— Paul Otchakovsky-Laurens

Tout se tient

Stéphane Bouquet

Ce livre pourrait trouver sa source ou son impulsion dans un constat désabusé et élégiaque du poète italien Pasolini : « manca sempre qualcosa ». Il manque toujours quelque chose. Il n’était d’ailleurs pas du tout le seul à le dire. L’allemand Brecht aimait répéter : « il y a quelque chose qui manque. » Mais qu’est-ce qui manque exactement ? Et en a-t-on vraiment besoin ? Est-ce que tout ce qu’il y a déjà, ou encore, dans le monde ne suffit pas à susciter un sursaut de joie ?

Tout se tient suit, tel un baromètre des faits et du monde, l’état des jours et la succession des saisons...

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La presse

Entre avenir et souvenir

Tout se tient est un titre parfait pour le très beau recueil de Stéphane Bouquet, qui conçoit la poésie comme un espace de dialogue où se répondraient un « je » hypersensible et les échos multiples du monde, saisis à travers une grande diversité de formes. Tout alors fait réseau, des vers libres aux pièces en prose, de l’étude critique à l’élégie érotique, dans une sorte de paysage parcouru au fil des pages, au gré du temps. Lire Bouquet, c’est faire l’expérience d’une traversée des âges, où aux « méditations de l’ancien jeune homme » succèdent « des phrases pour la suite ». Ainsi le présent du texte peut s’ouvrir simultanément aux postulations du passé et aux incertitudes de l’avenir.

D’un tel geste de comparution, c’est souvent la nature qui surgit, dans sa réalité concrète aujourd’hui menacée, mais aussi dans le prolongement littéraire d’une longue tradition poétique, que l’auteur évoque en érudit volontiers malicieux. Qu’il parle de Pasolini ou de la « musique humaine », des hashtags contemporains ou du chanoine Hugues de Saint-Victor (1096-1141), c’est toujours avec une légère pointe d’autodérision. Cette forme discrète d’humour agit à la manière d’un multiplicateur d’émotion, comme si la beauté devait naître toujours d’une tension, sans pathétique, entre le moi et le monde, le texte propre et la voix des autres. « Tout se tient » : tout se tend, ainsi, dans un livre qui regarde l’enfance, motif récurrent de maints poèmes, figurant un futur possible, notre horizon partagé.

Fabrice Gabriel, Le Monde, mai 2025

« Le poème, c’est la capacité de se tenir au milieu des gens »

L’écrivain et poète parle non sans passion de littérature : pour lui, c’est forcément parler de soi. S’il compose la plupart de ses livres avec des textes de natures variées, tous évoquent la solitude et la façon de créer du lien. Ainsi de Tout se tient

L’air de rien, Stéphane Bouquet compose au fil des livres et des années une œuvre profuse et singulière, où « tout se tient » : ses expériences pour le cinéma, puisqu’il a été scénariste et même acteur de Sébastien Lifshitz ; sa réflexion critique, en particulier sur la poésie, par exemple américaine, qu’il connaît très bien et qu’il a même traduite ; son rapport à la danse et au corps, également, puisqu’il a travaillé avec la chorégraphe Mathilde Monnier et participé naguère à l’émission « Studio danse » de France Culture.

II y a dans ces activités diverses et constellées une cohérence que résument peut-être au mieux ses livres, et précisément celui qui paraît aujourd’hui, dont le titre se trouve être...Tout se tient. Ce recueil, composé de textes variés (poème versifié, essai en prose, « légende » ou « conte »...), n’est pas un travail récapitulatif, mais bien un livre qui donne envie de dialoguer avec son auteur, pour faire le point, à l’occasion aussi d’un changement d’éditeur, sur le « tout » de son œuvre.

