— Paul Otchakovsky-Laurens

Le Centre de la France

Hubert Lucot

Le 14 juillet 1989, quelques mois après la mort d’une femme de 70 ans, le héros-narrateur quinquagénaire se remémore sa « première liaison ». À travers les circonstances originales de celle-ci, il touche à une étrange essence, celle de la mémoire, du temps et du « sexe », mot qui alors, dans les années 1950, n’avait pas le sens absolu qu’il rayonne aujourd’hui. Pourtant c’est un absolu que le narrateur reconstitue, paradoxalement, à l’aide de fragments caractéristiques du monde relatif qu’est notre histoire. Son enquête sur son apprentissage de l’érotisme et du conflit consistera donc...

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La presse

La passion selon Lucot


Grand écrivain, Hubert Lucot connu pour son amour des mots, et de la poésie, vient de livrer chez P.O.L une sorte de roman total, un livre bilan, une œuvre majeure celle dont rêve tout prosateur exigeant. Fort de ses 443 pages Le Centre de la France estampillé roman est une longue promenade sensuelle au pays de la passion humaine. La voix du narrateur qui nous parvient est celle d’un homme meurtri par un deuil, et qui se souvient de son adolescence, et à travers elle de son parcours sentimental.

Nous sommes le 14 juillet 1989, au moment où l’anti-héros de ce récit confession se remémore sa première liaison, qui eut lieu bien des années auparavant avec une femme mariée. Tout le talent d’Hubert Lucot est de proposer dans une écriture onirique et très charnelle le compte rendu des corps à cœur de son personnage principal avec celle qui éveilla ses sens. Sorte de double fraternel ce Julien Sorel des temps modernes goûte au blé en herbe avec la volupté des grands épicuriens. Sans jamais tomber dans le vulgaire, sans une once de facilité langagière Hubert Lucot parle de l’apprentissage de l’érotisme en esthète et surtout en écrivain. Le centre de la France est avant tout une chronique familiale d’une famille ordinaire qui dans ses malheurs ressemble, comme l’expliquerait Tolstoï, à toutes les autres.

Au passage l’histoire individuelle du narrateur se confond avec les turbulences politiques de la IVe et Ve République. La Guerre d’Indochine, le conflit avec l’Algérie, l’effondrement du Gaullisme, autant d’éléments que Hubert Lucot analyse au regard de la prise de conscience de sa place dans la société par un narrateur en définitive toujours surpris d’exister.

Agnès Noirot, dite Trèfle, la muse, l’égérie, le révélateur des sens prend au fil des chapitres la dimension mythique des grandes figures de la littérature française. Il y a quelque chose d’intemporel, et donc d’universel dans le portrait que Hubert Lucot brosse d’elle. « La peur ne domine pas nos rencontres » écrit-il alors que la mémoire infaillible de don narrateur consigne les faits et les dates, en remplaçant chaque événement vécu au milieu d’une suite de réflexions sur la littérature en général, et le « mentir vrai » en particulier. On ne sait trop ce qui est réel et ce qui ne l’est pas, on ne peut démêler le vrai du faux, mais cela n’a guère d’importance tant l’essentiel est ailleurs, dans cette sarabande d’images odorantes distillées par l’auteur.

La préoccupation proustienne du récit qui pousse Hubert Lucot à briser la chronologie au profit d’une architecture psychologique assez complexe lui permet de célébrer les chemins de traverse de la littérature buissonnière faite de lignes courbes, aussi rondes que celles de la femme aimée. « Toute histoire est celle de concentrations, avec abandons d’éléments ; son Sens, celle de la charge maximale : mon émotion d’aujourd’hui » écrit Hubert Lucot. Et d’ajouter : « plusieurs échelles se succèdent, ou représentations dans le temps, ou vitesse de sédimentation ». Une manière intelligente que de concevoir une narration en abyme, avec au final un roman exceptionnel de densité, au souffle puissant, et rempli d’humour et d’émotion.


Jean-Rémi Barland, Luxemburger Wort, 6 avril 2006



Travelling en apnée


À qui faut-il recommander Le Centre de la France ? À ceux qui douteraient encore que l’écriture est une aventure, d’abord. Une aventure qui parle d’une aventure.

