Ce troisième volume de La Maison cinéma et le monde poursuit la publication des textes de Serge Daney non recueillis de son vivant, signés de son seul nom et parus, pour l’essentiel, dans le journal Libération, au moment où il devient l’un des responsables du service Culture et de la page Rebonds du quotidien. Il continue d’écrire sur les films qui sortent en salles chaque semaine mais revisite aussi ceux, plus classiques, qu’il passe au crible de la télévision dans sa chronique des « Fantômes du permanent ». Il persévère dans ses voyages et son travail, occasionnel, de grand reporter mais s’engage plus encore dans le décryptage de l’information, de la publicité et des médias.
Si la maison cinéma s’ouvre ici, comme jamais, sur le monde, c’est que de la « Politique des auteurs » Serge Daney a su retenir la politique au moins autant que ses auteurs. Cet art de la mise en scène qu’il a appris des films informe désormais totalement son regard et son écriture critique quel qu’en soit a priori l’objet. En témoignent exemplairement les articles du « Salaire du zappeur » ou les deux séries de textes consacrés à la médiatisation de la révolution roumaine et à celle de la guerre du Golfe.
On trouvera enfin dans ce recueil certaines des mises au point les plus approfondies de Serge Daney sur la Nouvelle Vague et ses suites, sur les relations compliquées du cinéma et de la télévision, sur la photographie et la bande dessinée, et, plus généralement, sur l’opposition de l’image et du visuel.
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La balle au bond
1986, c’est l’année de Marne Océan, Double messieurs et Mauvais sang. Jacques Rozier, Jean-François Stévenin, Léos Carax : trois spécimens à la survie toujours incertaine. Les deux premiers hibernent encore, le troisième vient de ressurgir. A Libération, Daney écrit comme une brute, monte un service cinéma « presque exclusivement homosexuel » (je le cite de mémoire) et diffuse inlassablement le goût et les auteurs des Cahiers du cinéma. Ce troisième volume de La Maison cinéma et le Monde, les années Libé (1986-1991) débute par un long article consacré à la version Manoel de Oliveira du Soulier de satin (sept heures de projection, récemment sorti en D.V.D. par les éditions La vie est belle). Deux pleines pages de journal pour analyser comment Oliveira s’empare du délire claudélien pour nourrir son propre refus des conventions cinématographiques admises et des « normes naturalistes ou boulevardières du XX’ siecle ». Daney ne cède sur rien et aucun rédacteur en chef n’est venu lui signifier que le potentiel commercial du film ne justifïait pas un tel espace. Un autre monde.
A Libé, Daney est au meilleur endroit pour discuter les films. Fort de son bagage théorique, nourri de sémiologie comme de lacanisme, il invente une forme journalistique qui l’autorise à ne pas jeter le bébé structuraliste avec l’eau du bain jargonneuse. Les temps ont changé et c’est l’humour qui permet de sauver les meubles. Daney n’est jamais obscur ou approximatif. II tient à se faire entendre d’un lectorat certes averti, mais qui reste celui d’un quotidien généraliste. Et un film, ça se parle avant de s’écrire, ça commence à s’écrire sur le trottoir, dès la sortie de la salle, en bavassant à l’infini. Quand la télévision a fini par faire découvrir le visage et la voix de Daney, quand Régis Debray l’a filmé pour Itinéraire d’un ciné-fils, on a retrouvé ce même rythme, cette même façon de ne pas perdre son fil tout en digressant à loisir, ce grand art du récit d’une pensée. Il y a sans doute des critiques plus surprenants et paradoxaux que lui (Skorecki, Azoury), des analystes plus profonds (Douchet), des prescripteurs s plus efficaces (Truffaut, au premier chef) et de plus grands stylistes (Blette, Séguret), mais sur le terrain de la discussion, disputatio, deux pas en arrière trois pas en avant, il reste éblouissant. Seul le critique américain Manny Farber, également édité par Patrice Rollet chez P.O.L., pourrait lui en remontrer sur ce terrain-là.
Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, ses cinéastes chéris entre tous, lui trouvaient un côté « sorcière ». « Voyant », comme dirait l’autre, ou « prophète ». Et c’est vrai que l’on songe plus d’une fois à Pasolini et à ses Ecrits corsaires. Une même façon d’annoncer la catastrophe sans s’y résoudre pour autant, une même capacité à décrire l’abjection sans jamais faire la morale. Dès le début des années 90, à propos de la (première) guerre du Golfe, la fameuse « guerre sans images », Daney comprend que le théorème godardien (« Pas une image juste, juste une image ») a du plomb dans l’aile. Dans une « écranisation généralisée », l’image même, juste ou pas, mais toujours porteuse d’une parcelle d’information, disparaît dans le flux de ce que Daney appelle « le visuel » : « Certes, nos yeux sont sans cesse sollicités, mais nous ne voyons rien : nous visionnons, nous visualisons, nous vérifions, bref, nous sommes dans le monde du visuel. » Ceci écrit vingt ans avant la démocratisation des écrans portables. Et cette parfaite définition du ll Septembre, en date du 4 février 1991 : « Voulue ou non, l’image est l’événement qui, parfois, traverse le visuel. » Mais c’est en critique de cinéma et non en décrypteur, le mot étant aussi atroce que l’activité, que Daney regarde la télévision. C’est-à-dire que lui sera toujours du côté de la croyance, prêt à payer pour être dupé, tandis que « les non-dupes errent » : « Ce qui définit une image, une vraie, c’est le défi qu’elle lancera toujours à une lecture qui ne ferait que la décoder » Vingt ans après, Léos Carax, avec Holy Motors, déploie encore « une nostalgie intacte de l’image juste. Le romantisme, donc » (Libération, 26 novembre 1986, à propos de Mauvais sang) Rien n’est jamais fini.
Frédéric Bonnaud, Transfuge, septembre 2012
Daney en années Libé
PLONGEON Vingt ans après sa mort, P.O.L édite les textes du grand critique publiés entre 1986 et 1991. Foisonnant.
Vingt ans se sont écoulés depuis la disparition de Serge Daney. Une décantation peut être nécessaire pour que s’opère une sorte de lâcher prise de la figure, permettant redécouverte et réappropriation des textes. Une relecture dans le détail, complexifiée et décomplexée à la fois, qui pourrait enfin rendre grâce à un chemin de création a l’opposé du monolithisme. Car, avant de devenir le prince des critiques de cinéma, ce statut posthume un peu raide au regard de sa
constante agilité , Serge Daney aura été dauphin : un étrange animal, rapide, et rieux et joueur, dont l’oeuvre aura consisté à sonder le cinépaysage mondial a l’aide d’échos, retransmis en fréquences audibles. La publication du tome 3 de la Maison cinéma et le monde, les années Libé 1986-1991 (chez P.O.L sous la direction complice de Patrice Rollet) semble arriver à point nommé, parce que la période qu’elle couvre est la plus surprenante et plurielle de Daney. Quittant la direction du service cinéma tout en restant à Libération, Daney se met à écrire sur tout ce qui bouge, indiffèrent aux questions de valeurs : télévision (émissions et films retransmis), publicités, clips, festivals, tennis, littérature et reportages divers. Une multiplicité d’objets que les 13 sections de ce recueil de 900 pages (alors qu’en sont absents les textes déjà édités ailleurs !) ne peuvent embrasser totalement.
