— Paul Otchakovsky-Laurens

La Demoiselle à coeur ouvert

Lise Charles

« Horreur ! Erreur ! N’ouvrez surtout pas le message précédent ! J’ai fait une fausse manœuvre, il ne vous est pas destiné. Mais je sais que je peux compter sur votre discrétion. »



Octave Milton, un écrivain de 44 ans pensionnaire à la Villa Médicis, utilise son talent, sa notoriété et son goût de l’indiscrétion pour attirer ses connaissances comme ses correspondantes, détourner leurs confessions, leurs frustrations, leurs secrets, et les recycler dans son œuvre. Sera-t-il puni ou sauvé ? Est-il un voleur, un pervers, un manipulateur, ou simplement un auteur en manque d’inspiration ? Ou bien peut-on soutenir, comme le...

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La presse

Rome, Villa Médicis ouverte


Un roman de Lise Charles avec une étrange "demoiselle"


"L’atelier est humide et sent le renfermé." "Tiens, un alexandrin", ajoute le narrateur, un écrivain quadragénaire, pensionnaire à la Villa Médicis. Lise Charles, dont c’est ici le troisième roman, a vécu elle-même pendant un an dans la prestigieuse résidence d’artistes romaine. À la fin du livre, une petite note en corps 5 ou 6 mentionne son séjour en 2017-2018 (elle avait, elle, 30 ans) et sa gratitude. Ce qui n’enlève rien à sa causticité entraînante, quand il s’agit de décrire la vie dans cette très chic "colonie de vacances" — selon les termes d’une correspondante de l’écrivain fictif. Dès le début du roman, Octave Milton, un peu flottant sur ce qu’il est venu faire à Rome, observe d’un œil acéré ses voisins de résidence, dont une plasticienne ayant le goût du sang menstruel, Amélie Biberon. Sa nature duplice se révèle au lecteur par la forme même du livre, un roman épistolaire par mails, où il n’y aura ni timbres ni enveloppes, mais des copier-coller et des "oups" rectificatifs. Se suivent des échanges où les mêmes anecdotes sont racontées différemment, selon l’interlocuteur. Octave force le trait pour faire rire ou au contraire estompe afin de ne pas blesser.
Ainsi, les paons, qui se pavanent près de l’aller des orangers, ou plutôt des artichauts, puisque Lise Charles s’amuse du goût immodéré de la directrice de la Villa pour ces plantes potagères. Le cri de "l’oiseau de Junon" peut être décrit comme désagréable ou d’une froideur à donner le cafard, il est généralement consigné comme "léon, léon". C’est le nom de mon père, indique Octave à son ancienne amante Livia Colangeli. Dotée d’une grande influence sur Octave, celle-ci téléguide la rédaction du roman qu’il est supposé écrire à Rome et le poussera à commettre un grave forfait au détriment de la "demoiselle" du titre. À sa mère, Octave, qui ne veut pas rappeler le nom du père, va écrire que les paons font "néon néon". Plus généralement, l’écrivain réécrit tout à l’intention de sa mère comme s’il était le bon garçon qu’il n’est pas.
Mais ceci n’est pas une fausse piste : le père, la mère ne font que passer, tels deux grands gallinacés à traîne observés à travers une trouée d’un jardin à la française. L’histoire centrale (plus ou moins amoureuse) se joue entre Octave, la machiavélique Livia et une universitaire de Nantes, Marianne Lenoir. Marianne, "ma métalepse", dit Octave. Car la professeure de stylistique porte le même nom que l’héroïne du premier roman de l’écrivain, lequel est le pseudo de Lise Charles pour ses livres jeunesse. Coïncidences, histoires enchâssées, chaussetrappes, piques érudites... le roman progresse ainsi malicieusement vers un dénouement qui s’avérera dramatique pour la fille de Marianne? L’adolescente étrange cache entre les pages de ses BD son journal intime. On peut y lire, en voyeur chevronné que l’on est devenu au fil des mails : "Je crois que je sais comment me suicider. Il suffit de fermer les yeux, et de respirer lentement, jusqu’à ce que la pensée gonfle le corps, les doigts, les genoux, et pour finir n’ait plus de place. Les veines éclatent, le cœur se brise, comme celui du roi Lear à la fin de la pièce.


