Quand on écrit depuis pas mal d’années, souvent, on vous fait des suggestions : Tiens, tu devrais faire un livre sur les lectures publiques ; ou bien : Tu voudrais pas écrire un livre sur l’amour ? ou bien : Vous devriez écrire ce que vous me dites ; ou encore : Vous devriez écrire sur ce qui se passe en ce moment.
Bon.
J’écris toujours sur ce qui se passe en ce moment ; le problème, c’est que ça change tout le temps, et comme je tiens à continuer à écrire sur ce qui se passe en ce moment – bien que ça change tout le temps –, eh bien je ne me vois pas tenant un sujet ; encore moins tenant mon...
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Quand on écrit depuis pas mal d’années, souvent, on vous fait des suggestions : Tiens, tu devrais faire un livre sur les lectures publiques ; ou bien : Tu voudrais pas écrire un livre sur l’amour ? ou bien : Vous devriez écrire ce que vous me dites ; ou encore : Vous devriez écrire sur ce qui se passe en ce moment.
Bon.
J’écris toujours sur ce qui se passe en ce moment ; le problème, c’est que ça change tout le temps, et comme je tiens à continuer à écrire sur ce qui se passe en ce moment – bien que ça change tout le temps –, eh bien je ne me vois pas tenant un sujet ; encore moins tenant mon sujet.
Même lorsque me tenait un sujet-un objet a priori uniques (Jeanne d’Arc, chaussure), je n’ai jamais eu l’impression (ni l’intention) de « tenir » quoi que ce soit, plutôt celui d’écrire en abduction, c’est-à-dire les doigts bien écartés.
Tomates parle donc de ce qui se passe au moment où il est écrit (2009), de la plante au sommet de l’État. C’est un texte occupé. Pas seulement par moi, malgré les apparences. Un texte occupé par l’imposition d’un style, comme ils disent, par un ton, par des faits, par des manières de rapporter ces faits.
De cette occupation, je n’ai pu me défendre que par une préoccupation – une inquiétude. Et par un amateurisme acharné en tout (de la culture des tomates à la culture tout court, de la politique à l’autobiographie). Il ne faudrait pas en attendre une définition, ou une description, valides (encore moins validées) du fascisme, par exemple, même s’il en est souvent question. Je crois qu’on y repère par moments des bribes d’essai, de critique littéraire, une conversation romanesque autofictive, des pamphlets en trois lignes, un lot de syllogismes, et toutes sortes de ressemblances ponctuelles avec des genres existant ou ayant existé. Cela dit, comme je l’ai écrit d’une traite, il me semble qu’il peut se lire d’une traite ; traversé, accompagné, par l’inquiétude – ou l’impression durable d’avoir les boules que je ne pense pas être la seule à avoir ressentie cette année-là.
Les notes ont dès la première phase de rédaction pris une place importante. Elles donnent des outils, des rappels, des relais, des titres de livres, des citations, de longs passages, etc. : tout ce qui peut servir à la transmission, tout ce qui peut permettre d’établir des relations entre des faits ou des moments historiques qui paraissent incommensurables. Elles discutent et disputent aussi, à vrai dire, car elles ne sont pas plus sûres d’elles que je ne le suis de moi-même ; ce sont comme des amorces de conversation avec quelques fameux morts (Blanqui, Ducasse) et d’autres, bien vivants.
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Italie : Tic Edizioni | Danemark : Antipyrine | Norvège : Audiatur | Suède : Pequod | USA : Kenning Editions
Nathalie Quintane envoie des livres de tomates
Inspiré par l’« affaire de Tarnac », un livre occupé par ce qui se passe aujourd’hui, en forme d’essai, de critique, d’autofiction. Un livre inquiet et inquiétant à lire par la police.