Crawls. Multiplicité de supports aussi, car outre les textes de Libé, Daney écrit encore pour des catalogues ou des revues (les Cahiers du cinéma, l’Âne lacanien, Artpress) et préface des livres. Pendant la période couverte par ce volume, le rapport de Daney au cinéma semble changer de nature, comme si la lutte critique s’était déplacée sur un terrain a priori étranger pour devenir une sorte de bataille navale. Daney dépose les boussoles et compas qui lui servaient à mesurer places et distances et, délaissant un cinéma qui lui semble prendre l’eau, plonge joyeusement dans le grand bain des images, naviguant à vue. Les métaphores de l’eau et le succès du paradigme «bébé-eau du bain» dans ses articles lui servent de fil rouge pour appréhender un univers liquide d’images et de représentations en cerclant la Terre cinéma : «Tous les crawls mènent a Rome» les analyses du mouvement se départagent moins entre l’ici et l’ailleurs qu’entre surface et profondeur, et les films autant que les clips, pubs et même auteurs ou personnages deviendront des entités dont les masses et les volumes sont susceptibles de croiser, surfer, flotter ou couler, d’absorber ou d’être imperméables, de plonger ou d’être immergés. L’eau sert surtout à approcher le bocal télévisuel et ses répercussions dans les images contemporaines, d’où l’invention du concept de visuel, qu’il lie à l’apparition d’un maniérisme, aux images faussement transparentes mais véritablement hypocrites.
De l’auteur au personnage, Daney penche alors vers des études qui ont moins à voir avec le cadre et la mise en scène, et plus avec les actes et les corps, leur capacité à résister, à s’inscrire en faux, à contre-courant. D’où la célébration, par exemple, des auteurs-acteurs Godard, Dubroux, Moretti. Une entité un peu trouble émerge : le personnage, qui devient peu à peu un vrai signe d’humanité au milieu des avatars ou «animismes postmodernes» proliférant dans le cinéma de dessin qui prend alors son essor (des dessins animés au cinéma de story-board) Le personnage, forme ultime de l’humanisation, sera le témoin avant-coureur des années 1990-1992, où les auteurs seront tenus de respecter eux-mêmes les possibles de leurs personnages, avec tous les paradoxes qu’implique la création d’une «fiction-vraie».
Décanter. Ce combat en faveur du personnage surgit lorsque Serge Daney, revenu quelque peu amer de sa navigation en eaux troubles, parait avoir perdu la curiosité et la paradoxale bienveillance qui le poussaient vers les ailleurs du cinéma Il apparaît aussi, de manière plus discrète, dans la figure de Daney lui-même, qui, se sachant condamné par le sida, commence à envisager une «mort du cinéma», en même temps que la sienne. S’il y a, aujourd’hui, des leçons de choses à saisir dans ces textes kaléidoscopiques, c’est avant tout dans leur écriture animée, mais douée d’un double mouvement. D’une face, l’urgence et le désir de rendre compte en direct, de l’autre, un temps plus souple et plus lent, une autre manière de critiquer, qui fait avec l’histoire, y compris personnelle, et laisse décanter. La première est joyeuse, sportive, innocente. La seconde soucieuse et synthétique. Ce que nous pouvons peut-être hériter de Daney, c’est précisément d’être l’homme des vitesses multiples, au double sens du mot moving : émotion et bougé.
Pierre Eugène, Libération, 11 juillet 2012
PRESENCES DE DANEY
Disparu il y a vingt ans, Serge Daney a fait l’objet (a été le sujet) en juin dernier d’une journée spéciale et I’occasion d’un cycle de films à la Cinémathèque française. Un nouveau volume de ses textes est paru et Trafic, la revue qu’il a fondée en 1992 avec Raymond Bellour et quelques autres, évoque cette figure majeure de Ia critique. Dans un portrait réalisé par Serge Le Péron, présenté à la Cinémathèque française, des témoins racontent leurs premières rencontres avec Daney, jeune cinéphile et déjà infatigable discoureur. Le plaisir inentamé qu’on prend à le lire tient au sentiment qu’il n’a jamais cessé cette conversation engagée dès son plus jeune âge et poursuivie tous azimuts. Daney pense tout haut et son écriture semble portée par ce mouvement. On peut certes mettre en formule ce qui serait sa théorie du Cinéma, tenter de pointer quelques idées phares, une en particulier : « Le visuel n’est pas de I’image (...) Le visuel est en rapport avec la perception, le nerf optique, la physiologie, un flipper, un jeu vidéo, un texte sur un écran, une pub, tout ça c’est du visuel. De même, on parle du "visuel" d’un journal, d’un magazine. Mais le visuel cela ne relève pas du voir, cela relève de tous ces mots qui ont un vrai succès aujourd’hui : visionnage, visionnement vision. » (p 32)
une pensée en mouvement
Mais en tentant de figer les quelques concepts qu’il a forgés, on rate I’essentiel : sa capacité de réagir à ce qui nous environne, et pas seulement le cinéma. La pensée chez lui c’est toujours du mouvant. D’où la place centrale qu’il occupa assez vite dès qu’il participa à un débat. A le revoir, sa présence s’y révèle d’autant plus impressionnante qu’on ne décèle chez lui aucun désir de pouvoir, aucun ego, juste le souci de poursuivre au plus juste sa réflexion. Dans Trafic, Pierre Eugène évoque bien mieux que je ne pourrais le faire les apparitions filmées de Daney, en particulier pendant les dernières années.