Frédérique Fanchette, Libération, 12 septembre 2020



Jusqu’où un romancier peut-il se nourrir de la vie de ses proches ? Le dernier opus de Lise Charles, roman épistolaire très inspiré des mythiques Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos, soulève la question de la création avec une intelligence psychologique et romanesque remarquable.


L’affaire commence par une satire aigre-douce des résidences d’artistes — le personnage principal, un auteur raté, Octave Milton, 44 ans, vient d’être accepté pendant une année à la Villa Médicis, à Rome, et s’amuse des travers de ses congénères. On sourit à l’évocation plus vraie que nature des coulisses du lieu : Lise Charles sait de quoi elle parle, puisqu’elle y a vécu, elle aussi, en résidence pendant un an. Mais peu à peu, le divertissement ironique cède la place au cauchemar éveillé. L’auteur, pris dans une relation sadomasochiste avec son éditrice, se fait prédateur, à l’affût de victimes à dépouiller de leurs histoires et de leur vie, au nom de l’art. Machiavélique et brillant.


M.-L.K., La Vie, septembre 2020



"Encore un roman par lettres", un article de Christine Marcandier à propos du La Demoiselle à cœur ouvert, à retrouver sur la page de Diacritik.



Lise Charles : liaisons dangereuses à la Villa Médicis


Dans un roman épistolaire et mordant, Lise Charles fait une satire de la Villa Médicis, où elle fut pensionnaire, et joue avec l’autofiction. Rencontre en Bourgogne.


Mais qui est vraiment assise en face de nous, à la terrasse de ce café auxerrois, sur les bords de l’Yonne ? Est-ce bien Lise Charles ? Certes, la jeune femme en robe d’été et sweat à capuche, en vacances dans la région, ressemble comme deux gouttes d’eau aux portraits que l’on connaît de la romancière trentenaire : traits juvéniles, regard mutin. Mais il pourrait tout aussi bien s’agir de Marianne Renoir, pseudonyme – emprunté au personnage d’Anna Karina dans « Pierrot le Fou » de Godard – derrière lequel se cache Lise Charles quand elle écrit des livres pour enfants.
Vous avez le tournis ? Ce n’est pas fini. Car Marianne Renoir est aussi une figure récurrente des livres de Lise Charles. L’héroïne de son premier roman, « la Cattiva », se nommait ainsi. Et dans le dernier, « la Demoiselle à cœur ouvert » (titre d’un roman du XVIIe jamais réédité), apparaît une nouvelle Marianne Renoir, professeure à l’université de Nantes… comme l’auteure.
Bien qu’on n’ait bu qu’un café allongé, on a l’impression de voir double et même triple. Bref, on en perd son latin, ce qui est tout de même un comble lorsqu’on s’entretient avec une forte en thème de la trempe de Lise Charles. Elève au lycée Henri-IV, elle rafla les premiers prix aux concours généraux de français, d’allemand et de grec, en 2004, et le second prix de philosophie l’année suivante. Pas bêcheuse pour autant, l’ex-enfant prodige qui dévorait, gamine, les classiques de Racine ou de Corneille dans les allées d’un supermarché breton. Plutôt espiègle même. Si elle connaît la grammaire, la stylistique et son Gérard Genette sur le bout des doigts, c’est pour mieux (s’) en jouer.


« Les Liaisons dangereuses » 2.0


En théorie littéraire, on parle de métalepse quand un personnage sort du livre. L’exemple le plus connu, rappelle Lise Charles – ou plutôt Marianne Renoir – dans « la Demoiselle à cœur ouvert », est celui de la nouvelle de Cortázar « Continuité des parcs », où le protagoniste s’échappe du récit pour tuer le lecteur. Brouiller la frontière entre réalité et fiction, la rendre poreuse, Lise Charles, visiblement, adore ça. Sa « Demoiselle à cœur ouvert » est un vertigineux labyrinthe en trompe-l’œil, truffé de fausses pistes, de portes dérobées, de passages plus ou moins secrets entre le réel et l’imaginaire, le vrai et le faux.