Stéphane Bouquet se montre pour cela d’une disponibilité pleine de délicatesse et d’une éloquence sans tapage, particulièrement agréable dans la conversation qu’il accorde au « Monde des livres ». S’il n’a pas envie de s’attarder à des considérations trop intimes ou aux circonstances présentes de sa vie, ce n’est pas par défiance : simplement, dit-il, « la littérature, c’est intime », et en parler, non sans passion, c’est forcément parler de soi.

C’est parler ainsi de ce que peut représenter ce nouveau livre, Tout se tient, le premier à paraître sous l’enseigne de P.O.L, après une dizaine de recueils publiés depuis 2001 chez Champ Vallon, tous aussi composites que celui-ci. « II y a dès le titre, explique l’auteur, un aspect de clôture que j’aimais bien, avec ces deux mots qui s’ouvrent et se ferment sur un "t". La chose qui m’est apparue d’abord, c’était de les imaginer sur la couverture, car je connais bien la maquette des livres de poésie de P.O.L : je trouvais que ce côté un peu "sec" fonctionnait bien. C’est l’idée, ou du moins la tentation, d’une totalité close. »

Cette clôture, cependant, n’est pas une fermeture de l’œuvre sur elle-même, car le livre, comme tous les précédents, est ouvert aux vents de la vie et accueille des notations sur la nature, les fleurs, l’enfance, le sexe, les animaux, les amis... On pourrait presque dire que, variant les formes, de l’élégie en vers à l’étude critique (avec « Colloque pisan du centenaire », superbe essai sur Pier Paolo Pasolini – 1922-1975), Stéphane Bouquet fait passer dans son recueil le souffle du monde, qu’il feint de capturer pour mieux en laisser entendre le mouvement, et l’impossible assignation.

« C’est vrai, confirme-t-il, que l’idée du temps est pour moi très importante. Elle l’est pour tout le monde, bien sûr, mais elle a chez moi une place essentielle: le temps, c’est un peu le degré zéro de la forme, ce qui ouvre l’espace du texte aux contingences, à l’actualité, à l’imprévu... J’aime bien alors faire paraître le temps qui passe dans les livres, parce que c’est ce qu’on ne peut pas retenir. Et quand j’ai choisi d’appeler le recueil Tout se tient, j’avais en tête un passage des Elégies de Duino, de Rainer Maria Rilke (1923) : "Cela nous submerge. Nous l’organisons. Cela tombe en morceaux. Nous l’organisons de nouveau et tombons nous-mêmes en morceaux." »

L’idée de la poursuite et du recommencement est, en effet, un motif qui apparaît volontiers dans les titres des textes, parfois malicieux : « Méditations de l’ancien jeune homme », « Des phrases pour la suite », « Trois jours du présent »... Mais est-ce à dire que ce qui est tenté ne se réalise jamais vraiment, et mérite d’être toujours recommencé, quitte à « tomber en morceaux » ?

« J’ai l’impression, en effet, et je ne dis pas cela par fausse modestie, que chaque livre est un peu un échec pour lui-même: la tentative non aboutie de tenir une totalité, ce pour quoi j’utilise souvent des genres assez différents dans un même livre. II faut donc recommencer, c’est comme une construction, ou du moins est-ce ainsi que je le fantasme : une façon d’avancer, pour m’approcher de quelque chose, même si je ne sais pas très bien quoi. J’ai toujours l’impression que j’ai appris quelque chose en écrivant un livre, mais que ce n’était pas suffisant, et qu’il faut donc aller un peu plus loin... Ce que j’écris, c’est une tentative d’atteindre quelque chose qui est difficile à définir, mais qu’on pourrait appeler une fluidité heureuse. »

Cette fluidité, que Stéphane Bouquet résume encore, en riant, par une formule : « Ça coule, mais ce n’est pas grave », fait aussi penser à un rêve d’enfance, motif particulièrement important dans Tout se tient. On trouve au centre du recueil un « Conte de la fougère et des vagues et du reste », qui met en scène, dans une suite merveilleuse de sept « jeudis », un « enfant du 31 octobre »... jour de naissance de l’auteur.

