— Paul Otchakovsky-Laurens

Chaussure

Nathalie Quintane

Chaussure n’est pas un livre qui, sous couvert de chaussure, parle de bateaux, de boudin, de darwinisme, ou de nos amours enfantines. Chaussure parle vraiment de chaussure.

Chaussure ne résulte pas d’un pari ; il ne présente aucune prouesse technique, ou rhétorique. Il n’est pas particulièrement pauvre, ni précisément riche, ni modeste, ni même banal. Ce n’était pas un projet, mais ce n’est pas un brouillon, mais il n’a pas encore trouvé sa fin.

Chaussure s’est gorgé de tout ce qu’il a croisé sur son parcours : des patins, des chaussons d’escalade, un homme avançant en palmes sur la plage,...

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La presse

Ecrit avec les pieds. Un recueil d’aphorismes qu’il faut prendre au pied de la lettre et qui ne manque pas de talon. On marche ou on ne marche pas.


Nathalie Quintane est une jeune femme, elle vit à Digne. Son livre Remarques est un livre de remarques, son livre Chaussure est un livre de remarques à propos des chaussures et de la meilleure façon de marcher, qui serait encore la nôtre. Chaussure comporte plusieurs centaines de fois le mot «chaussure», et quatre fois le mot «soulier», pages 43, 84 (il s’agit là du soulier de Khrouchtchev), 96 et 107. Chaussure est un livre qu’on regretterait vraiment de ne pas avoir lu, et qu’on regrette un peu d’avoir lu. Parce qu’il nous laisse pantois, déconcerté, on le lit avec plaisir, vite, on le referme comme si on n’avait rien lu. Un livre de quelque cinq cents pensées apparemment sibyllines (pour une fois, on ne les a pas comptées), mais d’une sibylle lisse et sans don ni prétention divinatoires, des pensées dont le sens caché n’est que le culot d’avoir écrit des pensées sans le moindre sens caché, et dont le sens premier n’avait pas été, jusqu’ici, jugé digne d’être écrit. Et toutes ces remarques simples ou parfois cocasses ne prétendent même pas épuiser le sujet, ni le lecteur, elles sont là, évidentes comme des pieds. Et pourtant, leur accumulation, comme certaines sculptures d’Arman, leur modestie même font charme, font émotion. Ou, pour reprendre l’expression de l’éditeur sur la couverture du livre: «Bref, c’est un livre de poésie pas spécialement poétique.» Certaines remarques ne comptent que cinq ou sept mots («Je reconnais certains amis à leurs chaussures», page 18), la plus longue quatre pages (En Transcausasie, les gens aussi ont des chaussures, pages 80 à 83), elle propose un tour du monde en 134 étapes, 134 façons et fantaisies de traiter ses chaussures: «...Dans le Machu-Pichu (les gens) se les transmettent de père en fils..., à Toulépleu, mangent les chaussures des morts..., à Kuala-Lumpur, en changent le mercredi..., à Dniepropetrovsk, se font ôter leurs bottes par leur femme..., à Guayaquil, les cirent à l’encre de seiche..., dans les îles Féroé, serrent tellement leurs lacets que la circulation du sang est gênée..., à Cork, les pendent aux bras des épouvantails, à Séoul, les réutilisent pour fabriquer une flûte», mais ce voyage est la seule extravagance spectaculaire du livre.


La première moitié, plus intime, est d’une autre pointure. Echantillons: «Dans les vitrines des magasins, les chaussures ont les lacets noués/ A l’intérieur de chaque chaussure, l’étiquette du fabricant se déplace parfois, sans se décoller/ Une chaussure ordinaire peut avoir la profondeur d’un chapeau/ En traversant une voie ferrée, un talon peut se coincer dans un rail/ C’est le pied, qui a la forme d’une chaussure.» Des considérations égales, étales, neutres, qui gardent parfois la trace de l’ironie qu’on a voulu ôter et atteignent rarement la platitude absolue à laquelle elles feignent de prétendre. Imperceptiblement, les remarques glissent de la chaussure au pied, à la marche, aux gestes, et la pudeur retenue à frôler l’intimité de ces pieds dont on n’oublie jamais qu’ils sont ceux d’une femme fait naître un érotisme minimal et délicieux.


«Quand je marche, il y a toujours un de mes pieds qui a disparu derrière moi» est une remarque remarquable puisqu’elle figure page 64 de Chaussure et page 42 de Remarques. Ce deuxième recueil, encore plus modeste (169 considérations brèves), est bien plus ambitieux puisqu’en trois parties il couvre tout le champ de l’activité humaine: 1 - En voiture: «Quand je règle le rétroviseur extérieur, j’y vois la paume de ma main.» 2 - Maison: «Hormis le lustre, tout est assez loin du plafond.» 3 - (Cette partie sans titre englobe le reste de l’univers): «Plus l’ongle que je coupe est dur, plus il saute loin au dernier coup de ciseaux.» Nathalie Quintane a réussi avec pas grand-chose là où Vialatte avait eu besoin d’un éléphant: l’évidence est irréfutable.


