La Figure
Accompagné d’une Figure, sa conscience, le narrateur tente de fuir sa famille dysfonctionnelle. Une écriture de soi déstabilisante et fascinante.
II arrive que des mots pourtant bien connus de notre cerveau, sans crier gare, se mettent à sonner bizarre. On a beau les faire tourner en boucle et en bouche, soudain ils semblent tout juste nés, auréolés d’un épais mystère. La figure du titre procure cette sorte de déstabilisation, et ce n’est pas Bertrand Belin qui va éclaircir la situation, au travers de ce livre en forme de miroir à triple face, sans tain de surcroît, où se penchent moult visages, qui dansent et s’éclipsent sitôt leur reflet manifesté. II y a la figure maternelle, avec sa veine apparente sur la joue « comme un simple ruisseau sous la terre», toujours à courir partout, pour qu’il y ait à manger dans l’écuelle conjugale. La figure paternelle, honnie devant l’éternel, en partance pour l’au-delà sur une civière, le corps parallèle au sol « formant avec les brancardiers une figure alphabétique ». Et la Figure avec une majuscule, alias la conscience du narrateur, mais n’allez pas la croire sévère, elle est tout le contraire. Comme un volet intérieur claquant à tout vent, qui tantôt ricane et tantôt conseille, ou parfois s’endort carrément, parce qu’il faut reconnaître que cette vie siamoise sous un crâne impose des pauses.
Ces trois figures s’évitent, c’est peu de le dire. La dérobade remonte à la petite enfance, quand il apparut raisonnable de mettre fin à d’atypiques années, sans autre logis qu’une tente bicolore dans un champ plantée. Lorsqu’il fallut emménager dans du dur, le petit garçon consulta sa Figure, et tous deux furent d’accord pour ne jamais passer la porte de l’immeuble imposé. L’enfant préféra élire domicile dans un buisson de laurier, qu’il affirme n’avoir que rarement quitté, scrutant sa famille dysfonctionnelle depuis ce poste d’observation feuillu. Le refuge paraît bien réel, et s’il est la métaphore d’une salutaire réclusion, Bertrand Belin la file à merveille. Lumière, odeur, dénivelé, texture de l’air et de la peur, poids de la flemme et de la fin de non-recevoir, tout est précisément consigné.
Des souvenirs scolaires prouvent que la claustration végétale ne fut pas totale, et révèlent comment l’auteur développa son style unique : « Liquéfié derrière mon pupitre, je n’ai fait qu’y suivre ma langue qui typographiait patiemment mes dents, en d’autres termes, à l’école j’ai établi anxieux le plan de ma bouche. » Voilà pourquoi son livre carillonne si bien, et appelle la déclamation. À la fois oral et très écrit, il chuinte et tonitrue, n’oublions pas que l’auteur est aussi chanteur et acteur, vouant un culte au silence mais aussi au bruit, en cadence et en polissonnerie.
Écrit au vilebrequin, trépané de spirales et d’arabesques, ce récit des origines renouvelle un genre qu’on croyait ratissé de long en large jusqu’à la trame : l’autofiction, mot qui avait fini lui aussi par tinter biscornu à nos oreilles, il faut en convenir. « Que de circonvolutions, que de méandres, de détails inutiles, d’informations subalternes, ralentissements, goulots d’étranglement, surdensité, la maille est petite, on attrape tout avec ce genre de matériel », concède Bertrand Belin à la fin de ce forage dont chaque copeau étincelle d’inventivité comme de pudeur. II met le langage en éprouvette, avec une bonne dose d’acide, quelques larmes, et des « Bon » tout ronds qui tombent au fond. Et confirme la théorie énoncée par Chloé Delaume dans La Règle du je : écrire sur soi donne le meilleur si l’exercice est pris comme une expérience de laboratoire, obstinée, imprévisible, explosive.
Marine Landrot, Télérama, janvier 2025
La Figure de Bertrand Belin
L’auteur-compositeur bouscule le genre autobiographique et aborde avec pudeur les douleurs de l’enfance.
Ce qui frappe, quand on se plonge dans ce nouveau texte de Bertrand Belin, c’est sa phrase rageuse. Un saisissant torrent de mots bouscule tout sur son passage et peu à peu laisse entrevoir ce qui est à l’origine de ce livre, et sans doute de toute son œuvre : le désarroi d’un petit garçon face aux déchaînements de violence de son père. Car l’auteur nous offre ici un manuel de survie en territoire hostile. “Je l’ai appris à mes dépens, le moindre son de rien du tout, comme une respiration perçue à travers une porte, peut rendre un chef de famille fou de rage au point qu’il vous empoigne et vous jette contre les murs comme un linge mouillé.”
