— Paul Otchakovsky-Laurens

La Quatrième Personne du singulier

Valère Novarina

Ensemble – plus que recueil – de 9 textes, La Quatrième Personne du singulier fait partie de ces livres « théoriques » (mais tout aussi lyriques que théoriques) grâce auxquels Valère Novarina fait régulièrement le point sur son travail. Ici, les thèmes recoupent et prolongent ceux des précédents ouvrages de même registre (Le Théâtre des paroles, Lumières du corps,L’Envers de l’esprit). Avec peut-être un peu plus d’emportement, qu’il s’agisse de parler de la langue, française mais aussi hongroise, et du patois aussi bien, du théâtre toujours, de...

Voir tout le résumé du livre ↓

Consulter les premières pages de l'ouvrage La Quatrième Personne du singulier

Feuilleter ce livre en ligne

 

La presse

Attention, sortie d’homme


L’écrivain qui se risque à formuler la théorie de son oeuvre s’expose à deux périls, auxquels s’ajoute la possibilité du ridicule (mais, avec celle-ci, il doit de toute façon composer dès qu’il dévisse le capuchon de nacre de son stylo-plume). En effet, ou bien la théorie précède l’oeuvre, mais alors cette dernière ne paraîtra souvent que la démonstration froide et appliquée de la première, une sinistre mathématique. Ou bien, à l’inverse, sa théorie procède de l’oeuvre ; l’écrivain tire lui-même la leçon de ce qu’il a écrit, feignant parfois de maîtriser son propos depuis l’intention première jusqu’à sa réalisation. Mais, en ce cas, son discours est généralement emprunté, confus et prétentieux. Aussi, l’écrivain avisé préférera-t-il se taire et laisser de plus sagaces exégètes mettre au jour les postulats et les lignes de force de ses livres.
Mais voici que je trouve Valère Novarina assis sur mon petit préambule théorique ! Et je dois aussitôt admettre que rien de ce que j’y avance ne vaut pour lui. Il n’entre dans aucune de ces cases, ou alors à la manière du fou de l’échiquier, pour balayer la tour, désarçonner le cavalier, ravir la reine et acculer le roi. Le génial dramaturge, l’auteur de L’Opérette imaginaire et de L’Origine rouge, qui a si bien su réintroduire la liesse et la panique dans la cérémonie compassée du théâtre (un thé devant l’âtre), Valère Novarina, donc, a toujours mené de front son oeuvre et une réflexion sur les principes et les enjeux de celle-ci. Au demeurant, il serait fort peu judicieux en l’occurrence d’exclure les textes théoriques de cette oeuvre, qu’ils illustrent bien plus qu’ils ne l’analysent.
La Quatrième Personne du singulier rassemble neuf textes qui prennent parfois la forme de lettres adressées à ses acteurs (on devine que Valère Novarina n’aime guère le terme comédien, trop paradoxal). Nous y apprenons d’abord ce que la langue si inventive de son théâtre doit au patois chablaisien ou franco-provença : "C’est une langue poussée sans livres, sans orthographe, sans pasteurisation académique (...). Langue idiote et idiome de la vengeance poétique qui renverse - qui se sort par la vie de toute situation (...). Celui qui parlait patois pensait en deux langues et il savait aussi s’adresser en patois aux vaches et en français aux chevaux (sinon ils ne comprennent pas)." Et comme ce patois se modifie de vallée en vallée, de village en village, voire de maison en maison, Valère Novarina imagine que son grand-père Paolo, venu d’Italie avec "dans son sac une truelle et un fil à plomb", est arrivé au français en traversant d’abord toutes ces langues rencontrées en chemin : "Il est ainsi passé du valésian au valdôtain, au valaisan, au savoyard. Je l’imagine avançant dans sa pérégrination philologique : pratiquant une découverte simultanée de la parole et des paysages."
Et d’ailleurs la parole crée le paysage. Elle est la grande affaire de Valère Novarina, son élément : "Le langage rejoint la nature sous nos yeux : il est (...) un événement physique sur le théâtre, un déversement. " Le dragon ne dirait rien d’autre de la flamme qui jaillit de sa gueule. Sauf qu’il ne s’agit pas pour l’auteur d’incendier ses environs, mais bien au contraire de conquérir l’espace pour donner une chance à l’homme de quitter son corps étroit, caricatural, pauvrement découplé et juste bon à grossir la foule de ses semblables. Ainsi cet "homme mensuré, normal, repérable, objectif, montré partout à l’identique, dévoilé en pleins feux et dressé comme une bête à faire l’homme" va pouvoir donner sa mesure, c’est-à-dire outrepasser celle-ci, s’incarner dans la langue comme dans une chair infiniment plastique : "L’homme hors de lui - la parole devant."

Bien sûr, il est ici question de théâtre. Valère Novarina le comprend comme la scène idéale de cette délivrance, puisque partout ailleurs la parole s’émousse dans la communication ; le lien social qu’elle favorise évoque un peu trop la visqueuse langue du caméléon gobeur de mouches. Le théâtre est bien "le lieu de la destitution de l’idole humaine et de son démontage par la vie". L’écrivain puis l’acteur opèrent - tenez-vous bien, ou plutôt lâchez tout -  une "sortie d’homme (...). L’acteur imite l’homme ? non, il le jette ! Il le trace dans l’air ; il lance des anthropoglyphes : des figures humaines qui surgissent et se défont".

Et c’est ainsi que l’homme réinventé se trouve doté d’une liberté nouvelle, parce qu’il n’est plus personne, parce qu’il s’est affranchi du sujet piégé par la grammaire, lequel n’avait d’autre choix que de progresser dans la phrase comme dans un tunnel de taupe ou une de ces "filières sanglantes par où l’on fait passer la logique aux abois", disait Lautréamont. Le théâtre enfin "nous ouvre, par une suite de joies libres, par scènes désenchaînées et par un soudain chemin plus court, ce qui était grammaticalement interdit dans toutes les langues : la quatrième personne du singulier. " De là le seul mot d’ordre que Valère Novarina donne à ses acteurs et pour ses lecteurs et spectateurs, c’est une nouvelle qu’ils n’entendront pas au journal télévisé, si mal informé : "Allez annoncer partout que l’homme n’a pas encore été capturé !".



Le Monde des livres,Eric Chevillard, 22 mars 2012

Et aussi

Valère Novarina au programme des lycées

voir plus →

Valère Novarina & Denis Podalydès à l'Odéon

voir plus →

Vidéolecture


Valère Novarina, La Quatrième Personne du singulier, Valère Novarina lit les pages 28 & 29 de "La Quatrième Personne du singulier"- mars 2012

voir toutes les vidéos du livre →