Aventure ici fondamentalement charnelle que le narrateur se remémore au cours de l’été 1989, après avoir appris la mort d’une femme qui fut sa première liaison. Une femme mariée, une relation familiale, une grande différence d’âge, une liaison donc scandaleuse…

Le narrateur quinquagénaire va donc plonger – et le narrateur à sa suite – dans le labyrinthe de la vie et du temps, Paris, les années cinquante, mais d’autres lieux et d’autres temps encore. La mémoire est au centre de l’interrogation lancinante de l’auteur : « notre mémoire ne suit pas l’ordre chronologique, c’est l’intellect qui, s’interrogeant sur elle, croit bon de lui proposer le rail d’un univers unidimensionnel ».

Lucot veut cerner au plus près ce travail de la mémoire et la citation ci-dessus exprime clairement la nature de la démarche : non seulement elle n’est pas intellectuelle mais l’intellect lui est un obstacle. Sous ses dehors frisant parfois l’indicible, elle reste toujours et avant tout une démarche sensible et donc poétique, qui s’appuie sur la structure du roman. Rien de vraiment chronologique en effet : la mémoire fonctionne en boucles de souvenirs et de sensations qui semblent naturellement venir se lover au sein de la page. Et c’est là qu’intervient le prodige. Le mystère de l’écriture rejoint celui de l’amour, de la découverte du corps et du sexe. Car le sexe est presque omniprésent, même si on n’en a jamais parlé comme ici. Contrairement à la plupart des auteurs de livres dits « érotiques », Hubert Lucot ne s’est jamais donné pour but d’émoustiller ou de « faire bander » le lecteur. Le Centre de la France commence là où pratiquement tous les autres livres s’arrêtent, pour poser la question rarement abordée en littérature : qu’est-ce qui se passe vraiment dans la tête des protagonistes lorsque deux corps fusionnent, quelles sensations physiques et surtout mentales sont celles de l’homme qui pénètre à l’intérieur du corps féminin, qui explore ce qu’un film japonais appela en son temps « l’empire des sens » ? (Tiens, le titre français du film d’Oshima rime avec celui, mystérieux et fascinant, choisi par Hubert Lucot, plaisante résonance). Et comment la littérature peut-elle en rendre compte ? Le sexe plonge en apnée dans le corps étranger, dans les replis du « muscle devenu liquide » où se condense « le suc de la vie » et transmet au corps, à tout l’être une myriade de sensations, mais que se passe-t-il à cet instant-là dans le cerveau ? C’est ce que l’auteur veut démêler. La caméra explore le gland. Le visage d’Agnès, l’initiatrice, que l’auteur appelle tantôt par son prénom, tantôt Trèfle (mais à son insu), au gré des sensations et des circonstances, ne nous apparaît jamais de façon nette et linéaire ; le plus souvent, elle est cuisses, fesses, seins, odeurs, mouvements, ondulations. Personne sans doute jamais n’a essayé d’approcher à ce point l’objet de son amour. Il en va d’Agnès comme de Paris. À force de détailler, le narrateur semble parfois au bord de la description géométrique, abstraite, qu’il s’agisse du corps ou des quartiers où se déroule le récit, mais étrangement, il se dégage de tout cela une vision d’ensemble, fugace, un fantôme au drap composé d’émotions diffuses, s’échappant parfois du livre. Peu de romans en effet sollicitent à ce point le lecteur : le mot si galvaudé d’interactivité prend ici tout son sens. Cela tient principalement au parti pris de restituer fidèlement par l’écriture le travail de la mémoire. Il y a dans la narration des trous, des blancs, des béances, des hésitations, des retours en arrière. Des parenthèses, des mots écrits en majuscules surgissant de manière impromptue, une phrase parfois tortueuse comme les sentiers qu’elle explore, des élisions, des négations brusquement interrompues… et tout cela forme un extraordinaire bonheur d’écriture qui témoigne d’une profonde maîtrise jubilatoire. Personne n’écrit comme Lucot et Lucot n’écrit comme personne. Pas même Proust. Et pourtant, n’a-t-on pas l’impression d’entendre un écho de la première page de Du côté de chez Swann – « il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles-Quint » – lorsqu’on lit par exemple : « bout à bout, l’accroupissement, l’extension, l’érection de nos membres, la concentration (passer, percer) formaient un roman corporel, une chronique chevaleresque, la bataille de San Romano » ?