En 2020, Belin avait publié Vrac, recueil composite de poésies et de fragments où déjà transparaissait l’âpreté de l’enfance. À la fragmentation succède ici la densité, avec ce récit ramassé comme un bloc pour dire l’indicible : l’appartement familial où, petit garçon, il ne voulait pas vivre. Un texte que Belin a travaillé en poète, nous livrant des phrases fulgurantes et des images d’une beauté brute pour raconter cette famille rurale et pauvre coincée dans un lieu indéterminé de l’Ouest de la France. II parle de sa vie d’adulte à Paris où il a, écrit-il, “vécu comme en surface d’un potage pendant longtemps” et se souvient de son retour là-bas, des années plus tard, à la mort du père.
Dans ce déversement de mots pleins de fureur, quelques souvenirs hypnotiques reviennent de manière obsessionnelle : une oie dont on tranche le cou, la mère qui menace d’aller se jeter de la falaise, une période où la famille sans logis a dû vivre sous une tente. Belin travaillé l’ellipse et le non-dit, la métaphore, comme cette “figure” qui est toujours à ses côtés, sorte d’ami imaginaire qui tient compagnie à l’enfant assis tout seul au pied de son immeuble. Et il observe ce que cette ambiance faite de précarité et de violence a forgé en lui : “Je suis pour toujours mécontent. Et stupéfait de me trouver chanceux de vivre. C’est ainsi.” Belin ne sacrifie pas au genre autobiographique classique. II suggère plus qu’il ne raconte “la malchance de se trouver au cœur même d’une machine à mal grandir où le hasard vous a fait naître” et l’état de désarroi dans lequel il a pu se trouver – “Ourdir un assassinat, je l’ai fait, camarades” – sans être dans la rancœur, encore moins dans l’apitoiement.
II ne s’accorde aucune facilité et se garde de tomber dans le discours attendu d’un transfuge de classe portant un regard surplombant sur son milieu de naissance. Se tenir à distance est peut-être sa philosophie de vie, tant il semble regarder avec circonspection ce milieu où il évolue aujourd’hui. Ainsi cette évocation d’un dîner dans les galeries du palais Garnier : “Comment j’étais perdu je ne vous dis que ça.” Et il constate sobrement que, loin d’être derrière lui, son enfance détermine encore ce qu’il est aujourd’hui : “Des pans entiers de passé, choisis parmi ceux qui me glaçaient le sang, ont dérivé comme des icebergs pour venir geler mes efforts ici, à distance dans le temps et l’espace.”
Sylvie Tanette, Les Inrockuptibles, janvier 2025
Donner forme à ses fantômes
Dans un texte poétique et déroutant inspiré de sa chanson La Figure et moi, l’écrivain musicien explore le lien entre mémoire et écriture.
« Je ne cherche pas à déposer. À me purger. Je ne suis pas un conduit qu’il conviendrait d’assainir. Mais peut-être que je fanfaronne. De toute évidence, je ne crois pas à la possibilité de mon récurage. » Pour le narrateur de La Figure, quatrième roman de Bertrand Belin, l’écriture autobiographique n’a rien d’une thérapie, et le passé retrouvé dans « le magistral viscère qui [lui] farcit le crâne » n’en sera pas plus supportable. II a choisi délibérément, après avoir vécu enfant sous une tente dressée dans un champ, de ne jamais s’installer dans l’appartement mis à disposition de sa famille au quatrième étage d’un HLM. Ou bien peut-être ne devient-il pleinement conscient qu’à l’extérieur de cet enfer, là où s’éveille la « Figure », une part de lui-même qu’il ne comprend pas tout à fait, avec laquelle s’installe une étrange dialectique.
D’une manière ou d’une autre, il s’agit pour lui de fuir le père car, dans ce foyer, on garde le silence et on crève de peur. Sa mère à la veine du cou qui palpite au rythme des angoisses, il l’observe depuis le parking chaque fois qu’elle rentre des courses, ses seules sorties autorisées. Mais le tyran domestique est désormais mourant, et le narrateur éprouve pour lui des sentiments complexes. La mort rendra-t-elle possible une émancipation ? Ce texte poétique à la prosodie soignée et aux métaphores puisées dans un ordinaire parfois glauque semble s’étirer indéfiniment pour différer la confrontation finale.