Lire Daney, c’est d’abord se délecter d’une écriture à faire pâlir d’envie des générations de critiques, une élégance ludique qui ne rechigne pas devant un jeu de mots, même moyen à propos de Nota Darling n’en fait qu’à sa tête : « Il ne suffisait pas que le monde soit une scène et que la scène soit un monde, il fallait aussi que la scène soit un lit et que ce soit un Lee qui le filme ».
En passant à Libération, son style a gagné en souplesse sans rien perdre de son élégance et de sa profondeur. Même si transperce au gré de quelques remarques une solide culture dans bien des domaines, on ne décèle aucune pédanterie chez lui. Le lire aujourd’hui ce n’est pas tant chercher des points de vue sur quelques films ou évènements passés que d’être en permanence saisi et stimulé par une réflexion qui demeure vivante quel que soit le sujet qui I’occupe : cinéma, sport, la mise en scène de la politique de télévision - voir cette chronique ou il décide de passer d’une chaine à l’autre et d’écrire jusqu’à ce qu’il entende de nouveau le mot qui avait frappé son oreille en ouvrant la télé (p 715). Même si sa pensée s’est incarnée dans une époque et qu’elle nous manque aujourd’hui, elle n’a pas d’âge. Qu’aurait-il dit d’internet lui qui a tant parlé des medias ? « Quelle mémoire nous font les medias ? C’est une vraie question. Une mémoire faite de fragments sans queue ni tête. Emotive mais sans suite. Pathétique mais vite retombée. Une mémoire clip qui prouve avant tout que nous appartenons bien au même village. Des fragments dont on a renoncé par avance à faire un tout. Si bien que lorsqu’ il est question de lutter contre I’oubli, il faut des mises en scène spéciales » (p 630).
On n’aime jamais autant la littérature que lorsqu’ elle arrive à révéler des sentiments, des impressions que nous percevons comme des effets de vente car nous y reconnaissons quelque chose qui un jour nous a confusément traversé, mais que nous n’aurions jamais su formaliser. Serge Daney était un grand écrivain.
J.K., Bref, le magazine des courts métrages, automne 2012
Ce livre apparaît alors que la Cinémathèque rend hommage à
Serge Daney à l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition. La structure du livre, combinant chronologie et domaines de réflexion, souligne la quotidienneté et la variété de l’activité du critique. Traversé par toutes les figures, nobles et moins nobles, qui ont fait l’époque, l’ouvrage constitue une encyclopédie ouverte, nourrie d’une pensée consciente de sa situation, ici confrontée aux reconfigurations entrainées par l’effondrement du communisme. L’image est appréhendée dans tous ses états et tous ses enjeux, esthétiques, éthiques et politiques, sans schématisme : Daney donne toujours les clés de ses prises de position et définit avec précision ses outils d’analyse (maniérisme, fiction etc.). L’écriture tendue entre ironie drue et admiration lucide (les deux se rejoignent parfois comme dans cette description de Pivot « L’homme qui a finalement l’élégance de ne pas peser plus lourd que lui-même ») exprime avec vacuité ce qui fait qu’un film (ou une personnalité, ou un phénomène de société) touche, trouble, exaspère ou passionne.
Daniel Lequette,
Cahier Critique de Poésie, 2013