Jean-Luc Mengus a été le correcteur des éditions P.O.L de 1990 jusqu’à sa mort le 15 décembre 2022 à l’âge de 64 ans. Ainsi il a lu et corrigé plus de 1 500 livres, en notant en rouge les fautes, et au crayon à papier les suggestions. Devenu en 1993 secrétaire de rédaction de la revue de cinéma TRAFIC au numéro 8, il accompagne la revue jusqu’au numéro 120 puis quand la revue se transforme en TRAFIC L’Almanach. Jean-Luc Mengus est aussi traducteur de l’anglais, il traduit pour les éditions P.O.L, Mouvements de Jonathan Rosenbaum (2003), Je n’avais nulle part où aller de Jonas Mekas (2004), Le spectateur qui en savait trop de Mark Rappaport (2008) et avec Thierry Fourreau Closer de Dennis Cooper (1995).
Traduit par Jean-Luc Mengus aux éditions P.O.L
- Dennis Cooper, Closer , P.O.L, 1995
Jean-Luc Mengus par Frédéric Boyer
Je voudrais d’abord te dire, Jean-Luc, que je pense aujourd’hui à lui, à notre ami Paul Otchakovsky-Laurens qui nous a quittés il y a déjà cinq ans. C’est grâce à lui que nous nous sommes connus, c’est à lui que nous devons cette maison d’édition à laquelle nous sommes fidèles et qui poursuit, je l’espère, son chemin aujourd’hui.
Mais quelle vie, Jean-Luc, que toute une vie de lecture.
Avec la patience et l’amour que requièrent les mots et les phrases des autres.
Sans cette patience et cet amour attentionné, les tiens, il n’y aurait pas eu tous ces livres.
Tu auras corrigé presque tous les manuscrits de cette maison d’édition, la tienne, depuis plus de 30 ans.
Tu arrives aux éditions P.O.L en 1990 par l’intermédiaire de Thierry Fourreau, jeune stagiaire qui vient d’être embauché par Paul Otchakovsky-Laurens. C’est Villa d’Alésia, un rez-de-chaussée dans le 14e arrondissement. Tu deviens alors le correcteur des éditions P.O.L. Plus de 1500 livres passeront sous tes yeux ! Tu lis les livres que tu corriges. Ce n’est pas rien. Et c’est aux éditions P.O.L que tu rencontres Philippe Peyle, qui fait un stage lui aussi, et devient ton compagnon puis ton mari.
Tu as une relation singulière avec tous ces textes et leurs auteurs, et quasi quotidienne avec Thierry Fourreau qui met en pages les livres jusqu’à sa mort en 2015, et que nous n’oublions pas, puis avec Antonie Delebecque. Tu prends les épreuves, et les rapportes corrigées. En 1993 tu deviens aussi le secrétaire de rédaction de la revue Trafic, c’est le numéro 8. Trafic que tu accompagnes jusqu’au numéro 120, puis de Trafic L’Almanach paru il y a moins d’un mois. Secrétaire de rédaction c’est faire beaucoup de photocopies, disais-tu, mais c’est aussi être « gardien du temple » de Trafic.
J’ai dit que tu « corrigeais » les textes, mais ce n’est pas le mot qui convient ici, Jean-Luc. Et c’est à mon tour de te suggérer autre chose.
Tu veillais sur les textes que l’on te confiait, tu les découvrais, tu les interrogeais, tu les accompagnais.
Chacun des livres publiés par chacun des auteurs porte ainsi la trace de ton regard et de ta lecture.
Tu as entendu silencieusement tout ce qui s’est écrit.
Tu as été le lecteur des épreuves comme l’on dit, et je ne peux pas m’empêcher d’entendre cela comme une forme d’ordalie respectueuse que tu faisais passer à chaque livre.
Et quand tu venais remettre ton travail, nous savions que le livre avait traversé cette épreuve du feu grâce à toi. Parce qu’un livre c’est aussi cette traversée des obstacles, des questions, des dangers, des découvertes, de contraintes et de formes à énoncer sans lesquelles il n’y a pas de littérature.
