« Et donc, il ne me manque que la parole ? Eh bien, c’est que vous êtes sourdingue. » Oui, car c’est un chat qui parle. Chemoule est un chat, un chat français. Ou plus exactement une chatte, mais à la naissance on a cru à un chat. On lui a donc donné le nom de Michel Poniatovski, et après vérification, celui de Chemoule. Une chatte française en ce qu’elle est préoccupée par l’orthographe, par exemple, et en ce qu’elle a le sens de la propriété. Mais c’est surtout un chat qui fait des trucs de chat, comme dormir (beaucoup), manger, utiliser une litière, composer une ode au feu de bois, monter une expédition contre...
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« Et donc, il ne me manque que la parole ? Eh bien, c’est que vous êtes sourdingue. » Oui, car c’est un chat qui parle. Chemoule est un chat, un chat français. Ou plus exactement une chatte, mais à la naissance on a cru à un chat. On lui a donc donné le nom de Michel Poniatovski, et après vérification, celui de Chemoule. Une chatte française en ce qu’elle est préoccupée par l’orthographe, par exemple, et en ce qu’elle a le sens de la propriété. Mais c’est surtout un chat qui fait des trucs de chat, comme dormir (beaucoup), manger, utiliser une litière, composer une ode au feu de bois, monter une expédition contre des voisins potentiellement envahissants, protester quand on l’instrumentalise pour une vidéo ou des photos. Elle raconte sa vie dans les moindres détails. Elle pense comme ça pense, un chat. Et Nathalie Quintane invente alors une langue poétique « pour parler le chat ».
Stephen Loye, artiste et cinéaste, a dessiné Chemoule en même temps que le texte s’écrivait. Ou plutôt il a dessiné des chemoules : des chats par centaines, reprises de chats médiévaux ou japonais, parfois inventés, parfois tout droit issus de photos de Chemoule elle-même. Quelques-uns de ces dessins rythment le texte, signalant le passage d’un chapitre à l’autre, posant un contre-point au texte ou simplement l’illustrant, encourageant le lecteur/la lectrice à regarder ailleurs : hors-page...Chemoule fait penser à certains textes de Colette, mais avec une radicalité du langage et un humour propres à l’écriture de Nathalie Quintane.
Stephen Loye conçoit également le compte Instagram chemoulequintane, en fonction depuis le 1er janvier 2025.
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CHAT MAJESTÉ
IL EST DES LIVRES QUI RONRONNENT longtemps après qu’on les a refermés. Certains font même ronronner à la lecture. « Chemoule, un chat français » fait les deux, émerveille par sa langue, sa malice, sa précision et se paie même le luxe d’un petit coup de patte politique. Soit Chemoule, chat campagnard et pragmatique, « tête en triangle » dans laquelle se glisse l’écrivaine et poétesse Nathalie Quintane pour écrire une vie féline mode d’emploi. Un quotidien enviable, pépère, répétitif, balisé par les objets (canapé, coussin, lit), les rituels (toilette consciencieuse et sortie), les besoins (croquettes, litière) et un sens souverain du sommeil, l’« activité la plus intelligente au monde, la plus sensible, toujours inédite ». Chemoule déteste qu’on n’ouvre pas la porte, aime la « couverture correcte ment pliée devant le feu », les jurons, les accents circonflexes et les points-virgules, kiffe épiler les paillassons et s’étaler sur du « mou>chaud ». Et tandis que Chemoule cherche la meilleure posture pour mouler, Nathalie Quintane trouve des formes irrésistibles pour l’écrire, et Stephen Loye de poignants traits de plume pour le dessiner. Tous trois nous posent les seules questions qui vaillent : est-ce qu’on est mieux « au-dessus ou en dessous » de la couverture ? « Est-ce que ça vaut le coup de sortir? » « Mais est-ce que finalement et tout bien considéré ce ne serait pas mieux de dormir ? »
Manou Farine, ELLE, mai 2025
La sagesse du chat
Nathalie Quintane s’inspire de son chat pour signer un récit expérimental, drôle et félin: « Chemoule, un chat français »
Le chat en littérature a inspiré des pages mémorables, de Colette ou de Baudelaire. Ce dernier écrivait du félin, dans Les Fleurs du mal: « II juge, il préside, il inspire/Toutes choses dans son empire;/Peut-être est-il fée, est-il dieu? » La romancière Nathalie Quintane s’empare du sujet dans un texte tout de miaulements et de fourrure. Un texte qui griffe et ronronne, se déroule, s’étire, puis se pelotonne, jouant avec la grammaire. Son écriture expérimentale est toujours proche du sensible, de l’émotion, et irrésistiblement pince-sans-rire.