« La campagne est une chose bizarre », nous dit Nathalie Quintane. Elle peut même inciter les policiers de la Sdat (la sous-direction anti-terroriste) perquisitionnant dans la ferme de Julien Coupat à un peu d’abandon bucolique. Et, comme le dit Benjamin, un des Tarnac, à se dire à leur tour pourquoi ne pas planter des tomates ?
Précisément, Nathalie Quintane a un problème avec les siennes. Et voudrait bien diffuser la recette du purin d’ortie, interdite par la loi d’orientation agricole. Évidemment, personne ne veut sérieusement mettre un signe d’égalité entre la mise au secret pendant six mois d’un homme dont le crime a été d’avoir peut-être écrit L’insurrection qui vient et une mesure bureaucratique destinée à faire vendre des pesticides. Mais le postulat de Nathalie Quintane est qu’il y a un rapport. Évacuons cependant l’idée des tomates comme fil conducteur cocasse dans un livre un peu décalé sur tout et rien.
Il s’agit de bien autre chose, d’écrire « sur ce qui se passe en ce moment », selon l’injonction régulièrement faite aux écrivains. Et « ce qui se passe » au moment où elle écrit, en 2009 concerne tous domaines de sa vie, « de la plante au sommet de l’État ». C’est que Julien Coupat va passer du temps « un néon sur la tête et une barquette de fraises au petit déjeuner. » C’est quelque chose qui « occupe » Nathalie Quintane, et Tomates est la trace écrite de cette « occupation ». Ni chronique, ni essai, ni pamphlet, Tomates peut se lire comme un inventaire de ce que la société telle qu’elle est, dans l’extrême contemporain, fait de nous. Ce qu’elle fait de ce qui est écrit : « Bingo! », exultaient les flics en découvrant une caisse de L’insurrection qui vient. Il est vrai qu’« il y avait longtemps qu’on avait pas eu affaire à un lectorat aussi attentif ». Mais le livre n’est pas forcément là pour fournir matière à l’esprit festif. Le livre, à certaines conditions, est une arme, comme le fut il y a cinquante ans le Maintenant il faut des armes de Blanqui. Faut-il pour autant que la révolution se dise dans la phrase emperruquée de la fin du XVIIIe siècle ? Dire plutôt comme Marx dénonçant la superstition du passé : « Aujourd’hui, le contenu déborde la phrase ». Ces questions, et d’autres, Nathalie Quintane les fait agir dans ce livre bref qu’on méditera longuement. « L’insurrection ne peut avoir lieu dans un livre. Quelque chose a lieu dans un livre. Autre chose qu’une insurrection aura donc lieu dans ce livre. »
A.N., L’Humanité, 14 octobre 2010
Quand la révolution semblait aller de soi, en 1789, en 1917 ou même en 1968, elle était indissociablement action et poésie, insurrection sociale et dissidence langagière. Mais, depuis qu’elle paraît improbable dans les rues, c’est dans les textes que son esprit a trouvé refuge. Et c’est à la littérature qu’il revient d’accueillir l’espérance radicale en ses élans comme en ses fourvoiements.
Or, pour l’écrivain contemporain, penser la révolution c’est méditer une transmission bloquée, ainsi qu’en témoignent trois récits parus récemment : Tomates, de Nathalie Quintane, Les Ailes de plomb, d’Adriano Sofri, et Il vous faudra nous tuer, de Natacha Boussaa. Chacun à sa manière, ces livres tournent autour d’une seule interrogation : comment hériter des mots brûlants, de ces mots de passe qui soulevaient naguère les foules, comment les relancer aujourd’hui sans avoir l’air de prendre la pose, de bégayer lamentablement ?
Pour répondre à cette question, ces trois textes opèrent un va-et-vient, explicite ou souterrain, entre la mémoire militante des années 1970 et les enjeux de la période actuelle : les émeutes de banlieue, en 2005 ; les manifestations hostiles au contrat première embauche (CPE), en 2006 ; l’affaire dite de « Tarnac », du nom de ce village corrézien où s’étaient installés Julien Coupat et ses amis, avant d’être accusés d’avoir voulu faire dérailler des TGV.