Il y avait le rouge qui signalait d’indispensables révisions et le noir du crayon de papier pour les suggestions, qui proposaient que chacun s’interroge sur ce qu’il avait voulu écrire ou signifier.
Il y avait ton zèle inflexible pour la ponctuation des textes, ah la ponctuation ! Parfois nous en riions entre nous, à la fois stupéfaits de ton obstination et ton attention, mais sachant que ce zèle (dont tu usais, je pense, avec une affectueuse ironie) témoignait de ton amour du rythme, du souffle, de la voix d’une écriture. Je peux avouer personnellement avoir ainsi en plus de 30 ans appris à entendre ce que tu me faisais entendre de mes propres textes.
Moi j’aimais quand tu venais me dire, ces dernières années, que tu avais apprécié tel ou tel livre parce que tu en parlais toujours avec enthousiasme et modestie, parce que tu savais parfaitement ce qu’un livre représentait pour son auteur de travail, d’inquiétude, d’audace, de folie, de courage.
Et tu savais aussi reconnaître qu’un livre pouvait déjouer toutes tes attentes et guider son lecteur sur d’autres chemins qu’il n’imaginait pas.
C’était ton travail, Jean-Luc, et c’est devenu au fil des ans, livre après livre, le travail d’une folle amitié, des plus fidèles et des plus exigeantes.
Et je ne te l’ai jamais dit, pardon, mais tu étais aussi ce merveilleux traducteur de Je n’avais nulle part où aller de Jonas Mekas, de Closer, de Dennis Cooper traduit avec Thierry Fourreau, et de bien d’autres textes parus dans Trafic, et tu sais combien j’aime traduire et j’aime les traducteurs.
Toute fin novembre, passant apporter des épreuves corrigées pour en reprendre de nouvelles, tu dis t’occuper de Philippe, qui est convalescent, mais toi tu sembles aller plutôt bien. Quelques jours plus tard – début décembre — tu corriges toujours des épreuves depuis une chambre d’hôpital dont tu te réjouis de sortir rapidement. Mais tu n’es jamais revenu nous voir.
Alors merci, Jean-Luc, merci du fond du cœur. Promis, nous ne t’oublierons pas, et tous ces livres que tu as accompagnés ne t’oublieront pas.
Jean-Luc Mengus par Marie Darrieussecq
Jean-Luc Mengus a corrigé tous mes livres depuis Truismes. Je l’ai toujours connu, aux éditions POL, depuis 27 ans. Nous avions un dialogue sur épreuves, lui avec son jeu de deux couleurs : les corrections rouges, indispensables, et les corrections au crayon, des suggestions. Je réécrivais dessus en noir celles que je validais. C’était comme une valse, un pas de deux sur la page. Il avait un nom de jazzman. Avec le temps nous avions mis au point nos propres codes, il savait que je mettais des majuscules au Soleil, à la Lune et aux points cardinaux, et que je féminisais certains mots. Il était dans la vie d’une délicatesse que je lisais dans ses corrections. J’attendais sa lecture avec un certain fétichisme, puisqu’après lui, le livre serait imprimé, passant de manuscrit à livre public. Jean-Luc se tenait sur le seuil, avec sa maîtrise parfaite de la langue française, et sans jamais donner au mot « correction » un sens sinistre, mais toujours un sens ludique, d’ouverture, vers les livres. Il avait le tact et le sens littéraire des grands correcteurs. Il corrigeait nos fautes, pas notre style. Il va beaucoup me manquer.