Le héros est inspiré du chat beige aux yeux bleus de l’écrivaine, vénérable matou de gouttière de 22 ans. Enfin, pas tout à fait: d’abord pris pour un mâle (il a été baptisé Michel Poniatowski au début de sa vie), l’animal, après un examen plus attentif, s’est révélé femelle. Est-ce si important? Les chats sont souples, ils ont plusieurs vies, Michel a été rebaptisé Chemoule. C’est elle qui parle, s’adresse au lecteur et aux humains qui l’entourent pour leur donner une petite leçon de savoir-vivre. « Et donc, il ne me manque que la parole? Eh bien, c’est que vous êtes sourdingue. »
L’art de bien se gratter
Chemoule remet les pendules à l’heure et rappelle l’essentiel: manger, dormir, faire ses besoins, avoir des caresses, etc. II expose les meilleures techniques pour se gratter, ou trouver la meilleure place près du poêle en hiver. « Comment je me caresse moi-même: tu prends l’angle d’un meuble en bois de préférence, tu y appuies en avançant de trois pas, tu fais demi-tour et tu recommences. »
Une sagesse du corps et des sensations. Tout le reste (les vanités humaines) paraît accessoire. Chemoule ne craint pas les sujets scabreux. « Autrefois, du temps de ma sœur, on m’appelait le micro-ondes. J’avalais le sachet, je le vomissais aussitôt, ma sœur rappliquait et l’avalait à son tour tout chaud avec délectation. » Chemoule rayonne de sa vie de mistigri. « Plus personne ne désire être autrement que moi. »
La philosophie de la sieste
Ce texte, qui ne raconte aucune « aventure » (si ce n’est celle d’être vivant, présent au monde, et l’aventure de la langue elle-même), est éminemment politique. Les humains sont fatigants, ils sont sans cesse en train de faire quelque chose. Ils s’agitent vainement, tentant d’être performants et productifs. Chemoule, elle, souvent ne fait rien. Elle EST.
Parfois, aussi, elle philosophe: « Je dors. Personne ne sait ce que c’est dormir quand il dort. Je ne peux pas dire que je dors quand je dors. Je ne peux dire je dors que quand je ne dors plus, aussi là je dis: je dors. Est-ce que ça vaut le coup de se réveiller? » A l’heure où le minou suscite une hystérie sur les réseaux sociaux, objet d’une mignardisation kitch, Nathalie Quintane lui rend sa part animale. Elle n’en fait pas un personnage, elle ne se déguise pas en chat pour parler à sa place, elle se hisse « à hauteur de chat ». Son texte est accompagné de nombreux et savoureux dessins de Stephen Loye, artiste et cinéaste, au coup de crayon félin.
J. B., Le Temps, mai 2025
Comment chat va. Nathalie Quintane ? Une satire en forme de monologue félin
Chez le poète Henri Michaux, Pon naquit d’un oeuf. Ici, Chemoule, « un chat français » (à prononcer avec une intonation chauvine et de mauvaise haleine: « C’est français, madame! »), naquit d’un placard: « Mon coeur désire être loin de moi devant moi une fois ma cage cassée, mon coeur est le petit pois rouge qui palpite dans l’univers noir du noir des aveugles; ainsi je nais du noir et du rouge comme tout le monde. »
Fusion jouissive.
