— Paul Otchakovsky-Laurens

Chercher une phrase #formatpoche

Pierre Alferi

Chercher une phrase est paru initialement en 1991 dans la collection “Détroits” chez Christian Bourgois (dirigée par Jean-Christophe Bailly, Michel Deutsch, Philippe Lacoue-Labarthe). Ce n’est pas le premier livre de Pierre Alferi, précédé par la publication de sa thèse de philosophie sur Guillaume d’Ockham (Guillaume d’Ockham le singulier, Minuit). Mais Chercher une phrase était devenu un livre important, initiateur à la fois d’une pensée, d’une écriture. Comme le fait Jean-Christophe Bailly dans sa préface, on peut comparer l’approche très serrée de la notion de singularité chez d’Ockham et l’enchaînement...

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La presse

PIERRE ALFERI en mouvements suspendus

Chercher une phrase, l’Imprudent (1) : est-ce là tenir les deux bouts de l’oeuvre de Pierre Alferi ? C’en seraient plutôt deux des témoins cardinaux, deux entrées qui n’en marqueraient ni le début ni la fin.

Adepte des lignes de vie à la Tristram Shandy, Pierre Alferi incite à tracer dans son oeuvre l’une de celles qu’on peut préférer aux droites : lignes à bulles, à ruptures, à boucles, à retours. « Entre Ies épisodes marquants d’une existence : solutions de continuité. Ainsi nombre de mouvements ne se termineraient ils jamais. » Avec la publication conjointe de Chercher une phrase et de l’Imprudent, nous tenons deux bouts par où entrer dans son oeuvre - dans ce discontinu qui célèbre Ies mouvements, gestes, moments, que rien n’achève.

On trouve dans Chercher une phrase la fulgurance d’un essai à une distance inappréciable de tout contemporain. Chacun de ses brefs chapitres est une salve d’assertions, l’agencement de leurs échos et déploiements. Le ton est lapidaire, tournoyant; grisant de sécheresse, mais d’abondance, de vertige, mais d’aplomb; pressé. Tout aura été trop vite, tant mieux, certain que c’est là de ces livres qu’on relit - pour s’apercevoir que ce n’est pas la lenteur qui nous en pourrait faire épouser le rythme. L’accord se fait ici d’être emporté et, chaque fois, débordé. C’est qu’Alferi nous fait assister à ce moment d’aurore où la pensée prend forme; où la division en mots et la distribution des rythmes et couleurs lui donne sa vie propre de petit organisme : la phrase.

« La littérature est de la pensée pure, c’est-à-dire libre. » Mais pure d’une pureté singulière. Jamais nous n’avons affaire à une idée nue (concept), à un sentiment nu (sincérité), à une chose nue (l’objet). C’est le langage qui invente, la nommant, son origine, qui effectue son référent, sa visée; qui « instaure » rétrospectivement la chose, l’idée, le sentiment dont il fait son précédent. Mais il y a plus : nous n’avons pas affaire à des mots isolés. Ils s’entre-appellent, teintent, mêlent, « s’allument de reflets réciproques ». En-deçà et par-delà le monde lexicalisé, ce monde d’entités fixes définies, ce que la littérature oppose au nominalisme et à son contraire, c’est la passion syntaxique. « Faite de phrases qui se donnent pour ce qu’elles sont », elle n’est que juxtapositions, interstices, arrangements de mots dont Ies mises en relation donnent lieu à des effets inconnus à l’échelle de ses parties.

Quelque chose est remis en jeu dans l’événement de la phrase, d’irréductible au mot comme à la structuration du monde que charrie la grammaire. « La véritable fidélité au langage ne cède rien au langage - fidèle à ses possibilités plutôt qu’à son usage. » Libre du bon usage, du bien-dire, fidèle au possible, la phrase nous rouvre au grand jeu de l’ordre et du désir de forme, du rythme et de la hiérarchie: nous rouvre grand le champ des rapports possibles, des heurts et rencontres aux lueurs incidentes, aux convenances imprévues.

Texte théorique, soit, mais où Alferi participe moins de la fièvre programmatique des avant et arrière-gardes que d’une longue tradition rhétorique. C’est qu’il s’agit de dégager un surcroît de conscience qui ne fasse pas obstacle à l’épreuve du monde mais l’aggrave, la relance et, la rejouant, la libère. C’est une invite à faire avec « ce qu’il y a de plus artisanal dans l’écriture, de plus raffiné, de plus petit, de plus vieux, de plus subtil, de plus maniéré même… ». Théorique de la théorie qui seule importe: qui laisse opérer, qui participe de cela même qu’elle cherche à dire; qui ne cesse un instant d’être ce vers quoi elle tend ; qui, enfin, accule à faire. À faire, sans programme, avec plus d’acuité, d’efficacité, peut-être, mais à faire humblement, et résolument, avec tout le sérieux auquel oblige la fête. À faire quoi ?

POINT DE BASCULE

L’Imprudent est un roman posthume d’un héros sans visage, « né d’inconnus ». II manque aux épisodes de la vie de Tram d’avoir une suite, des conséquences; d’avoir une raison suffisante, ou ne serait-ce qu’un début. « C’était un grand jour; Tram avait oublié pourquoi. » « C’est pour passer un examen que Tram avait été appelé dans cette station de métro. » « Enfin Victoire dit qu’elle consentait à épouser Tram » - cette Victoire dont Tram, et le lecteur, entend pour la première fois le nom. On se retrouve ailleurs, aussi sur pris que le héros lui-même, en plein coït sous la toile d’un manège.

Chaque chapitre, dès l’attaque, nous immerge dans la logique fuyante et implacable du rêve (le narrateur nous en avait averti : dans ce monde, « on ne verrait pas le soleil. Si l’on tombait, on n’atteindrait jamais le sol »). Mais le roman, comme tout roman picaresque, rend un son qui n’est pas tant le cliquetis de machine des textes à procédés, qu’un bruit de quincaille, d’artifice. Soit: le ton était étonnamment plus allègre et passionné, plus pressant et plus leste, plus libre dans l’essai que dans la fiction. Mais c’est peu dire qu’on ne s’y trouve pas embarqué, il y a mieux : on s’y trouve arrêté.

Car le burlesque, le sketch-en-série, le sans gêne avec le sens des réalités en vient à trou ver son point de bascule: d’indifférent, le lecteur se trouve pris, perdu heureux dans cette étoffe décousue, rapiécée, dont sont faits Ies songes; fasciné par l’éclatante inconsistance de la vie contée.

Arrêté, aussi, par des merveilles de phrases où Ies glissements, dérapages, sauts presque insensibles semblent nous offrir une clef des états de rêve et d’idiotie. Arrêté, d’éprouver, comme Tram, « le plaisir du dégoût vaincu, de la souffrance rachetée, de la beauté clandestine ».

Édouard Chalamet, Art Press, juin 2025



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Pierre Alferi, poète, romancier, essayiste, traducteur est mort

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