Révéler ou dissimuler
Bertrand Belin enchaîne ainsi les circonvolutions, en particulier sur ses choix narratifs. S’agit-il de révéler ou de dissimuler ? Comment dire le vrai, jusqu’où étendre son contexte, « l’eau autour du poisson rouge » ? Le point d’arrivée du récit mémoriel dépend de l’écriture elle-même, et le choix arbitraire de l’impulsion du début aura été décisif. Dire le passé est une somme de choix, une fiction en somme – Kazuo Ishiguro est convoqué pour aborder le fonctionnement erratique et non linéaire du souvenir. Un couvreur, un pull, un chat, une oie qu’on décapite, Belin commence par exposer d’étranges pièces d’un puzzle vouées à s’assembler brutale ment. On le suit mi-intrigué, mi-fasciné, immanquablement invité à revisiter ses propres douleurs enfouies.
Antoine Faure, Lire Magazine, janvier 2025
Bertrand Belin et son drôle de miroir
L’écrivain (et musicien, et acteur) signe « La Figure », singulier dialogue avec sa mauvaise conscience, qui réinvente le récit de soi sur un mode malicieux.
II y a plusieurs Bertrand Belin : le chanteur, le musicien, l’acteur, mais aussi l’écrivain, que l’on connaît peut-être un peu moins. La Figure est pourtant son cinquième livre, déjà, après Requin (2015), Littoral (2016), Grands carnivores (2019) et Vrac (2020), tous publiés chez P.O.L. II est plaisant de rappeler ces titres, pour souligner la dynamique d’une œuvre dont l’auteur, de texte en texte, affirme sa force d’imagination, pleine de fureur et de fantaisie, qui bouscule volontiers les conventions de l’autobiographie, les facilités de l’autofiction. Dès les premières pages de La Figure, on retrouve ainsi une voix singulière, d’une oralité très écrite, habitée en même temps d’inflexions familières qui semblent venir de chez Samuel Beckett, de chez Thomas Bernhard, de chez Henri Michaux : elle s’écoute et se réfléchit, serpente et s’amuse de ses propres surprises, sombre et drôle, moqueuse et menteuse, annonçant ce qu’elle ne dira peut-être pas, ou alors par de bien espiègles ellipses.
C’est la voix d’un « je » qui joue à faire défiler sa vie, installé dans un bosquet de lauriers à l’entrée de l’immeuble où réside sa famille, dans une sorte de périphérie atlantique, vaguement bretonne, autour d’un père tyrannique et buveur. Ce « je » est résolu depuis la première enfance à ne pas participer au grand cirque du monde et des gens: un peu caché, comme en retrait de tout, défiant les règles de la chronologie et de la vraisemblance, il se livre à ce qu’on pourrait appeler un « monologue intérieur », s’il n’y avait pour lui répondre la mystérieuse « Figure » du titre (qui est déjà le sujet d’une chanson: « La Figure et moi », sur l’album Tambourvision, en 2022). Celle-ci est comme un double dialoguant avec l’auteur, non sans malice, pour dire les faits et les drames de l’existence : précarité sociale, souffrances maternelles, découverte initiatique de Paris, premières expériences de création, retour au pays pour la mort du « chef de famille ».
Tous les ingrédients sont réunis d’un banal récit de vie, dira-t-on, mêlés d’un zeste de fiction poétique. C’est pourtant bien davantage, car la « Figure » renvoie aussi au symbole du visage, cette face cachée que la littérature s’emploie, dans son dédoublement constitutif (elle est toujours l’autre de soi), à révéler et peut être à nettoyer. Se laver la figure, c’est un peu travailler au décrassage autobiographique dont s’amuse Bertrand Belin au début de son livre: « Je ne cherche pas à déposer. A me purger. Je ne suis pas un conduit qu’il conviendrait d’assainir. Mais peut-être que je fanfaronne. De toute évidence, je ne crois pas à la possibilité de mon récurage. »
Géniale idée narrative
Aussi faut-il définir une autre posture, devant la page, face à la vie: « En jouant des coudes dans le fatras poussiéreux de mes souvenirs, cimetière d’événements ordinaires et de phénomènes plus ou moins empaillés, manèges ensorcelés, cirques de passage, mémoire, disons enfin le mot (...), j’ai un temps gravement nui à mes nerfs. Je me suis trompé à vouloir comprendre le passé plutôt que le présent lui-même, énigme enveloppante, seul habitat qui soit en définitive. » Habiter le présent de l’écriture pour atteindre à la vérité de la mémoire : voilà un art poétique, en somme, dont le récit s’avère l’illustration colérique et chantante, toujours inventive, qui va jusqu’à revisiter à sa façon un épisode célèbre des Confessions de saint Augustin. La « Figure » elle-même, géniale idée narrative et mauvaise conscience bavarde, affirme l’absolue nécessité d’une forme libérée des normes du langage usuel... et donc le besoin d’un style à soi, fondant une identité que le texte recrée en la racontant, en la rencontrant.
