livres, Olivier Cadiot nous donne cet autoportrait diffracté dans la langue, une réflexion sur l’écriture qui se soumet aussitôt à l’épreuve de la page et se garde allègrement du funeste destin des textes, "tentatives considérées comme ineptes par le commun des mortels" jusqu’au jour où ils deviennent "enfin des chefs-d’oeuvres vieillots et rasants".


Eric Chevillard, Le monde des Livres, janvier 2015


Comment devient-on écrivain ? En jouant avec les mots, en les découpant aussi, répond Olivier Cadiot, artificier et bricoleur.


L’auteur de «Un mage en été» envoie quatre avatars explorer la fabrique de la littérature. Il récrit, au passage, «Les Illusions perdues» au féminin, avec en rôle principal «Lucienne de Rubempré». Un inventaire littéraire mélancolique et cocasse.


La littérature comme bricolage, découpage, cut up, prélèvements d’instants "futurs, anciens, fugitifs" : déjà dans son Art poetic’ (P.O.L, 1988), en découpant une grammaire française, Olivier Cadiot exposait le contenu de sa «boîte à outils». Depuis, il n’a cessé de «bricoler» dans tous les registres : performances, opéra avec Pascal Dusapin, projets musicaux avec Rodolphe Burger et le groupe Kat Onoma, traduction des Psaumes et du Cantique des Cantiques pour le projet de retraduction de la Bible de Frédéric Boyer, collaboration théâtrale avec Ludovic Lagarde et Christoph Marthaler, invité d’honneur du Festival d’Avignon en 2010.Et, ponctuant cette activité créatrice, des livres, qu’il appelle des «romans», car c’est quand même la forme la plus accueillante. Un personnage l’a accompagné, un Robinson qu’il envoyait au charbon à sa place. Pas le constructeur capitaliste protestant de Defoë, non, son héros était plutôt un naufragé foutraque, chargé de rebâtir un monde à partir d’éléments hétéroclites et de situations explosives.Travaillant par juxtapositions, enchaînements, ruptures, Olivier Cadiot a trouvé une voix immédiatement reconnaissable et singulière, un impact qui frappe au plexus. Depuis Futur, ancien, fugitif en 1993, il y a eu cinq romans, dont l’enthousiasmant Retour définitif et durable de l’être aimé (2002) et jusqu’à Un Mage en été (2010), dans lequel Robinson était aux prises avec un illuminé du XIXe siècle. Et voici que son personnage, celui qui allait au front à sa place, l’a abandonné, cette machine à produire des feux d’artifice dans le cerveau se déclare en grève. Ce n’est pas un thème nouveau que cette défection, mais ce Robinson envoie promener son auteur avec beaucoup de verve dans le premier tableau de la tétralogie qu’est Providence. Il se révolte contre son instrumentalisation, met l’écrivain devant ses contradictions: «Tu te demandes sans cesse Comment puis-je dire des choses qui n’ont jamais été dites auparavant? - regarde à quel point je fais bien ta voix.» Et il insiste : «Mais dire des choses nouvelles, ça se fait sans le savoir, ça ne se proclame pas. Et j’étais là pour ça.» Le grondant et l’encourageant en même temps, Robinson laisse son ancien maître sur cette injonction, tirée de la Bible: «De même la parole qui sort de ma bouche,/Ne doit pas me revenir vide.» Surprise: le personnage parle une langue beaucoup plus calme, fluide, moins rapide, moins heurtée, que celle que lui imposait jusqu’ici son auteur. L’écriture de Cadiot a changé, c’est aussi un adieu à une pulsation particulière.Quand avez-vous été «le plus» quelque chose ou réussi «le mieux»? C’est la question en arrière-plan du deuxième tableau : «Comment expliquer la peinture à un lièvre mort?» - clin d’oeil à une installation de Joseph Beuys. (il y en aura aussi à Burroughs, Christo, Aby Warburg, John Cage, bien d’autres). «Le jour le plus beau, ce tournant en voiture près de chez vous, enfin parfaitement négocié, le contact idéal du parquet de bois d’une salle de bain japonaise [...].» Dans cet instant d’équilibre avec les autres corps et avec soi-même, le narrateur, qui semblait être un jeune homme en Allemagne, dans les années 1980, devient une vieille dame, et se pose sur l’écriture des questions troublantes : «On peut se demander si, en faisant dormir de force au musée un écrivain nul dans le lit de Proust, il n’aurait pas, le matin, pendant quelques secondes, la capacité d’écrire une phrase comme«Le pépiement matinal des oiseaux semblait insipide à Françoise.» Tout comme en sortant du cinéma, on se prend à marcher quelques centaines de mètres comme Steve Mc Queen. Il revient sur sa méthode de jeune poète «moderne», «comme un chirurgien qui irait chercher des organes à volonté dans une boîte - ajoutant un rein ici, un doigt à cet endroit - on fabrique de petits corps.» Puis, récrivant Les Illusions perdues de Balzac au féminin, il emprunte les espèces d’une jeune Lucienne de Rubempré qui fait de grands détours jusqu’à clamer, tel Rastignac : «Paris à nous deux!» Une autobiographie, donc, un vrai roman de formation, signes inversés, en accumulant des instants cocasses ou qui «brisent le coeur», comme on en trouve dans le livre de chevet de la Japonaise Sei Shonagon. Dans le dernier de ces tableaux, Providence, voici le personnage-auteur devenu un photographe déchu, carrière brisée, incompréhension totale : que s’est-il passé? «Je devrais vraiment faire un essai», se dit le narrateur, désemparé, qui s’agite dans son roman comme le coureur incongru qui traverse le délire de l’écrivain mourant, dans le film Providence d’Alain Resnais.Tous les motifs d’Olivier Cadiot passent en filigrane dans ce livre mélancolique, déguisés, atténués, à mi-voix. Il s’achève dans un hôtel pour très vieux écrivains : Bataille, Samuel B., la soeur de Thomas Mann. Marguerite Duras regarde la mer au télescope, «elle a 120 ans demain».


