— Paul Otchakovsky-Laurens

Les Amies de ma mère

Philippe Michard

« Je vais mourir, ma mère mourra, d’ailleurs n’est-elle pas déjà morte ? »

Philippe Michard tente de répondre à travers un réseau émouvant de cinq femmes, de Tunis à Palerme, en passant par Tel Aviv et Paris, où sa mère règne au centre de représentations qui nouent les lieux, les dates et l’Histoire.

« Aujourd’hui, maman est morte ». C’était l’incipit de L’Etranger d’Albert Camus, et c’est par cette phrase que Philippe Michard termine son livre. Il lui aura fallu entreprendre cette quête toujours relancée de sa mère par la médiation de ses amies,...

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La presse

« Les Amies de ma mère », de Philippe Michard : le feuilleton littéraire de Camille Laurens


Notre feuilletoniste a été bouleversée par le troisième livre de Philippe Michard. Confronté à la proximité de la disparition de sa mère, l’écrivain a retrouvé celles qui l’entouraient à Tunis à partir des ¬années 1939-1940.


Barrage contre la mort


Certains livres se soustraient d’emblée à toute typologie, parfois même à tout commentaire. Est-ce le cas de celui de Philippe Michard, Les Amies de ma mère, dont j’éprouve, tout en le lisant avec émotion et admiration, combien je vais avoir du mal à en parler ? Mais pour vaincre mon appréhension, peut-être faut-il seulement que je rappelle, comme l’indique le lexique final, ce qu’est le midrach dans la tradition hébraïque si chère à l’auteur : « C’est une exploration de la lettre du texte (…), une lecture lente, attentive au cheminement du sens dans tous les plis et replis du récit. Le midrach est, très précisément, quête du sens à renouveler. » Voilà bien ce qu’est ce texte extraordinaire, et aussi ce qu’il demande : une interprétation attachée à tout ce qui, à la virgule près, peut faire sens, un commentaire en quête d’une vérité toujours renouvelée, donc infinie. La présente chronique, elle, par définition limitée, ne pourra qu’ébaucher le dépliement de cet objet littéraire unique.
L’écrivain ne méconnaît pas la difficulté, et dès le très bel incipit s’inquiète de ce que « le lecteur s’y retrouve, le lecteur : celui pour qui j’écris ; comme le poissonnier arrache la peau d’une sole, sa main m’arracherait le cœur ». Il admet que son livre n’a pas d’autre plan « que l’énergie qui [l]e sépare de [s]a mère sachant que la force du lien est au-delà du mot “amour” ». Le titre, sous sa fausse allure de comédie, définit bien le projet. S’interdisant d’écrire « sur » sa mère – « sur sa peau », geste tabou –, il s’agit pour le narrateur, grâce à différents voyages en Israël, en Tunisie ou en Sicile, de retrouver Giulana, Lucette, Claire et Claude, les amies qui entouraient celle-ci à Tunis à partir des années 1939-1940, quand leur jeunesse se confondait avec la guerre et les lois antijuives. Sa mère, adolescente, était anorexique, tentée par la mort, physiquement et mentalement fragile – elle l’est restée, et la scène finale, intime et délicate, la montre à 84 ans, alitée après une opération, discutant avec son fils de Diderot et de George Sand, avant que celui-ci ne lui fasse la lecture du livre d’Ezéchiel dans la Torah – « le souffle du vivant était dans les rouages », lit-il, et ces mots éloignent la mort de « celle pour qui j’ai peur », écrit-il.
Le texte de Philippe Michard procède par associations libres, « sans savoir » ; sa circulation, dont le lecteur doit épouser la vivifiante complexité, emprunte au surréalisme et à la psychanalyse
Le vivant, c’est ce qui porte ce livre, l’anime et lui donne sa force. Au quotidien, Philippe Michard est médecin hospitalier et son combat aux côtés des corps souffrants, des corps mourants hante ce texte écrit dans « la soupente » où, chez lui, il arrache quelques heures à son emploi du temps surchargé. C’est sans doute pourquoi il n’a, en vingt-cinq ans, écrit que trois romans, tous publiés chez P.O.L. Notre jardin, en 1995, racontait la vie de Bob, un aide-soignant dans un service de patients en phase terminale. Dans Le Portrait de Simonetta Vespucci, paru en 2017, l’écrivain creusait l’énigme déchirante de la mort de sa sœur, tuée accidentellement à l’âge de 24 ans. Ce troisième livre, confronté à la proximité d’une autre disparition insoutenable, avoue son espoir avec une simplicité sublime : « J’aurais alors écrit Les Amies, m’imaginant garder ma mère. » Sa mère l’a inscrit dans la filiation juive et alors même qu’elle n’est pas familière des textes religieux, lui se passionne pour la Bible, apprend l’hébreu, voyage à Jérusalem, respecte le shabbat – « je cherche ma mère chez les juifs ».
Sa mère, c’est aussi la littérature, les livres qu’elle lui a lus, enfant, et tous ceux qui, depuis, l’aident à vivre, à sortir, comme le dit Kafka, plusieurs fois nommé, « du rang des meurtriers ». Les citations littéraires et bibliques innombrables se mêlent à celles des traités talmudiques. Le texte procède par associations libres, « sans savoir » ; sa circulation, dont le lecteur doit épouser la vivifiante complexité, emprunte au surréalisme et à la psychanalyse : récits de rêves, coq-à-l’âne -rameutant l’inconscient, tissage de doubles, triples sens entre les mots, « lapsus machinae » échappés du clavier – Palerme se change en « Parlème comme de parler-aimer », l’engagement d’écrire en « encagement », la fascination des mots devient celle des morts.
Le vivant, c’est le texte qui va, qui révèle des expériences de vie à travers des rencontres et des récits. Mais il ne vaut que parce qu’il accède à une forme, à une musicalité où la volonté est seconde : « ce travail auquel je dois donner forme (…), je reçois la forme qu’il me donne ». La mystique du langage innerve aussi bien l’écriture que le judaïsme ; pour Philippe Michard, « la foi est dans la langue comme le vent dans les voiles ». Le texte, « espace de vérité », est le noyau du réel, les choses n’ont de réalité que parce qu’on les nomme, et il rêve que la littérature donne à sa mère et aux amies la vie éternelle : « résistance à la mort dans l’écrit », tel est l’enjeu. La page blanche ressemble alors au plateau théâtral selon Jean Genet, « lieu proche de la mort, où toutes les libertés sont possibles ». Le texte qui s’écrit, comme la Bible, donne aussi forme au fils éperdu « à la manière dont on enveloppe le schizophrène de draps pour retrouver le corps que sa mère a laissé sans limites ».


Camille Laurens, Le Monde des Livres, 4 décembre 2020


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