A première vue, voilà pourtant un classique roman épistolaire, dans la tradition des « Liaisons dangereuses ». Un genre que l’écrivaine, spécialiste des XVIIe et XVIIIe siècles, connaît bien. Touche de modernité : la correspondance est ici électronique. Pensionnaire à la Villa Médicis (comme Lise Charles en 2017), l’écrivain Octave Milton s’épanche dans ses mails auprès de sa mère, de son frère et de sa complice Livia, dont la perfidie n’a rien à envier à celle de la Merteuil. Parti pour écrire un livre sur son ancêtre l’architecte Borromini, rival du Bernin, Milton abandonne après avoir conclu que cet artiste n’était qu’un « gros plouc ».

Il se rabat alors sur ce qui l’entoure, pille la vie des autres pensionnaires pour écrire des nouvelles, s’inspire sans tendresse d’une pauvre vieille fille, « sous-bibliothécaire » enamourée venue lui rendre visite à Rome, dans une chronique moqueuse. Milton vampirise tous ceux qui croisent sa route et, comme chez Choderlos de Laclos, ce petit jeu pervers va finir par faire des victimes.

« J’avais cette histoire en tête depuis l’adolescence, nous dit Lise Charles. Quand j’ai lu “Mademoiselle Else” de Schnitzler, j’avais 17 ans, l’âge de l’héroïne. J’ai été très marquée par cette nouvelle. Je me demandais comment Schnitzler, un homme adulte, avait pu entrer dans la tête d’une jeune fille, si bien saisir ses pensées. Il me semble avoir lu à l’époque que, pour écrire ce texte, il avait eu de longues conversations avec sa belle-fille, qui s’est suicidée après la publication du livre. La vie de cette jeune fille a nourri un livre qui a détruit sa vie. Cette interaction entre la vie et l’écriture me fascine. Les écrivains prennent toujours aux autres, mais dans quelles proportions le peuvent-ils ?  »

Elle-même ne s’interdit pas de piocher dans son quotidien pour alimenter son écriture. Dans la première partie du livre, satire piquante et drolatique de la vie à la Villa Médicis, de nombreuses personnes « réelles » font ainsi irruption : l’ex-directrice de l’institution, Muriel Mayette, ses artichauts, ses paons et son mari Gérard Holtz aux « mollets très bronzés et très musclés », mais aussi Paul-Otchakovsky Laurens, éditeur de Lise Charles – et de Milton –, mort en 2018 ; le dessinateur François Matton. Le portrait de la colonie d’artistes est vachard à souhait.

Aucun ridicule n’échappe au regard laser de Lise Charles : le restaurateur de tableau qui réalise un plat de sushis au crochet, l’artiste qui se baptise avec le sang de ses règles, le compositeur qui cherche à faire émerger « une surface musicale irréductible, témoignant du rapport fructueux de la confrontation initiale, celle de l’hétérogène », sans oublier les quatre pensionnaires sur quinze qui se battent pour avoir Virginie Despentes comme marraine.

« J’ai une peur bleue de faire du mal aux gens en écrivant, glisse Lise Charles. J’ai beaucoup de méchanceté et de mauvais esprit en moi, mais je ne veux pas nuire. Je fais très attention. Il faut aussi pouvoir s’attacher aux personnages pour que le livre soit efficace. »

Efficace, « la Demoiselle à cœur ouvert » l’est sans conteste, avec son architecture complexe et retorse, tout en mise en abyme. Plus qu’un roman à clés extrêmement roué, c’est une réflexion passionnante sur l’autofiction et la création. Et bien que Lise Charles ait l’audace d’insérer un long article universitaire sur les « frontières du dialogue » (que l’on a parfaitement le droit de sauter), le livre ne sombre jamais dans le pensum. Bien au contraire. Dans la prose de cette romancière, il y a toujours quelque chose de joyeux, de coloré, une part d’enfance et de jeu.
Elle s’incarne ici dans le personnage de Louise, préadolescente dont Octave Milton découvre le journal intime. Lise Charles restitue les mots d’enfant avec le même art que l’auteur de BD Riad Sattouf. « Je l’adore, dit-elle. Quand j’ai lu ses “Cahiers d’Esther”, j’étais un peu complexée. Il se tient toujours à la lisière de la cruauté et de la bienveillance. » Elle aussi se tient exactement là, à la croisée des chemins entre l’enfance et l’âge adulte, la tendresse et l’ironie, le mensonge et la vérité. Etonnante demoiselle à la lisière.


Elisabeth Philippe, L’Obs, septembre 2020

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