Jean-Baptiste Harang, Libération, Juillet 1997



La poésie au chausse-pied


Nathalie Quintane démontre jusqu’à l’absurde qu’une chaussure n’est pas moins chaussure qu’une banane est banane. Et pas plus non plus, d’ailleurs.


Depuis quelques mois, on pouvait presque la suivre à la trace, de revue en revue, Nathalie Quintane, comme si la loi des microchapelles poétiques, basée sur la religion des exclusions symboliques (« Tout ami de mon ennemi étant mon ennemi »), n’avait pas cours pour ses remarques brèves qui pourraient s’appeler « banalités », dont on avait déjà eu un avant-goût, donc, dans des revues aussi différentes que la Revue de littérature générale, Perpendiculaire ou Niocques. Une reconnaissance d’autant plus spectaculaire que les « remarques » qu’elle multiplie toujours sur le même format de l’aphorisme sont de fait d’une platitude rare, au point d’atteindre à la quintessence (comme Quintane) du prosaïsme : le comique et l’étrangeté prégnante qui s’en dégagent viennent de sa façon de poser un regard étonné sur les phénomènes ou les choses les plus courantes, quotidiennes, de s’interroger sur l’emploi de mots aussi banals que « chaussure » ou « banane », de constater des évidences tellement évidentes qu’on ne les voyait plus et par là-même de révéler comment les êtres de langage que nous sommes s’enferment dans un quotidien d’automates. En absence de toute métaphore (on en chercherait en vain une seule), ce n’est plus de l’antilyrisme, c’est de l’antipoésie. Ou bien, serait-ce le plus petit dénominateur commun d’une poésie qui sera interrogée jusqu’au vertige sur les enjeux de la parole après avoir littéralement perdu pied ?


Voilà que ses deux premiers livres paraissent simultanément. Remarques, le plus court, est divisé en courts chapitres intitulés « En voiture » ou « Maison », constitués chacun de quasi-lapalissades lapidaires, de choses vues qui sont autant de façons de marquer un étonnement presque enfantin (« En voiture » : « Quand le coffre s’ouvre, il emporte ma main avec lui ») mais que viennent subitement déflorer quelques remarques totalement saugrenues (« Une maison qui s’effondre est la même maison, dans un autre ordre »). Dommage qu’on ne retrouve pas parmi ces Remarques celles qui concernent la banane, qu’on avait dégustées en revue, et qui étaient, comme l’indiquait le titre (les titres de Nathalie Quintane ne mentent jamais), entièrement consacrées au mot « banane » en tant qu’il est censé signifier le fruit banane et rien d’autre, absolument rien d’autre, surtout rien d’autre : c’est tout l’enjeu du dispositif. Il en va de même, mais à une beaucoup plus grande pointure, de la chaussure dans Chaussure, qui surprend par son épaisseur, comme s’il s’était agi d’épuiser le mot « chaussure », épuiser le signifiant comme on vide une boîte ou comme on écope l’océan (car la mission, bien sûr, est désespérée). A quelques (regrettables) dérives près, Chaussure parle exclusivement de chaussures (par exemple : « Un nombre considérable de formes de chaussures a été inventé / Aujourd’hui, la question se pose : peut-on créer une autre chaussure, réellement novatrice ? »), et plus précisément du regard de l’auteur sur les chaussures, sur toutes sortes de chaussures, destinées à toutes sortes d’usages (« Les chaussures de marche existent depuis que nous marchons pour marcher »), et quel que soit leur degré d’usure (« L’usure comme processus a-t-elle plus d’intérêt que comme résultat ? »).

Ce que Nathalie Quintane se garde absolument de faire, malgré la courte citation de Lacan qu’elle place en dernière page - « Le principal, c’est la chaussure » (Le Séminaire, livre IV) -, c’est de prendre la chaussure pour le tout. On se gardera donc de le faire à sa place. Reste qu’à parler de chaussures, Nathalie Quintane en vient à dire beaucoup (trop) de choses, des choses qui sont ici comme imprimées en creux afin de graver un portrait tremblant de la narratrice, un portrait qui exacerbe les passions du voyeur qui sommeille en tout lecteur. C’est qu’on lit ceci comme on épie sa voisine par la fenêtre, à son corps défendant : les ombres, qui en disent long, aimantant le regard.


Car ce qui se joue ici - et ce qui sans doute fascine les poètes -, c’est bien la part d’ombre qui résiste à la tentative d’épuisement à laquelle se livre Nathalie Quintane, dont on imagine aisément qu’elle a traversé une crise du langage ou en tout cas de l’écriture, passant de l’aphasie-anorexie à la boulimie. Ainsi mène-t-elle par la bande à l’une de ses extrémités la question de la valeur du signe en poésie, telle que Mallarmé l’a posée voilà un siècle par cette formule célèbre : « Je dis, une fleur !, et musicalement se lève (...) l’absente de tout bouquet. » La leçon, en somme, pourrait être celle-ci : même à tordre le mot en tous sens, à le disséquer, on n’épuise pas la puissance lyrique - où niche la part d’ombre - du geste d’écrire, ce phénix.


Bertrand Leclair, Les Inrockuptibles, Juillet 1997