Voilà pour la première page du livre, récit de genèse en forme d’explosion symphonique, beau comme l’ouverture de la Schôpfung (1798) de Haydn : irrésolu, vacillant, chaos percé de lumière et absolument vivant. Chemoule est un chat qui pense et Nathalie Quintane en retranscrit l’endophasie. II n’est pas le premier félin autofictif à s’exprimer :le Prussien Hoffmann avait inventé en 1821 le Chat Murr, qui déchirait un manuscrit de son maître pour griffonner sa vie au dos des feuillets de celui-ci. Nathalie Quintane n’est pas non plus la première écrivaine à sortir radicalement du champ où on l’attend (l’ironie poütique) pour faire semblant de gâtifier : William S. Burroughs avait quitté en 1986 les orgies gays sous substances pour dire The Cat Inside (Entrechats en français), avec des illustrations de Brion Gysin. Chemoule, portrait d’un chat tout à fait « intérieur » est, lui aussi, orné de dessins, dus à Stephen Loye : parfois simples silhouettes comme un point d’ironie dans la page, grippe minauds réalistes ou stylisés, en trait plein ou délié, version anatomique ou mythologique, gentils, en train de faire des conneries, expressionnistes feulant, etc. Mention spéciale pour celui de la page 50,dont les vibrisses descendent jusqu’au bas de la feuille, tels de longs cheveux ou des larmes (à moins qu’ils ne s’agissent de rayons extraterrestres).En face on lit : « C’estpar le trou là-bas que je passe, [...]je fais mon tour. Mais d’abord je sais pas que je le fais, c’est la règle. [...]Je suis chez moi nulle part, je suis dans le nul aux grandes senteurs, aux belles couleurs. »
Les réseaux sociaux nous l’ont appris : les chats ont un point de vue sur nous, nous sommes leurs esclaves et, en plus, ils nous prennent pour d’autres chats, juste un peu plus gros et mal commodes à dealer avec : « Ils vont quand même pas mettre mon panier sous cette chaise ?! Quelle horreur! » Pour donner la parole à Chemoule, Quintane a forcément un peu glissé sa voix dans la sienne comme Flaubert dans celle de Mme Bovary et vice-versa: « Vous (= moi) » dit d’ailleurs le matou. On a ainsi une fusion jouissive entre animal et humain, chaque comportement (se laver, dormir, manger, gueuler en vibrant de la queue, etc.) étant décrit sur un fil indécidable. Et puis il y a ce tour de force poétique : raconter depuis une perspective étale, sans passé ni futur, « dans l’inchangé » d’une demi-conscience qui, on l’a vu, ignore ce qu’elle fait - « c’est la règle ».
Interstices.
Si vous avez déjà observé de près et longuement cet animal illisible qu’est le chat domestique, vous apprécierez la plongée proprioceptive que propose l’autrice dans les activités corporelles essentielles de la bestiole (vomir, uriner, déféquer). Et surtout des éclairs de vérité du type : « Une mouche! Salope’. Elle me tourne autour et me cherche. Je l’avale. Je la passe au mixeur; c’est pas très bon. » Nul doute que ce texte fera avancer grandement les études félines : Quintane propose ainsi d’identifier le chat au point-virgule (entre autres remarques grammaticales à double fond sur le genre, les accords et les participes). Qui n’a jamais remarqué en effet que le mistigri qui est dehors veut rentrer puis sortir, puis rentrer, etc. ?Un être des interstices, ni ouvert ni fermé (contrairement à notre patience).
A part ça, Chemoule, un chat français est bien sûr également un texte satirique : l’autrice s’en est expliquée dans un entretien sur France Culture. Chemoule est un héros de l’anti-productivisme ( « Mais qu’est-ce qu’ils peuvent bien foutre encore, ceux qui font toujours ? »), un modèle pour ceux qui craquent devant l’absurdité politique du monde. « Plus personne ne désire être autrement que moi », constate-t-il. Couché-panier et qu’on nous fiche la paix. C’est la « valeur sommeil » contre la fausse monnaie de la « valeur travail ». Mais comme lui, quand on se demande si « ça vaut le coup de sortir », on peut songer au motif du « trou », de la « tombe », « boîte en bois » qui parcourt tout le texte. Alors, est-ce que ça vaut le coup? On peut « répondre oui et non, la réponse est dans la question ».
Éric Loret, Libération, juin 2025