Jean-Luc Mengus par Karine Germoni
J’ai rencontré Jean-Luc il y a quelques années, d’abord dans un contexte professionnel. Je l’avais convié à intervenir dans mon atelier "Métiers de l’édition" à la faculté des Lettres de Sorbonne Université pour parler de son métier de lecteur-correcteur. Pour qu’il accepte mon invitation, il m’a fallu convaincre ce grand timide qui n’aimait pas s’exprimer en public que son témoignage, son savoir et son expérience étaient un bien précieux à partager avec des étudiants de lettres qui, pour beaucoup, rêvent de devenir éditeurs. J’ai tout de suite été frappée par la facilité avec laquelle Jean-Luc sortait de sa réserve sitôt qu’il s’agissait de parler de son métier et des éditions P.O.L, qu’il avait, depuis trente ans, chevillées à l’âme. Lui qui préférait demeurer dans l’ombre des auteurs pour œuvrer dans leur intérêt s’illuminait alors. Ce serviteur des textes était un véritable artisan, animé par une éthique du métier qui confinait presque à la foi. L’intervention de Jean-Luc dans mon atelier est devenue, d’une année à l’autre, un rendez-vous, un vrai moment de partage. Il a fait quelques émules parmi mes étudiants qui, convaincus par son enthousiasme et son humilité, se sont mis à s’imaginer lecteurs-correcteurs. Jean-Luc et moi sommes devenus de vrais bons copains – c’était couru d’avance, une spécialiste de la ponctuation et un toiletteur de textes, deux amoureux de la langue française, ne pouvaient que se comprendre et s’entendre, l’un et l’autre intimement convaincus que c’est dans la rigueur, les détails et la musique entre les mots que réside bien souvent l’essentiel. Je lui ai ouvert ma vie, il m’a ouvert la sienne, avec beaucoup de simplicité et d’authenticité – il m’a présenté Philippe, que j’ai tout de suite aimé, et le ténébreux Tonnerre, fidèle au rituel du "Croc croc". Je m’étais promis de te voir lors de mon prochain passage à Paris. Je n’en aurai plus l’occasion. Il m’est très pénible de devoir te dire aurevoir et de te laisser partir. Je garde, accrochée au cœur, la joie de t’avoir connu et le souvenir de ton affection, de ta si grande pudeur et de ta délicatesse.
Jean-Luc Mengus par Marianne Alphant
1975-1976 : l’année du bac pour Jean-Luc Mengus, au lycée Evariste Galois de Sartrouville où j’enseignais la philosophie. Il y a des classes un peu ternes, scolaires, disciplinées, et des classes brillantes aux individualités marquées : celle de Jean-Luc en est l’exemple. Il y avait Marie-Hélène qui passera l’agrégation de philosophie. Brigitte que je retrouverai un jour au théâtre de L’Odéon. Pierre que j’ai hébergé quand son père l’a mis à la porte une semaine avant le bac, et Patricia dont il était amoureux. Yves qui s’amusait à mettre le feu à tout ce qui pouvait flamber, même à son crayon. Et il y avait Jean-Luc que je revois avec un grand manteau et des sabots. Les sabots étaient à la mode, certains professeurs n’en supportaient pas le bruit et les élèves pouvaient traîner les pieds en représailles et saboter le plus bruyamment possible en entrant dans la classe ; une jeune collègue, professeur d’histoire-géographie en mal d’empathie, y voyait une persécution contre elle et en avait même fait un malaise.
A l’âge des inquiétudes et de la découverte de soi, je me souviens de Jean-Luc, de son intelligence, de son humour, de son sain esprit de fronde. J’apprendrai plus tard que Marie-Hélène et lui pouvaient aller poser des questions à leur professeure d’anglais à la fin du cours et, pendant qu’elle y répondait, lui chaparder ses clés de voiture pour l’empêcher de rentrer chez elle. Ou que Jean-Luc qui détestait les maths lançait des « Bisous, maman » à la professeure qui s’en était plainte au proviseur. Ou qu’un petit groupe, dont Jean-Luc, s’était fait confisquer des bouteilles de vin entrées en fraude au lycée et les avait réclamées en scandant dans le couloir de l’administration : « Li-bé-rez-nos-ca-ma-rades ».
C’était l’été de la sécheresse, les élèves séparés par les révisions du bac venaient se retrouver chez moi, au jardin. Un seringa qu’ils y ont planté en garde le souvenir. Mais le bac réussi, on se perd de vue, on a épisodiquement des nouvelles des uns et des autres, on se revoit par hasard. Ainsi arrive-t-il que dans une fête de P.O.L des années 90 je retrouve Jean-Luc et qu’il m’apprenne qu’il est devenu correcteur. Correcteur de la Maison ? Oui, me dit-il, et je rêve de te corriger à mon tour.
Ce qu’il a fait, et merveilleusement.