Isabelle Ruf, Le Temps, janvier 2015



Un créateur en jouet de ses créatures


Olivier Cadiot, dans un roman constitué de quatre récits menés par d’étranges personnages, nous ouvre son atelier d’écriture.


Olivier Cadiot est un écrivain contemporain exigeant. Il a intégré une impossibilité radicale : on ne rédige pas comme si Samuel Beckett n’avait jamais existé. D’où des démarches expérimentales, vertigineuses, inclassables, depuis L’Art poétic’ (1988) jusqu’à Un mage en été (2010), pleines d’énergie poétique et de soupirs sonores. Or voici qu’à l’approche de la soixantaine, Olivier Cadiot abandonne le narrateur de ses romans et pièces de théâtre, toujours emplis de figures tyranniques. Il baisse d’un ton. Il propose une pureté minimaliste, qui procède par plissements d’écriture.
Providence? Le titre invoque le sens premier du mot, cette sagesse suprême par laquelle Dieu conduit tout : prévoir et pourvoir. Il se réfère également au film d’Alain Resnais, Providence (1977), dans lequel un romancier (John Gielgud) divague en échafaudant un roman chaotique. Resnais jouait sur les voix de ses comédiens tel un compositeur de quatuor, Cadiot s’accorde sur quatre parties. Quatre personnages, chacun en lutte avec l’auteur?: «Tu n’as jamais parlé en ton nom. Et c’est maintenant que tu commencerais ? », s’agace le premier. Ces quatre figures sont quatre métamorphoses, qui traversent les âges et les genres.La troisième est un avatar féminin du Lucien de Rubempré des Illusions perdues de Balzac. Et l’auteur d’expliquer dans son coin : «Lucien de Rubembré peut très bien être une fille. Il suffit d’accorder l’ensemble - je l’avais fait littéralement dans un exemplaire de poche du livre. C’est une curieuse contrainte de ne rajouter que des "e" à un livre.» «Devenir moderne trop tard, c’est idiot», note Olivier Cadiot, qui creuse son sillon, invente sa propre langue-berceuse?; poétique ou sardonique. Il agence des fragments qui transmettent, par capillarité, les sentiments, la culture, la vie?: «Les vraies sensations diffractées mais insistantes ne sont pas racontables, ce sont de petits tourments sans visage?; on ne peut s’appuyer sur rien. Le récit pourtant a des tentacules.» Sa prose morcelée forge un phrasé qui fuit les idées affétées. Le lecteur n’est plus happé que par des phrases hypnotiques?: «Nous manquaient le son des paroles cachées au fond de l’espace-temps, les toques de fourrure et l’odeur du thé?; les voix dans le noir qui font les beaux livres.» Olivier Cadiot, comme tout créateur authentique, s’avère devin, comme en témoigne cette phrase soudain augurale, à la suite de l’attentat contre Charlie Hebdo?: «Et takatakatak, il imitait le crépitement d’une machine aussi puissant que le bruit d’une mitrailleuse, suivi d’un ricanement - terminé par un raclement de gorge ; comme s’il voulait assassiner ce qu’il venait de dire.» Providence se lit comme une éternelle suspension de séance. On croit déceler l’angoisse du vieillissement, mais déjà surgit un autre échantillon de ce roman aux allures de nuancier: la violence diffuse du langage. Puis voici que miroite le mystère quantique: neutrinos, muons et autres particules s’invitent dans le corps du récit, entre deux lignes de fuite vers un lac ou une forêt... Au terme d’une telle expérience, le lecteur abandonne ces pages lues avec une avidité nostalgique, un lambeau de phrase fiché en tête: «On ressent une sensation de paix et de confort quand elles se referment doucement dans un clic impeccable - avec le son spécial des fermoirs de laque des poudriers d’autrefois


Antoine Perraud, La Croix, 15 janvier 2015

Et aussi

Olivier Cadiot GRAND PRIX SGDL DE LA FICTION 2021

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Olivier Cadiot, Providence, ¨Providence ''le teaser'' Laurent Poitrenaux mise en scène Ludovic Lagarde

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