« Jeune homme à idées »
C’est Nathalie Quintane qui met en avant ce dernier exemple : « Le fait est que nous avions été affectés par l’emprisonnement, arbitraire, d’un jeune homme à idées », écrit-elle. Au début de Tomates, elle confie que, pour elle, cette indignation devant le sort infligé à Julien Coupat a coïncidé avec la redécouverte des textes d’Auguste Blanqui (1805-1881), ce révolutionnaire qui passa trente-six ans au fond d’une cellule, et qu’on surnomma « l’Enfermé ».
Dans L’Éternité par les astres, un essai écrit durant sa captivité au fort du Taureau, en Bretagne, le vieux socialiste notait : « Il n’y a pas de progrès, hélas ! Non, ce sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels sont les exemplaires des mondes passés, tels ceux des mondes futurs. Seul le chapitre des bifurcations reste ouvert à l’espérance. » Afin d’ouvrir un chapitre de ce genre, Nathalie Quintane expérimente à son tour la possibilité d’une nouvelle écriture insurgée.
Pour cela, l’auteur accomplit un double geste. Elle commence par reconnaître la césure qui sépare les paroles d’hier de celles d’aujourd’hui. Voilà pourquoi elle cite plusieurs documents d’époque. Une lettre de Jean-Marc Rouillan, par exemple, dans laquelle l’ancien militant d’Action directe dresse le bilan de sa génération : « Finalement, nous n’avons rien imaginé. Nous avons seulement recyclé d’une manière dilettante le syndicalisme rêvé, l’en-dehors des copains du début du siècle, le démocratisme… » Ou encore un article qu’Umberto Eco signa dans La Repubblica lors de l’enlèvement d’Aldo Moro par les Brigades rouges, pour ironiser sur ce « roman-feuilleton digne du XIXe siècle, fait de vengeurs et de justiciers habiles et efficaces comme le comte de Montecristo ».
A chaque fois, Quintane interroge la place de la prose littéraire dans notre imaginaire politique : « Peut-on envisager (préparer, faire) la révolution (ou une insurrection) à partir d’autre chose que de la littérature (aussi bien la littérature “scientifique” ou philosophique que la littérature tout court) ? » Mais Nathalie Quintane ne s’en tient pas là. Une fois cette césure marquée, elle affirme qu’il ne s’agit pas de ressasser les formules du passé. S’il faut retrouver celles-ci, c’est pour être mieux à même d’en dresser l’inventaire, sans arrogance, en toute lucidité. « Il y avait si longtemps que tous ces mots n’avaient pas été prononcés et repris. Si longtemps que nous en étions coupés, que la jonction devait d’abord s’opérer avec eux, en les récrivant, en les re-disant, bien ronds en bouche, comme Luchini retourné garçon coiffeur mais acteur. Si longtemps que la transmission avait été coupée qu’il faudrait d’abord une période de décalque », note-t-elle dans ce texte qui se lit comme un poème en prose.
Style insurrectionnel
Cette période n’est pas close. Ainsi, lorsque Le Monde publia, en mai 2009, un texte de Julien Coupat, alors derrière les verrous, on découvrit, sous sa plume, une prose classique, à la fois noble et familière, directement issue de la tradition révolutionnaire et de ce que Guy Debord nommait le style insurrectionnel : « À quelques exceptions près, confie Nathalie Quintane, nous adhérâmes tous à ce qu’on peut formuler en manière d’épitaphe : il pensait mal mais il écrivait bien (i.e. qu’il se contente de bâtir sa Commune dans Le Monde). La France qui lit soupirait, soulagée : on apprenait encore dans les écoles […], les Humanités n’étaient pas mortes, la banlieue n’avait pas tout pourri. » […]
Jean Birnbaum, Le Monde, 25 novembre 2011