Qui suis-je?, semble sans cesse nous demander le livre, ce drôle de miroir rempli de formules heureuses et d’une faune verbale toujours renouvelée : oie, chevreuil, paon, cloportes, merle ou chat... La réponse passe par la métamorphose d’un parcours social en aventure poétique, puisque La Figure décrit en définitive l’extraction de la pauvreté par la magie du langage. Mais cette épopée des déterminismes vaincus - de l’enfant sauf, échappé presque par miracle à l’étouffement familial - n’est pas le simple récit d’un transfuge de classe, si émouvant soit-il. On sait en effet quel musicien, et musicien des mots, peut être Bertrand Belin dans sa manière par exemple de filer les métaphores, d’emmêler leurs liens pour faire semblant de tomber, et rebondir toujours, dans une pirouette dansante et dandy. II faut du souffle et de l’imagination, de l’audace et du rythme pour renverser ainsi le cours d’un destin conforme aux clichés de la misère et du mérite. II faut un talent d’inventeur, une oreille de poète et sans doute, aussi, quelque chose comme une qualité de cœur, dont La Figure rayonne magnifiquement, avec un sourire un peu triste.
Fabrice Gabriel, Le Monde des Livres, février 2025
Le roman, l’autre versant de Bertrand Belin
Compositeur, musicien, comédien, acteur... Bertrand Belin signe La Figure, son cinquième livre aux éditions P.O.L.
Déjà cinq romans au compteur pour Bertrand Belin. Dont Requins et Vrac, évoquant l’enfance. La Figure, (éditions POL), en parle aussi. À sa manière, « depuis la périphérie maritime d’un appartement familial empoisonné par la toute-puissance d’un chef de famille ».
Musicien, comédien, acteur, auteur avant tout, Bertrand Belin vient en parler ce vendredi et samedi à Lorient (librairie À la ligne) et à Port-Louis (La Dame blanche). Deux villes trait d’union que l’auteur de La Figure connaît plutôt pas mal. « Parce que j’étais scolarisé à Port-Louis et que je dormais à l’internat du lycée Dupuy-de-Lôme à Lorient. Une ville que j’ai connue en d’autres temps, dans une autre dimension, portuaire et militaire. II y a, pour moi, une saveur particulière de revenir ici. Quand on est originaire de Quiberon, Lorient était un horizon en ligne de mire. »
Un livre aujourd’hui, un disque bientôt
Les mots sont inscrits dans la vie de l’artiste depuis toujours. « C’est simple, j’ai toujours écrit, raconte Bertrand Belin. Tout naturellement. Une écriture mise en musique bien sûr, puis, bien plus tard, sous forme de livres ». Si ses précédents écrits prenaient appui sur des éléments biographiques, c’est aujourd’hui moins vrai dans La Figure. « Dans Vrac, le matériau autobiographique et les expériences personnelles étaient bien plus importants. Le dispositif de La Figure s’appuie davantage sur le fictionnel et le fantastique. Même si le cadre supposé de cette histoire semble prendre pied dans une ville bretonne. Le lieu n’est pas important, ce sont les rapports humains qui comptent ».
Après une tournée de concerts achevée en août 2024, et le tournage d’un film à l’automne, le musicien a marqué une pause. Se consacrant essentiellement à l’écriture. Avec, à la clef, un nouvel album pour mi-octobre. « II est en cours de mixage, précise Bertrand Belin. Et il n’a pas encore trouvé son nom mais sortira, comme les précédents sur mon fidèle label Cinq7 ». Quelques scènes à l’horizon ? « Pas avant fin 2025, début 2026 ».
Pierre Wadoux, Ouest France, mars 2025
« Bertrand Belin : "Le passé, si l’on y prend garde, est un temps invasif" », un article de Maryline Heck à propos de La Figure, à retrouver sur la page de Diacritik.
« Casse la Figure », un article de Cyrille Martinez à propos de La Figure, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.
« Dénouer le père », un article de Thierry Guichard à retrouver sur le site de Le Matricule des Anges.