« L’enfance, dit-il, c’est pour moi une puissance: ce n’est pas du tout l’enfance réelle ; d’ailleurs, j’ai peu de souvenirs de mon enfance et ils ne sont pas forcément très bons. C’est plutôt une enfance à venir, un infini devant nous : à mesure que la vie passe et que l’étendue des possibles se réduit, et se réduit même grandement, l’enfance permet la réouverture des formes, de la pulsion de vie. C’est un moteur très opérant pour l’écriture! II faut travailler tous les jours à faire de sa vie un matin : il y a une phrase d’Henry David Thoreau (1818-1862) qui dit quelque chose comme cela, et correspond bien à l’idée que l’enfance est une matrice du futur. »

Un recueil comme Tout se tient correspond-il alors à un nouveau matin? « Lorsque Frédéric Boyer m’a proposé de rejoindre P.O.L, où j’ai pas mal d’amis, j’ai un peu hésité, d’abord par fidélité pour Champ Vallon, qui a publié l’essentiel de mes livres de poésie, même si d’autres tex tes, comme ceux sur le cinéma, ont paru dans d’autres maisons. Un proche m’a dit: "Tu veux rester chez Champ Vallon parce que tu veux être comme Julien Gracq chez José Corti (l’éditeur unique de toute l’œuvre de l’auteur du Rivage des Syrtes)... Tu veux être dans une forme de solitude, car la collectivité t’angoisse." Cela m’a touché, et m’a incité à changer... d’abord parce que je n’ai pas du tout envie d’être Julien Gracq! »

Stéphane Bouquet dit cela en riant franchement, mais cette question de la solitude est sérieuse, qui traverse tous ses livres, où ne cesse de revenir – dès les titres – une réflexion assez pasolinienne sur le rapport de l’individu à la communauté : Un monde existe, Un peuple, Vie commune (Champ Vallon, 2002, 2007 et 2016)... Et quand on lui demande alors si être poète, c’est une façon, paradoxale mais forte, de vivre ensemble une forme de solitude, il acquiesce aussitôt: « Je répète souvent que la poésie ne consiste pas à dire quelque chose, mais à faire quelque chose. Je demande : qu’est-ce que le poème est susceptible de fabriquer, comme chose concrète ? Pour moi, il est capable de fabriquer de la réconciliation : c’est la capacité de créer un lien, de se tenir au milieu des gens, au milieu du monde, de descendre dans la rue. »

On ignore si Tout se tient, qui parle aussi de l’état contemporain du monde, et en particulier du désastre écologique, aura sur ses lecteurs pareil impact. Ce qui est sûr, même si on ne descend pas dans la rue, c’est que le poète aura réussi à entrer dans notre vie, et donc, un peu, à la changer.

Fabrice Gabriel, Le Monde, mai 2025

Sous le soleil à notre âge

Douzième livre de poésie depuis Dans l’année de cette âge (2001), Tout se tient enchaîne une série de phrases-poèmes ouvertes sur l’élégiaque sentiment de l’existence, histoire de ne rien transiger... Bouleversant.

Les phrases des livres de Stéphane Bouquet, quelle que soit la forme dans laquelle elles se lovent (poèmes courts, ou aux vers amples, proses afférentes, conte, dialogues, micro-récits, fragments numérotés, etc.) se reconnaissent immédiatement par la torsion singulière dont elles se fusellent. Leur galbe, leur façon de tomber, d’attaquer un espace, d’aller, entre over et under dress, les signale. De la même façon qu’elles conduisent aussi, par leur élan, à l’expérience d’un dépaysement, fleuve où l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même tissage de ses livres. Dans Vie commune, « Élégie encore » s’ouvre ainsi : « Je déclare la solitude ouverte. C’est la vraie inauguration du moindre/monde », alors que dans Les amours suivants, aux « Amours restants » une « floue promesse 1m85 » viendra-t-elle, ou pas, « comme si j’allais nager dans le bassin de la tranquillité/où chaque longueur étire un peu la durée des demains promis ». Dans Le fait de vivre (2021) il s’affirme qu’«Item la lumière rasante sur le rouge or éculé mais irrésistible du parc à cause/de l’allure d’élégie urgente du soir ». C’est que tout reste à dire, à égrener, perles de joies, rencontres, tchatches pour un rien sans finalité entre amies, « et moi aussi, secrètement, secrètement, je me dépose dans la bouche duveteuse des choses » est -il confié dans Nos Amériques.