Une même manière aussi de forger des formules à propos de faits précis. On peut trouver des équivalents métaphoriques du célèbre « faire catleya » dans des expressions telles que la « main Franck et fils » ou les journées « Casablanca ». Mais la sensualité, le côté poisseux et enchevêtré (comme les corps) de la phrase évoque aussi Faulkner.

Par contre, le milieu que décrit Lucot n’est pas du tout celui de Proust, c’est une société qui appartient à la fois à la petite bourgeoisie et au monde du spectacle. Pour l’esquisser, l’auteur use de pseudonymes, parfois transparents (cela a-t-il fait grincer des dents ?) et de vrais noms qui semblent avoir pour but d’inscrire la page dans ce que l’on nomme le réel, le monde extérieur, extérieur au roman. Le milieu décrit dans le roman devrait a priori être assez ouvert et compréhensif, rétif aux préjugés ; il n’en est rien. En arrière-fond des ébats charnels, toute une généalogie se dessine, un réseau de cause et de conséquences : l’homme est le produit de l’homme et le carcan des conventions va bientôt se refermer sur le couple scandaleux. Le jeune homme de dix-huit ans parle d’Agnès comme de sa femme quand il est (mentalement ou physiquement) entre les quatre murs d’une chambre d’hôtel, mais dans le cadre des relations sociales, elle est la femme de Marc, l’oncle aux grosses lunettes et au regard de myope, le mari bafoué au comportement ambigu. Est-ce un hasard s’il porte le même prénom que le roi trompé, oncle de Tristan dans la célèbre légende du moyen âge ? Il est vrai que les deux amants semblent avoir goûté à un philtre magique dont le roman s’efforce d’analyser chimiquement la substance. Est-ce la fameuse chimie de l’amour dont on parle tant ? Lucot semble croire que la question vaut la peine d’être posée mais les bribes de réponse apportées sont d’une essence bien supérieure à ce qu’on entend généralement par là.

Le Centre de la France est un incroyable exercice de légèreté, de liberté, une redéfinition des rapports entre auteur et lecteur marqué du sceau de l’exigence et du respect réciproques. Les promenades ou errements dans Paris ressortent du télescopage temporel et sensoriel : que peut-on saisir du temps qui fuit, que voit-on vraiment lorsque l’on regarde un façade ou une enseigne d’hôtel, quelle résonance a en nous la surface trapézoïdale d’un café où l’on a rendez-vous, le cœur battant, quel est le rapport entre la volupté et la lumière qui tombe sur les lieux, les corps et les visages ? Les espaces qu’ouvre le roman sont vertigineux et l’usage des temps grammaticaux aboutit à d’étranges fulgurances. Au fur et à mesure de la lecture, on en vient à s’interroger sur cet écrivain singulier et l’on découvre qu’il fût notamment, dans les années 70, l’auteur du Grand Graphe, une expérience hallucinante, un livre d’une seule page de 12 m2 aux phrases entrecroisées, un texte que l’on peut voir en une fois. L’espace en question, déjà.

Qu’en est-il aussi de ce titre classique et pourtant énigmatique, ce centre de la France dont on sent qu’il est au cœur des choses et qu’il est une émotion. Réponse, peut-être, à la dernière page.

Le Centre de la France est un livre qui épouse la mécanique du désir, dans son obsession, dans sa répétition. Un ouvrage que l’on ne quitte jamais vraiment. Il s’en dégage un pouvoir d’évocation insaisissable, celui que suscite généralement la musique.

Le premier chapitre du livre s’appelle « L’abbaye, pénétration » et la première image, forte et récurrente, est celle de « l’immense église abbatiale de Croisy-la-Forêt au tympan évidé montrant quelques cimes des arbres qui croisent dans la nef. » Les deux protagonistes se suivent dans une odeur d’automne, parmi les feuilles fraîchement détachées, sous l’œil du mari, resté dans la voiture. On y évoque Vinteuil, César Franck mais aussi la puissance des fesses d’Agnès sous la jupe. Tout est en place, l’aventure peut commencer.


Daniel Mangano, Indications, la revue des romans, novembre-décembre 2006

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