Aussi l’on ne s’étonnera presque pas de lire encore (l’adverbe revêtant les formes d’un conatus toujours cherché chez Bouquet), dans son nouveau livre ceci : « Supposons que l’élégie aille/ainsi, suivant sa propre pente/en un bizarre et instoppable slalom : “Sinon cela que reste-t-il/qui glisse encore/sur le toboggan sinueux des choses ?” » (p.17-18). Alors que Boileau écrit dans l’Art poétique de «La plaintive élégie en longs habits de deuil/Sait, les cheveux épars, pleurer sur un cercueil », Stéphane Bouquet lui ajoute un thrène extensive que sa poétique, osons le mot, fidèlement expose et redécouvre, c’est-à-dire redéploye en des phrases d’où émane le désir de présents absolus. Ce sont alors de véritables Phrases-Amériques qui se cherchent dans la traversée entière d’un océan, des phrases orphelines en partage pourtant d’un autre espace que celui de la perte. Elles se gagnent à la force du poignet qui les attend et les recueille, comme qui encore insiste : « de toute façon tu choisiras/ta propre liste du verbe vivre/qu’on puisse toujours entendre le bruissement que tu fais/dans les langues ». Tout se tient alors, d’un livre l’autre à ce nouveau titre éponyme, si juste. Aussi les pronoms, le « je » ou le « il, ou les « nous » qui émaillent les poèmes des différents livres viennent-ils d’une même racine d’action, celle, sans aucun doute, de l’Éros qui, ici et là, se dissémine dans la multitude des gestes et des attentions : s’« il regarde la vitesse du paysage et note mentalement : que je n’oublie pas/les feuillages vert argent vus du train/tapés de soleil », c’est aussi qu’il faut y adjoindre la possibilité d’une « douce joie », qu’à l’endroit de ces soleils « tapés » existe « la contre-épreuve évidente de l’horrible chaleur et sécheresse » du dérèglement climatique. Qu’une « échappatoire au soleil suppliciant méditerranéen » d’Ulysse jusqu’au notre puisse être envisagée comme idylle, c’est-à-dire comme une brièveté à venir, un laps de bonheur à habiter. Cette innocence appelée jusqu’à l’élégie, Bouquet l’appelle une « autre enfance », et si elle est un leurre, elle reste le sien et celui à partir duquel quelque chose se désire.

Dans Tout se tient cette même pugnacité désirante se donne, jusqu’au central « Conte & légende », bouleversante histoire de l’enfant au motif de la fougère au grain cinématographique digne de La Nuit du chasseur. Elle vient même vous prendre par la main avec sa langue étrange, mais si vive et revigorante : le cinquième moment des « Méditations de l’ancien jeune homme » s’amorce ainsi : « Bien sûr la nature a déjà tout fait en mieux : là-/bas au fond il y a un tout mignon et Fuji de neige//qui suffit à confirmer que nous sommes n’importe la-/quelle ponctuation de plus dans la phrase des choses ». « Oh eh bien »dans le nord du futur sans horizon d’aujourd’hui il y pourtant, et ce livre en est plus encore qu’une preuve, une égalité inégalée, ou une inégalité égale qui fait adresse, le poème étant « la signature provisoire d’un accord ? Chaque vers/cherchant/le chemin d’un baptistère de fraîcheur ».

Emmanuel Laugier, Le Matricule des Anges, mai 2025









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